XXXV-3 : Le prince sans royaume

Seyer glissa sur une tôle renversée, se rattrapa avec son bâton, puis claudiqua jusqu'à la dernière pièce. L'homme, avachi sur un trône de débris, l'attendait, la respiration sifflante. Du sang maculait la peau blafarde du visage et du torse, un œil pâle, presque vitreux, contemplait son arrivée. Quelques fragments d'armure noire s'accrochaient encore, en mourants silencieux.

Le Commandant.

Près de sa main droite résonnait le grondement d'une sphère bleue, encore épaisse de plus d'un décimètre.

« Je savais que vous viendriez, Seyer, murmura-t-il. Vous avez compris. Vous avez compris ne pas avoir remporté cette bataille. »

Le fythélien fixa son bâton dans un interstice métallique. À tout instant, ses jambes tremblantes menaçaient d'abandonner.

« Vous non plus.

— J'en suis bien conscient. À ce stade, je m'efforce seulement de ne pas perdre davantage. »

Un sourire fatigué éclaira son visage ensanglanté.

« Les Abysses m'ont choisi. Je vois toujours l'Icosaèdre, je peux encore tendre la main, ouvrir les frontières de l'Outremonde et engloutir ce monde. »

Seyer ne répondit pas. Aucune passion, aucune envie ne brûlait dans l'œil du Commandant, seulement les affres d'une froide nécessité.

« J'ai passé la dernière heure à contacter les survivants, poursuivit le Kalendorien, mais pas un seul n'a hésité. Tous remettent leur destin entre mes mains. »

Sa main attrapa un pistolet, qu'il posa sur ses genoux dans un effort apparent.

« Il me reste une dernière balle, et, si je vais jusqu'au bout, elle sera pour moi. Je ne sacrifierai pas mes hommes pour survivre, j'en fais une question de principe. Si je dois accepter les Abysses, nous partirons tous ensemble. »

Il dressa un bras tremblant.

« Entendez-moi, archange, je ne veux pas détruire ce monde, mais, s'il le faut, je le ferai, je vous en donne ma parole.

— C'est ce qui fait de vous un enfant des Abysses. »

Chaque pas d'Esry dévorait le métal, pour ne plus laisser qu'un vide béant. Quelques gouttelettes échappaient à sa forme sombre, aussi létales que de l'acide. Le prince déchu s'arrêta finalement entre ses deux interlocuteurs.

« Asax, c'est cela ? Vous me fascinez... au moins autant que ce Galaniel. Les Abysses connaissent peu d'enfants : peu d'être sont capables de les contempler, sans en perdre la raison, sans qu'elles ne les dévorent. »

Le Commandant fronça un sourcil.

« C'était vous, Esry ? Les Abysses m'indiffèrent, votre présence m'insupporte. Cet affrontement ne concerne que moi et Seyer, vous n'avez pas à intervenir, tout comme vos souvenirs n'avaient pas à venir troubler notre duel. Vous semblez vénérer une entité multiforme aux volontés fluctuantes, une arme absolue, horrifique, qui s'est rendue responsable de la destruction de mon vaisseau mère et de la mort de milliers de soldats.

— Ne me dites pas que vous éprouvez de la compassion pour les insectes que vous avez menés à l'abattoir. »

Un grondement éclaira l'œil valide du Commandant. Sans un mot, dans toute la fureur du silence, son bras se leva, ses phalanges se refermèrent, comme pour étrangler à distance la gorge visqueuse. Esry se figea, des soubresauts l'agitèrent, puis sa silhouette se liquéfia. Les filaments sombres rejoignirent la sphère turbulente.

Seyer releva les yeux sur le visage pâle, empoissé de sang. Cet homme, plus que tout autre, peut-être même encore plus qu'Esry, le décontenançait. Un bretteur redoutable, comme le fythélien en avait rarement croisé et qui, en pleine bataille, avait rencontré les Abysses. Puis qui, contre toute attente, avait refusé leur offre. Qui leur avait résisté.

Et il résistait toujours. Le vertige d'un absolu, au bout des doigts, et il détournait le regard. Certains hommes se battaient toute leur vie pour des miettes de pouvoir, mais, lui, s'emparait d'inaccessibles sommets dans la plus profonde indifférence.

« Quelles sont vos conditions ? demanda Seyer. Le magistrat-président, la plus haute autorité de Shawn, m'a laissé toute liberté pour négocier. Mes conditions seront les leurs.

— Une trêve blanche. Pas de prisonnier, vous nous rendez toutes nos armes, nos A.O.M., nous faisons pareil. Je m'engage à ne plus jamais combattre Shawn, mais je compte encore rester ici un mois ou deux. »

Les doigts de Seyer se crispèrent.

« Je savais que nous en viendrions là. Zagnar... »

Le Commandant hocha la tête.

« Je n'ai plus de contact avec le Général. S'il n'est pas mort, il reviendra par le pouvoir de sa Pierre.

— Et dans un peu plus d'un mois, l'Ombre adoubera ses nouveaux anges.

— Je doute que Zagnar ait l'intention de servir les Ténèbres. Son père, déjà, prenait certaines distances avec le Dieu Noir. Je veux seulement vous empêcher de le tuer, quitte à ce que vous preniez sa Pierre.

— Il faut qu'un ange meure pour que sa Pierre puisse être réutilisée.

— Vous attendrez qu'il meure de mort naturelle pour réutiliser sa Pierre, alors, c'est ma condition. »

Seyer le considéra un instant.

« Et si Zagnar refuse ?

— Je le convaincrai. Et, quand bien même, un archange serait capable de lui prendre sa Pierre sans le tuer.

— Et Shawn ?

— Je n'ai pas l'intention de revenir ici. Cette croisade était une erreur, depuis le départ. J'espère que Zagnar saura en tirer les leçons.

— J'ai besoin de davantage que des suppositions. Si Zagnar jure de ne plus revenir ici et d'abandonner les Ténèbres, les Voyageurs le laisseront partir. Dans le cas contraire, nous ferons le nécessaire. À vous de le convaincre, si besoin. »

Le regard du Commandant se perdit dans les sombres reflets de la sphère abyssale. Des excroissances s'agitaient, entre-dévoraient, des globules oculaires s'ouvraient, se recouvraient dans d'écœurantes succions.

« Zagnar n'est pas idiot. En échange de sa vie, il acceptera, conclut le Kalendorien. Très bien, vous avez mon accord.

— Je voudrais aussi ma Pierre et celle de mon apprenti, négocia le fythélien, puis que vous me laissiez enfermer ces Abysses.

— Et vous respecterez notre marché ? J'ai votre parole ?

— Vous avez ma parole. »

Seyer guetta la réaction de l'homme. Quels murmures résonnaient à ses oreilles ? Quels souvenirs, quels rêves, quelles menaces ? Un homme pouvait-il résister à toutes les tentations ?

Le Commandant attrapa deux formes ovoïdes qu'il lui jeta.

« Nous avons un accord ; je vous fais confiance. »

Les doigts de Seyer se refermèrent sur les Pierres. La présence de l'Éternel se pencha sur son épaule, et, dans l'espoir d'un scintillement orangé, l'éther se glissa dans les veines du fythélien.

« J'aurais aimé discuter davantage, mais je sais que nous nous retrouverons. Pour la dernière fois. »

L'archange étendit une main et un nuage de poussière cristalline s'extirpa d'un point invisible.

Les restes du Cristal.

L'éther se lia aux copeaux, encercla les eaux dévorantes dans un tourbillonnement blanc.

Ses jambes l'abandonnèrent, sa vue se troubla.

« Tu as déjà épuisé toutes tes forces, Seyer. Toute la volonté de l'esprit ne peut repousser les ultimes limites du corps. »

Le spectre d'Esry se penche sur lui.

« Tu t'es obstiné à refuser ce pouvoir que tu as pourtant toi-même exhumé. Et il est même admirable que tu sois arrivé jusqu'ici, par ta seule force. Mais, maintenant... »

La force des démons, le chemin des Enfers. La plus grande arme de Gathor, cette science interdite, qui avait mis Esry en quête des Abysses.

Les Abysses.

L'eau sombre s'agitait, la menace grondait toujours et, s'il tombait, maintenant, elle le dévorerait. Puis, si le Commandant refusait toujours son rôle, les flots se mettraient en quête de Galaniel, ou encore même d'un nouvel enfant.

Hors de contrôle, ils engloutiraient la planète.

Alors, le fythélien invoqua les arcanes.

Les esprits entendirent son appel, et descendirent soutenir son bras. Un éclat rouge secoua les remugles liquides. Les Abysses se débattirent, mais l'étau se referma. Les éclats fusionnèrent, saturés d'éther, jusqu'à former un nouveau cristal, haut d'un mètre, planté dans la carlingue.

Il avait réussi.

Au prix d'un tabou brisé.

Derrière la surface bleue translucide grondait l'absence emprisonnée. Le Commandant releva un sourcil, son œil ouvert s'agrandit, comme au réveil d'un cauchemar.

« Cette guerre est terminée, conclut-il.

— Allons-nous-en. »

Le Kalendorien se leva, pour perdre l'équilibre quelques secondes plus tard. Seyer le rattrapa.

« Vous aussi, souffla le Commandant, vous pouvez me tuer, maintenant, mais vous préférez tenir parole.

— Vous en doutiez ? »

L'homme secoua la tête.

« Vous avez le même honneur, vous êtes un être de principes, comme moi, c'est peut-être la seule chose qui vous tient vivant. »

Certains êtres ne savent pas mourir, ne savent pas abandonner. Le cataclysme avait englouti les animaux, les fythéliens, les murs millénaires, jusqu'à l'entièreté de la nation. Mais, du Néant, Seyer s'était relevé. S'il avait tout perdu, il dédierait sa vie aux autres. Armé de la Pierre de l'Éternel, ses pas traçaient un nouveau chemin, empreint de Lumière.

Il avait sauvé des conscients, des pays, des planètes entières. Aujourd'hui, Shawn échappait à l'engloutissement. Mais, dans l'immensité galactique se poursuivraient les tragédies. Son chemin ne connaissait nul accomplissement final, aucune demeure ne l'attendrait pour le repos d'une vie méritée. Il ne luttait pas seulement contre les Ténèbres, contre le Mal, mais contre la Mort elle-même, contre toutes les souffrances, toutes les pertes du Monde. Et, sur la route de son pèlerinage infini, ses pas récoltaient la gratitude des vies épargnées, de chaque seconde de sursis.

Un jour viendrait la fin, que prophétisaient les Abysses, pour lui, pour chaque être du Monde. Mais après avoir tout fait pour repousser l'échéance, toutes les échéances, le fythélien n'emporterait plus aucun regret.


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