XXXIV-4 : Les enfants des Abysses
Ô Grande Déesse, Vous qui régnez au firmament...
Le feu du ciel engloutissait les bâtiments, la chaleur remontait, chassait l'hiver. Sur la place dévastée, les derniers Shawniens s'éparpillaient entre les explosions.
Offrez-nous Votre Lumière, qu'elle réchauffe les mondes, éclaire nos chemins incertains.
Et cette chose, en plein centre, cette masse bleu sombre, étendait ses ramifications tentaculaires, ouvrait des rangées d'yeux globuleux.
Les Abysses.
Prenez en pitié les pécheuses que nous sommes...
« Nous n'avons rien à te dire !
— Vermisseau !
— Tu empestes le divin !
— Va-t'en ! »
Elle agrippa la porte pour retrouver une position verticale, malgré des jambes de coton.
Offrez-nous refuge contre le Mal.
Une main liquide enserrait l'armure noire du Commandant, et une autre, Galaniel.
« Enfants des Abysses !
— Galaniel !
— Commandant !
— Vous êtes nos enfants ! »
Galaniel... comment cet idiot avait-il réussi l'exploit de se retrouver maintenant à l'intérieur même de cette monstruosité ? Cet humain... il lui cassait les pieds, à la fin ! Elle s'arrêta, ses yeux s'agrandirent à la vue de la nouvelle épée, plantée dans le torse. Comment ? Comment cet imbécile avait-il seulement réussi à survivre jusqu'ici ?
« Le déicide.
— Galaniel.
— Enfant des Abysses ! »
Elle voulut avancer, une silhouette traversa la fumée, se jeta sur elle, l'épée dressée. Avant qu'un éclair ne la foudroie contre le mur.
« Ils sont contaminés ! cria une voix grave. Surtout... »
Une nouvelle silhouette. Alyne porta en avant sa main pour se protéger, rencontra un torse poisseux.
« Surtout, ne les laissez pas vous toucher !
— Nous n'avons rien à te dire !
— VERMISSEAU !
— Tu empestes le divin !
— LE DIVIN ! »
Des veinules bleues parcouraient le visage de l'homme. Les yeux vides s'agitèrent, la bouche échappa une coulée de bave.
Et, elle, par réflexe...
Pardonnez-nous nos errements comme nous pardonnons les offenses d'autrui.
Les veinules s'élargirent, consumèrent le corps jusqu'à la poussière. Alyne cligna des yeux, la main toujours intacte. Puis elle tourna la tête. Un homme épais s'approcha un peu, mais ses jambes s'arrêtèrent sur une distance de sécurité respectable. Ses yeux verts s'écarquillaient sur la surprise, quelques étoiles dorées crépitaient encore dans sa main droite.
« Comment... comment vous avez fait ça ? »
L'elfine contempla ses phalanges blanches, puis observa un résidu bleu ronger un pavé. S'éloigner.
« Vous... Vous me craignez, réalisa-t-elle.
— VERMISSEAU !
— NOUS N'AVONS RIEN À TE DIRE !
— TU EMPESTES LE DIVIN !
— VA-T'EN ! »
Sa main se referma sur sa Pierre, plus brillante que jamais. Elle approcha d'un pas, quelques flaques refluèrent.
Et, lorsque viendra notre heure, offrez-nous refuge en Votre Royaume.
Galaniel était prisonnier de cette abomination, et les Pierres de Seyer et Césape vibraient dans l'armure du Commandant. Elle était la dernière. La dernière des anges.
« Ignis ? »
L'homme se précipita vers l'intérieur, tandis que Stakis s'agitait toujours entre des flammes naissantes.
« Il y a des zombies, maintenant ! Si je dois mourir, au moins laissez-moi une chance de survie ! Ignis ! Je n'ai jamais trahi ma parole, tu le sais ! Enfin, peut-être que tu ne le sais pas, mais c'est vrai quand même ! Si tu me libères, je jure que me rendrai une fois tout ceci terminé, je ne tenterai rien contre vous ! »
Pour l'éternité.
Elle déploya l'éther de sa Pierre, encercla les Abysses depuis l'extrémité de la place. Face à une non-existence, le sortilège ne consommait presque aucune ressource physique. Les filaments maudits se rétractèrent à son approche, comme un animal face au feu.
« ASSEZ ! »
Des êtres difformes se jetèrent dans sa direction, agitèrent des armes menaçantes, avant d'être de nouveau interrompus par un torrent de flammes écarlates.
« Estia ! » cria l'homme.
Alyne ne pouvait plus combattre. Pas dans son état. Encore moins si son esprit se focalisait à contenir l'abomination.
D'autres contaminés approchaient, des dizaines de silhouettes se retournaient, couraient dans sa direction.
« Je vais avoir besoin d'aide ! » prévint-elle.
Elle entendit le frottement d'une lame contre la corde, puis cette voix, cette voix horripilante, qui glaça ses nerfs.
« Ignis, tu... je... merci.
— Tu as intérêt à tenir parole, murmura la magicienne. Sinon, crois-moi, je te tuerai, même s'il s'agit de la dernière chose que je fais. »
Stakis brisa une chaise de la main gauche pour récupérer des morceaux de bois.
« Je tape les zombies, je me fais pas toucher, c'est tout », résuma le jeune homme.
Alyne retourna la tête, une pulsation furieuse le long des tempes.
« Tu es folle ? »
Le regard vert la figea. Aussi dur, inflexible que du métal. Une colère contenue, témoin du coût de son action.
« Je prends le risque, ça vaudra mieux que de tous y passer, même si on y passera peut-être tous quand même. Si toi, tu as un plan, applique-le sans t'occuper de nous, pendant qu'on assure tes arrières. »
Le plancher de bois craque sous ses pieds. Dehors tombent des poignées blanches, un froid hivernal s'immisce entre poutres et planches.
Dans l'âtre de pierre crépite une chaleur réconfortante. Une table de bois trône dans le salon, sous un lustre à bougies. En face, une grande horloge recouvre le mur entre deux portes de chambre. Son balancier doré ponctue les secondes dans un timbre métallique.
La maison de son enfance, le village d'Epadonas.
« Cela faisait longtemps, Galaniel. »
Assis sur une chaise, Zawhyk apparaît dans sa dernière tenue, des vêtements simples au ton clair. Sous ses yeux sombres se relève un sourire fatigué.
« Encore une fois, tu n'as rien lâché, tu es allé jusqu'au bout. Je ne suis pas étonné ; toi et Marzog, vous avez toujours été comme ça. »
Galaniel ne remarque que maintenant l'acier qui dépasse de sa propre poitrine. L'épée de Zagnar. Pourtant, le jeune homme ne ressent aucune douleur, même le sang se fige dans son écoulement.
« Suis-je... mort ?
— Mort ? Pas encore. Bien qu'en cet instant, tu n'en sois pas loin. »
Il se lève.
« Tu as déjà vu l'avenir, Galaniel. Une guerre se prépare, sans commune mesure avec tout ce que tu as vécu. »
Zyx. L'invasion des Itinérants.
« Il te reste un dernier acte à accomplir aujourd'hui. Tu dois mettre fin à cette bataille, anéantir tes ennemis, quel qu'en soit le prix. »
Quel qu'en soit le prix.
La souffrance de milliers d'âmes remonte par les interstices du plancher, les cris, les pleurs, les supplications se mélangent, se noient les dominantes bleu sombre d'un grand icosaèdre.
« Tu as vécu la désolation d'Hyktacrite, Galaniel. Ouvre le Portail, et tout ceci prendra fin. »
Le jeune homme avance d'un pas, comme hypnotisé par les reflets azurés. Il tend une main, s'arrête.
« Mais... et ceux qui restent ?
— Ceux qui restent souffrent. Tu accomplis un acte de pitié.
— Et si je ne fais rien, qu'est-ce qui se passe ? »
Zawhyk croise les bras, sans répondre.
« Qu'est-ce qui va arriver à maman, à Marzog, à Aktalin, Lisdon, Ignis, Seyer, Alyne, Césape ? Qu'est-ce qui va arriver à tous les autres ?
— Ton frère vivra. »
Zawhyk grimace, comme pour contenir un écœurement viscéral.
« Alyne aussi. »
Galaniel ramène sa main, un tremblement l'agite.
« Tu... tu n'es pas mon père. »
L'apparition penche la tête sur le côté, une expression peinée sur les lèvres.
« Tu me blesses, Galaniel. Je ne veux que le meilleur pour toi, pour tout le monde.
— Tu... Zawhyk ne sacrifierait jamais tout le monde ainsi ! La victoire ne mérite pas un tel prix !
— Et quel prix porte la défaite ? »
Galaniel ne répond pas. Zawhyk s'approche de lui. Des blessures passées se rouvrent sur sa peau, le sang imbibe ses vêtements.
« Quel prix pour Oriale ? Combien de survivants ? Si les Abysses avaient été là, ce jour-là, tu aurais emporté toutes les armées restantes. Nous aurions englouti Kalendor, nous aurions englouti Oriale. Zagnar serait mort, l'invasion de Shawn n'aurait jamais eu lieu. Rhétar, Gehrmnen, Jarélie, et des milliers d'autres Shawniens seraient encore vivants. »
Un étau lui comprime la poitrine, sa respiration s'accélère, des tremblements remontent dans ses membres. Galaniel tombe à genoux, la peau poisseuse d'une sueur glacée. Une main humide rencontre son épaule.
« Tu es notre enfant, Galaniel, l'enfant des Abysses. Et nous portons le pouvoir que tu as toujours désiré. Tu n'as qu'un seul mot, une seule volonté à exprimer ; libère-nous ! »
Le Commandant rouvrit des yeux embués de larmes.
Arthia.
Chaque cellule de son corps lui rappela toute la douleur d'une vie. Lorsqu'il se redressa, du sang traversa les brisures de son armure. Il tituba.
Un coup d'œil l'informa du chaos. D'une main lasse, il activa sa radio.
« Zagnar ? Vous m'entendez ? Zagnar ? »
Aucune réponse. Il changea de fréquence, chercha des gardes noirs, peina à trouver un survivant. Plus personne ne savait où se trouvait le Général. Plus personne ne savait quoi que ce soit. Des hommes devenaient fous, s'attaquaient les uns les autres et, au centre de la place, une abomination paranormale dévorait tout ce qu'elle atteignait.
Les Abysses.
L'eau sombre se regroupait, comme enveloppée par mille mains invisibles, mais les protubérances se débattaient, s'agitaient.
Une silhouette noire l'assaillit sans crier gare, aussitôt interrompue par un uppercut. Le visage bava une eau bleue, qui rongea son gantelet endommagé. Le Commandant arracha la protection et sortit son pistolet. Les vociférations du Kalendorien s'interrompirent sous les balles. Puis des veinules sombres enflèrent sur la peau et engloutirent le dément pour ne plus laisser qu'une poignée de poussière emportée par le vent.
« Repli général à toutes les unités ! ordonna l'homme. On quitte la cité ! »
Il boitilla entre les flammes des bâtiments. Plus aucune émotion ne l'agitait, hormis une profonde lassitude, une immense fatigue. Mais, en l'absence du Général, le commandement lui revenait. Et il ne laisserait pas tomber ses troupes.
Du moins, celles qui restaient après un tel massacre.
Son regard contempla le ciel, l'ombre noire du vaisseau mère. Plus aucun dispositif ne protégeait les Shawniens. Sur le plan tactique, la bataille était gagnée. Les soldats quittaient la ville, encerclaient les sorties avec des unités mobiles, et les bombardements achèveraient leurs adversaires. À l'intérieur, ces Abysses continueraient sans doute leur œuvre de destruction. Restait seulement à espérer que Zagnar eût survécu.
Mais Zagnar avait nécessairement survécu.
Même vaincu, même grièvement blessé, le Général emportait avec lui la Pierre d'Origine de son père. Une seule pensée lui suffisait pour quitter le champ de bataille, à l'instant le plus critique.
Et le Commandant, en attendant son retour, devait mettre fin à cette interminable bataille.
« Thuran ? Vous m'entendez ? Continuez les tirs, intensifiez-les, si possible, jusqu'à raser cette ville. Qu'il ne reste plus rien. »
Il repensa aux Abysses. Aucun Shawnien ne survivrait ici, mais cette sanglante victoire, que désirait Zagnar, servirait d'exemple au reste de la planète. Les autres villages se soumettraient, les autres villages vivraient.
Sous l'égide de Kalendor.
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