XXXVI-1 : Monstre angélique

« Réveille-toi, Gabrielle, et contemple la mort d'un monde ! »

L'ange rouvrit les yeux sur les flammes d'une ville. Aux odeurs de souffre, de cendre et de chairs brûlées se mélangeaient les cris des suppliciés.

Elle voulut bouger, mais des chaînes entravaient ses poignets ; le claquement d'un fouet mordit sa peau. Et l'agitation d'une terreur primale agita ses pensées dès l'instant où elle reconnut, dans l'ombre noire, les traits de Samuel. La peu blafarde, des yeux aussi clairs que l'eau de roche, les canines hypertrophiées du strygoï sublimèrent un sourire triomphant.

« Gabrielle, pensais-tu réellement pouvoir planter les graines d'une révolte, renverser le trône de Zébub ? Pensais-tu donc que je te laisserais défier mon hégémonie, sans intervenir ? »

Dans son dos se dissimulait la silhouette d'un colosse gigantesque, une montagne de muscles dont le sommet éclipsait la lumière du Soleil. Mais même Zébub tremblait derrière la noire aura de Samuel. Car l'archange déchu, le porteur de Lumière, qui, autrefois, siégeait à la droite de la Déesse, avait endurci son pouvoir d'une effrayante réputation. Il promettait la liberté, mais tous s'agenouillaient devant ses désirs, craignaient son courroux, puis exécutaient le moindre de ses caprices.

« Jamais, murmura Gabrielle, jamais je ne trahirai la Grande Déesse. Tu perds ton temps... Tu ferais mieux de me tuer... Dès maintenant.

Il ne s'agit pas que de ça. »

Au fouet s'ajoutèrent des brûlures métalliques ; Gabrielle se mura d'un défi stoïque.

« J'ai mis à genoux la moitié de la Galaxie. Libéré de mes chaînes, je suis devenu plus puissant que je ne l'ai jamais été. J'ai écrasé des armées, conquis des mondes, réduit des millions en esclavage et, pourtant, vous vous obstinez dans cette guerre inutile. Ta déesse t'a abandonnée, Gabrielle, elle ne laissera agoniser ici, tout comme elle a laissé ton peuple mourir, se consumer dans le feu du Dragon ! Mais, puisqu'il le faut, je ne deviendrai pas seulement son égal, je la renverserai ! J'acquerrai un pouvoir tel que nul n'envisagera même plus de me défier ! Alors, seulement, le Monde connaîtra la paix, ma paix.

Ce jour... n'arrivera jamais...

Seule l'irresponsabilité de votre déesse vous maintient encore dans cette guerre, mais toutes les choses du Monde ont une fin. L'eau dévore les montagnes, la vieillesse emporte les êtres, l'oubli efface les légendes. Et je dévorerai ta déesse. »

Dans son dos, s'agitèrent des volutes noires, l'expression même des Ténèbres de son âme. Dans un grognement sourd, le colosse silencieux approuva sa harangue.

« Pour ce faire, poursuivit l'archange déchu, je briserai toutes les chaînes qu'elle vous inculque, toutes les limitations qu'elle vous impose. Vois ce monde, Gabrielle. J'aurais pu t'exécuter, toi et tes acolytes, mais j'ai préféré prolonger votre agonie. J'aurais pu laisser saufs les civils, tous ceux qui ne vous ont pas soutenus, ceux qui ne vous connaissaient peut-être même pas, mais je n'épargnerai personne. Hommes, femmes, enfants, tous crient les mêmes souffrances. Entends leurs suppliques s'élever, secouer les ruines d'un monde mourant. Entends le pouvoir qui se cache lorsque vient la fin, le pouvoir qui implore la fin !

— La fin...

Je te briserai, Gabrielle ; comme chaque être, tu appelleras la mort de tes vœux, mais la mort refusera de te prendre. Alors tes supplications se mêleront à leur souffrance, et, sous la force de vos cris, s'abattront les barrières de l'Outremonde.

— Chaque être...

— Souffrance...

— Outremonde. »

Samuel redressa la tête, une sanglante folie dans le regard. L'archange noir se détourna, étendit les bras comme pour accueillir le Néant. Et la vague d'une incoercible terreur submergea Gabrielle. Car aux hurlements répondaient les cris d'une multitude, hors du temps, hors du Monde. Des brisures s'infiltrèrent dans la réalité, suintèrent une eau noire.

Avec son allégeance à Moloch, le bras de Samuel s'armait déjà des Ténèbres primordiales. Mais un nouveau pouvoir répondait à son appel, une implacable monstruosité, une soif aveugle d'anéantissement.

« Ô Abysses, faites de moi votre enfant ! »

Gabrielle se débattit en vain, arracha la peau de ses poignets contre le métal. Chaque goutte noyait un espoir mourant et la cacophonie furieuse de milliers de voix résonna dans sa tête.

Zébub tendit ses bras colossaux, jusqu'à occulter les derniers rayons du Soleil. Et la nuit recouvrit la souffrance du monde.

« Acceptez-nous, Abysses, gronda-t-il, nous... »

Une main sombre le rencontra et le dissipa en poussière. Les grains s'envolèrent dans l'instant, mais même les rais astraux hésitèrent à reprendre leurs droits. Sous la pluie des cendres, le monde se colorait de gris, ses dernières vies aspirées par le Néant.

« Faites de moi votre enfant ! » répéta Samuel.

La main rencontra la sienne et des veinules bleues remontèrent sur le bras du strygoï. Le bleu de ses yeux se noya d'une profondeur océanique.

« Je suis l'Élu, clama-t-il, et j'engloutirai les mondes ! Je dévorerai le Soleil ! »

Des vagues noires déferlèrent et les murs, les plantes et les hommes retournèrent à la poussière. Derrière chaque seconde s'effaçait le réel, comme s'il n'avait jamais existé.

Mais, alors que le torrent léthéen se tournait vers elle, que disparaissaient des civils, des guerriers, jusqu'aux compagnons d'armes de Gabrielle, une silhouette décharnée s'arracha aux flots furieux.

Et, l'espace d'un instant, sous le visage triomphant de Samuel, l'incrédulité se mélangea à la surprise.

« Toi... »

Alors que se brouillait la vue de Gabrielle, l'être blanchâtre se porta jusqu'à elle, et arracha ses chaînes pour l'emporter sur son dos.

« Qui es-tu ? balbutia l'ange. Je ne te reconnais pas. »

Derrière eux résonna un grondement sourd, la fureur de Samuel recouvrit l'Océan.

« Toi ! Toi ! Tu n'es rien ! Moins qu'un strygoï, un sang impur, un esclave sans nom, sans famille ! J'ai détruit le monde qui ne t'avait rien offert !

Je n'ai jamais été, répondit l'esclave. Je ne crains nulle mort, car je n'ai jamais rien eu à perdre. Né du Néant, j'ai vécu dans l'absence, dans l'indifférence de chaque seconde. Et, aujourd'hui, j'entends leurs voix, les voix des Abysses. J'entends l'ultime vérité du Monde : tout ce qui est cessera. Les conscients, les villes, redeviendront poussière, les océans dévoreront les montagnes, même les étoiles s'éteindront dans la noirceur céleste. Et toi, Samuel, qui trône au sommet du Monde, tu connaîtras le même destin. Car, malgré toutes tes armées, tous tes accomplissements, tous tes pouvoirs, tu ne seras jamais que poussière en devenir, un souffle passager dans la respiration de l'Univers. »

Grand Livre de La Lumière, L'esclave sans nom


Planète Zyx, Bas-fonds de Barcad

La porte grinça, Rneigl rouvrit un œil, posa la main sur son arme. Une silhouette noire, le visage encagoulé, s'engouffra entre les murs fissurés.

« C'est vous », constata-t-il.

Le Chevalier n'avait plus vu Mark depuis son départ avec Ishtar. Il se leva, le fauteuil grinça en réponse. Quelques ressorts restèrent coincés, leur brillance transperçait le tissu fatigué.

« Comment va Ishtar ?

— Bien. »

Mark évita un cafard, approcha de quelques pas mesurés. Rneigl croisa les bras.

« Vous savez déjà tout le mal que je pense de vos actions, assena le Chevalier Onirique. Vous lui avez collé en tête de rejoindre les Itinérants, soi-disant pour suivre les traces de sa mère. À quoi donc joue votre employeur ? »

Mark redressa la tête. Aucune émotion ne transparaissait dans ses yeux bruns.

« Ishtar nous sera bien plus utile ainsi.

— Utile ? Ishtar n'est pas un objet ! »

La cagoule pencha sur le côté.

« Elle est un outil, certes paré d'un certain nombre d'inconnues. Peut-être rencontrera-t-elle une mort prématurée, peut-être même tout ce que nous investissons ne servira à rien, mais, si elle atteint ses objectifs, nous nous rapprocherons des nôtres. »

Rneigl resta un instant sous le choc. Ses poings se fermèrent. Pour avoir combattu à ses côtés, il vouait un certain respect à la mère d'Ishtar, la Reine Noire. Avait-elle donc donné sa vie pour que sa fille finisse manipulée par un masque ?

« Les hommes... gronda-t-il. Les hommes ne sont pas vos outils.

— Pas les miens. Ceux de mon employeur. Tout comme je suis l'un de ses outils, un outil dont il a décidé, aujourd'hui, de tester le tranchant.

— Espèce de... »

Rneigl dégaina aussitôt pour abattre un arc de cercle argenté. Mark se contenta de lever une main, rencontra l'acier dans sa paume noire.

L'épée rebondit sous le choc, précédée d'une myriade d'étincelles.

Les yeux de Rneigl s'agrandirent.

« Vous... »

Déjà, les cinq phalanges se refermaient sur la lame. Une force herculéenne arracha l'arme, jeta l'acier contre un mur. Déséquilibré en avant, Rneigl attrapa un lance-éclairs et déchargea toute la puissance de l'appareil trafiqué.

Une main gantée attrapa sa gorge. Un étau implacable, aussi oppressant que l'acier. Le Chevalier se débattit sans succès, son poing se brisa contre le torse noir. Ses phalanges hurlèrent de douleur, comme s'il frappait du métal.

Mark redressa le bras et les pieds de l'homme quittèrent le sol. Rneigl voulut parler, crier, ses mots se noyèrent en borborygme inintelligible.

« Ne le prenez pas personnellement, conseilla son interlocuteur. Jamais vous ne m'auriez laissé votre inhibiteur de plein gré et je vais en avoir besoin. Ou, plutôt, Ishtar. Je pourrais aussi dire que vous ne nous étiez plus d'aucune utilité, mais, en vérité, notre inévitable inimitié faisait surtout de vous un impondérable. Je sais que vous avez essayé de nous retrouver, de vous renseigner sur moi, sur mon employeur. Vous n'entraverez pas nos plans. »

Les pupilles brunes restèrent vierges de toute émotion. Ni douleur, ni hésitation, ni colère, ni joie, ni dédain, ni pitié. Rien. Mark... Mark n'avait rien d'humain.

Il allait mourir, sans avoir revu Gathor, sans avoir accompli sa quête. Stakis...

La poigne se referma sur un craquement osseux.


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