XXXIV-3 : Les enfants des Abysses

Globalement, ça s'annonçait plutôt mal, voire excessivement mal, pour rester positif. Le Cristal éclata pour expurger une masse bleu sombre, vibrante, hérissée d'appendices globuleux.

« Césape, le berger des anges.

À quoi sers-tu ?

Que fais-tu ici ? »

Le gigan ramena sa hache tordue dans le dos. Deux corps tombaient de part et d'autre. D'un côté, l'armure noire du Commandant attirait à elle les protubérances sombres, de l'autre, une faible lueur orangée entourait le corps de Seyer.

Il s'élança.

Un sang jaune empoissait les vêtements déchirés de Seyer, l'archange apparaissait à bout de forces.

Le Commandant était-il donc aussi redoutable ?

Le gigan se ramassa, bondit, attrapa le fythélien avant le sol, puis s'écrasa plus ou moins dans un semblant de roulade. De l'autre côté, les eaux sombres engloutirent le Commandant.

« Ça va ? s'inquiéta Césape. Tu es toujours vivant ? Quel est le plan ? Il y a un plan ? »

Le sol trembla, les tirs soulevèrent la terre, les pierres. Césape releva la tête.

« Leur fichu vaisseau mère ; je l'avais oublié, celui-là, grogna-t-il.

— Je n'ai pas récupéré nos Pierres, haleta Seyer, c'est trop tard, maintenant.

— Est-ce que tu peux marcher ?

— Je ne crois pas.

— Accroche-toi à mon dos. Je fais transporteur officiel de blessés, maintenant. »

Il attrapa sa hache tordue. L'acier menaçait de se désolidariser. Les derniers magiciens couraient entre les flammes.

« Je ne suis pas un expert, mais ça me semble plutôt mal engagé. Déjà, pourquoi ce truc se rue sur le Commandant ?

— Les Abysses cherchent des enfants, souffla Seyer.

Nos enfants.

Oui, nos enfants.

Deux.

Aujourd'hui, deux enfants nous rejoignent.

Enfants des Abysses.

— De puissants marchands de mort, qui ne croient en rien, seulement au Néant. Les seuls capables de résister à leur contact.

Le Néant.

Tout retournera au Néant.

— Et, lorsque résonnent les cris de la multitude, leur enfant devient capable de déchirer le sceau de l'Outremonde.

— Les cris de... »

Les yeux de Césape parcoururent le paysage de désolation.

« Mais c'est exactement ce qui se passe ici ! Et si elles en ont déjà récupéré un...

— Je sais. Il n'y a plus rien que nous puissions faire. Il me faudrait ma Pierre, mon pouvoir d'archange, mais elle est là-dedans. »

Quelques magiciens tendirent les bras, essayèrent de contenir la monstruosité. Mais entre les filaments lumineux se glissa l'eau poisseuse. Des tentacules sombres effleurèrent une poignée de Shawniens.

Tous s'effondrèrent dans l'instant.

« Cermanfis ! » cria un homme.

Et se relevèrent la seconde suivante, les membres ballants, parcourus de veinules bleutées, les yeux emplis de vide.

« Ne les laisse pas te toucher, souffla Seyer. Et ne laisse pas les Abysses immiscer leurs paroles, leurs images dans ton esprit. »

Un vieillard se jeta sur eux dans le tourbillonnement blanc d'une chevelure devenue anarchique. Ses bras s'agitèrent en désordre, les doigts repliés comme des griffes. D'un réflexe, Césape porta un coup de hache, projeta le corps en arrière. L'eau abyssale suinta le long de veinules bleu sombre, désagrégea sa peau, ses os, ses vêtements. Des grains de poussière se dissipèrent dans le vent.

« Ta hache, Césape », prévint Seyer.

Le gigan remarqua la corrosion bleue dévorer le métal. Il lâcha aussitôt son arme, recula d'un bond.

« Au Néant. »

Occupé à reculer, il tourna la tête. Les Kalendoriens investissaient la place, les derniers Shawniens fuyaient en désordre.

Le front de Galaniel, écrasé par le pilonnage céleste, avait donc cédé.

« Galaniel...

Le déicide.

Notre enfant.

Enfant des Abysses.

— Seyer ! clama Césape. Est-ce que, déjà, c'est normal que ça prenne autant de temps, je veux dire, avec l'autre, là ? »

Il pointa le Commandant, toujours englué dans l'eau sombre.

« Pas que je sache, répondit le fythélien. Les Abysses ont déjà fait de lui son enfant, il n'a qu'un geste, une volonté à exprimer.

— S'il y a trois autres enfants potentiels, ce serait peut-être bien de les retrouver, avant qu'ils ne déclenchent un cataclysme. Déjà, Galaniel. Je ne sais pas pourquoi, mais, apparemment, ils le cherchent. Où est-il passé, celui-là, déjà ? »

Les eaux sombres, comme lassées du Commandant, se décalèrent dans leur direction.

« Pourquoi faut-il encore que ce truc vienne vers nous ? Est-ce qu'il faut que... »

Dans une gerbe de terre, une explosion proche le jeta au sol.

« Peurk ! J'ai rien dit ! C'est une mauvaise journée, voilà. Toujours vivant Seyer ?

— Cherche... Galaniel.

— Ouais, ouais, je suis sur le coup. »

Le gigan redressa le regard, avisa les colonnades d'une esplanade, reprit sa course.

« Berger des anges.

Tu es inutile.

INUTILE !

Ton épopée n'intéresse personne. »

— LALALALA ! J'ENTENDS RIEN ! Et mon épopée est très bien, d'abord !

— Ne les laisse pas attirer ton attention. Ne laisse pas leurs effluves influencer ton esprit.

— Plus facile à dire qu'à faire. Je vais penser aux poires. C'est bien les poires. J'aime les poires. Poires. Poires. Poires. Poires. »

Il escalada un mur, ses griffes s'enfoncèrent entre les jointures des pierres. Quelques bonds lui suffirent pour atteindre le premier étage.

Galaniel.

« Galaniel.

Galaniel.

Galaniel. »

— Mais fermez-la », grogna le gigan.

Une masse sombre se dressait derrière lui. À quelques mètres seulement, le Shawnien affrontait Zagnar. Le gigan n'eut pas le temps d'un pas qu'un mur de lumière tranchait le bâtiment. Il croisa les pattes, encaissa le souffle, des scories enflammées rebondirent contre sa fourrure.

« Mais j'en ai marre, à la fin ! On va jamais y arriver ! Galaniel ! Ohé, tu m'entends ? »

Le fracas d'explosions couvrit sa voix. De l'autre côté, sur la droite, Marzog apparaissait sur le palier d'un escalier. L'armure défaite, repeinte de rouge, son épée lourde gouttait du sang ennemi.

« Hé, je te connais toi, héla Césape. Marzog ! Qu'est-ce que tu fais là ? »

Le Shawnien releva ses yeux sombres.

« Je me suis occupé des gardes noirs. Ils étaient... un paquet. Où est Galaniel ? Et Zagnar ? »

Césape désigna le mur de flammes.

« Quelque part de l'autre côté. Faudrait encore redescendre, remonter, mais... »

Une main sombre absorba la lumière naturelle pour ne laisser que le rougeoiement crépitant. Non contente d'appeler Galaniel, de bloquer le passage par en bas, cette chose venait vers eux, en plus !

Ou vers Marzog.

Le jeune homme s'était figé, les yeux comme fascinés par l'écœurante apparition. Césape n'attendit pas, courut jusqu'à lui, et l'attrapa aussitôt dans ses épais bras velus.

« Je... je suis... ânonna le Shawnien.

— Oui, moi aussi, je suis, donc je pense, conclut Césape. Et, parfois, je ne pense pas. Du coup, selon la théorie existentialiste du grand Karkeutreuz, qui est un charlatan, je ne suis pas. Et là, il faut que je pense aux poires. Poires. Poires. Poires. »

Comme dans un état second, le Shawnien écarquillait de grands yeux. Une abominable succion suivait derrière, mille regards brûlaient le dos du gigan.

« Berger des anges.

Le berger.

Berger des anges.

Où vas-tu ?

Où cours-tu ?

Nul n'échappe à la Mort.

Au Néant. »

Marzog tendit un bras épais.

« Mais... pourquoi ? Pourquoi mon frère ? »

Dans une cavalcade effrénée, le gigan dévala l'escalier.


La cascade lumineuse emporta une nouvelle portion de bâtiment. Galaniel peina à conserver ses appuis. Derrière, les flammes, devant, les flammes. Et, tout autour de la portion d'esplanade brisée, vacillante, essaimaient de nouvelles fleurs ardentes.

Le Shawnien avait cru entrevoir l'épaisse silhouette de Césape, avant le déluge, mais n'était plus sûr de rien. Les tympans déjà saturés, toutes ces voix résonnaient, maintenant, incessantes.

Les innombrables voix des Abysses.

« Galaniel...

Le déicide.

Notre vaillant servant.

Deviens notre enfant.

L'enfant des abysses. »

Il esquiva une pierre du plafond, évita une fissure du sol, contra encore l'épée de Zagnar. À travers le casque noir arraché apparaissait un visage rouge, au bord de l'apoplexie, une écume furieuse sur les lèvres.

Une grande main sombre se dressait depuis la place, interrompait la lumière naturelle. Des yeux, des yeux grossiers, hideux, écrasaient leur regard.

« Rejoins-nous, Galaniel.

Tu porteras le pouvoir qui te fait défaut.

Déicide.

Ta ville brûle. Tes connaissances meurent.

Ta planète souffre.

Déicide.

Achève ses souffrances.

Emporte tes ennemis avec toi ! »

Pourquoi, de toutes les personnes présentes, fallait-il que ces voix se jetassent sur lui ?

« Oui. Oh oui, je régnerai. »

Le regard extatique de Zagnar lui glaça le sang. Elles ne venaient pas seulement pour lui, le Général aussi entendait leur appel. Et lui, lui, engloutirait ce monde.

« Tu as déjà vu l'avenir, Galaniel.

Nous avons tant à t'apprendre.

Tant à te dire.

Tu accompliras de grandes choses. »

Lui ? Un déicide ? En ce cas, il anéantirait les Ténèbres, il mettrait fin à cette Guerre.

« Oui. Tu mettras fin à la Guerre. »

Le temps pressait. La présence dégoulinante approchait, répugnante. Il devait vaincre Zagnar, maintenant.

Parade, contre-parade, feinte. Le Général suivait toujours, malgré la fatigue, malgré la chaleur, malgré cette fumée qui les étouffait.

La douleur se réveilla dans sa poitrine ; le Shawnien cracha du sang.

Pas maintenant.

L'épée de Zagnar profita de l'instant pour traverser son torse. La douleur remonta jusqu'à lui brouiller la vue.

« Crève ! éructa le Général. Et qu'ainsi commence mon règne ! »

Galaniel referma sa main gauche sur l'arme. À travers le gantelet endommagé, l'acier mordit sa paume. Zagnar écarquilla un œil.

« Qu'est-ce que... »

Il n'avait pas le droit. Il n'avait pas le droit de perdre. Pas après tout ces efforts, toutes ces personnes, derrière lui, qui comptaient sur lui.

Un ultime bouillonnement agita ses membres, aussi froid que la mort. Dans un sifflement de désespoir, l'épée trancha.

Une traînée rouge écarta le noir de l'armure. La silhouette floue recula sous la surprise. Alors que ses jambes s'effondraient, la respiration rendue impossible par la douleur, Galaniel redressa la main.

Comme avec le Général Chef.

Et lança son arme.

L'acier percuta la masse noire. Des bruits de pas, une chute, le crépitement des flammes.

Il posa main à terre, toussa, vomit une flaque écarlate. De brûlants coloris l'entouraient, mais leurs sons s'effaçaient dans un bourdonnement cotonneux.

Désolé, je ne crois pas que je vais survivre.

Une eau glacée se referma sur lui.

« Enfant des Abysses. »


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