XXXIV-1 : Les enfants des Abysses

Ô Abysses, entendez mon appel.

Pour effleurer votre pouvoir, j'accomplirai tous les sacrifices.

Ô Abysses, faites de moi votre enfant.

Entendez le sang de ma détermination, goûtez le cri des suppliciés.

Ô Abysses, pour vous, j'engloutirai les nations.

Je deviendrai la mort, le destructeur de mondes.

Esry Askhalomène, Appel à l'Outremonde


La douceur d'un soleil matinal perce la fenêtre, effleure sa peau fatiguée. Sous les rayons dorés scintille une poussière en suspension.

L'homme pousse une porte grinçante, porte une main face à l'astre brillant. Une chaleur douce, apaisée. Des parterres de fleurs remercient la lumière par tout le spectre de l'arc-en-ciel, depuis les tons rouges, chaleureux, jusqu'à la profondeur de l'indigo. Leurs pétales déployés bruissent sous le chant d'oiseaux.

Une bâtisse sombre surplombe le jardin, comme une gardienne tutélaire, endormie dans une sieste tardive. Ses murs portent les stigmates d'une longue vie remplie. Quelques pierres manquantes, une poignée de tuiles défaites, deux fenêtres fissurées.

Au pied de son ombre protectrice s'agitent les silhouettes blanches de rires d'enfants. Comme dans ses souvenirs.

« Asax ? »

Son cœur interrompt un battement. La femme en robe claire, un panier de fruits à la main, lui adresse un sourire. Des cheveux blond vénitien retombent sur ses épaules, en partie recouverts par un châle blanc. Un visage pétillant, comme une ode à la vie.

« Arthia ? »

Il s'approche pour l'étreindre. Peu importe la réalité de cette apparition, qu'il vive un rêve ou qu'il soit mort. Il veut rester ici, dans l'illusion du passé perdu. Des larmes coulent sur ses joues, inondent sa vision. Une main douce rejoint son épaule.

« Je t'aime, pleurniche-t-il, tu es la seule personne que j'aie jamais aimée.

— Et, pourtant, tu m'as tuée. »

Ils s'écartent. Des nuages obscurcissent le ciel, le poignard des souvenirs lui transperce le cœur. Ses jambes le quittent, le gravier du sol crisse contre l'armure de ses genoux.

« Je... je ne t'ai pas tuée, je...

— Lorsqu'ils sont venus me chercher, ils te voulaient toi. Je suis morte à cause de toi. »

Le désespoir, la colère, la fureur. Arrivé seul dans le guet-apens, il les avait tous massacrés. Pas un seul n'avait réchappé, il avait repeint l'entrepôt de sang et d'entrailles.

« J'ai... j'ai préservé ton œuvre. L'orphelinat... je l'ai fait rénover... Avec Sméarn Pteï, on en a même construit de nouveaux, dans tout le pays.

— Et pour quelle fin ? »

Il redresse la tête. Les oiseaux se sont tus, les ténèbres dévorent le ciel. La poussière emporte les plantes, seuls frémissent les cadavres de tiges sèches, de troncs sans feuilles. Une mare de sang atteint ses pieds, des corps parsèment le chemin, jusqu'à la seule lumière.

Cette horrible lumière.

Rouge, crépitante. Le feu dévore les pierres, fuit à travers les fenêtres brisées. Le toit s'effondre dans le festin des flammes. Le refuge des âmes perdues crie ses derniers instants.

« Voici l'avenir ; Kalendor perd la guerre. »

Le brasier absorbe ses yeux, dévore son cœur.

« La vie, l'existence, la réalité, même, est un état instable. Et tous les efforts du Monde ne feront jamais que repousser à peine l'inévitable. Car, à la fin, tout ce qui est retournera au Néant. »

La main froide d'Arthia effleure son visage. Du sang perle de son crâne, sur son front perce l'impact d'une balle.

« Tu es un enfant des Abysses, Asax. Laisse-les engloutir ce monde. Nous éteindrons ta peine, la peine de tous ceux qui t'entourent, tous ceux qui souffrent, qui appellent la mort de leurs vœux, qui nous appellent. »

Un grand icosaèdre se dresse, ses vingt faces bleu sombre agitées par les pleurs de milliers. Il n'a qu'à tendre la main ; et les Abysses se répandront sur le Monde.

« Vous voulez détruire Shawn, comprend-il, vous voulez juste tout détruire.

— Nous accomplissons la marche du Temps, l'avancée vers le Néant. »

Il ferme le poing.

« Vous êtes juste une arme, une arme redoutable, absolue. Vous... vous êtes comme l'atome. »

Arthia penche la tête sur le côté, les yeux brillants. Un sourire inquiétant dévoile ses dents blanches.

« Oui, utilise-nous comme une arme, la plus redoutable de toutes. »

L'homme secoue la tête.

« Il y a un interdit, un tabou, qui supplante même l'autorité des Généraux, sur Oriale. Nous avons tous en mémoire la guerre thermonucléaire de Zyx, qui a failli anéantir l'humanité. C'est pourquoi la Fédération a banni toutes les armes létales, le concept même d'armée, Shawn n'a jamais véritablement cherché à redévelopper de technologie et, nous, nous... »

Il s'arrête, dans un souffle.

« Nous avons tous renoncé aux armes atomiques, chimiques et biologiques, tout ce qui pourrait détruire notre lune. C'est une loi immuable, commune à toutes les nations de la lune. Au même titre, sans doute, que la valeur de la parole donnée. C'est ce qui nous définit, en tant qu'Orialiens, ce qui fait notre unité. »

Elle s'agenouille près de lui, parcourue d'un léger rire, comme pour expliquer une évidence à un enfant.

« Asax, tes Généraux s'engagent seulement à ne jamais construire ces armes. De plus, les Abysses échappent à ta liste, et tu n'es plus sur Oriale. Aucune parole ne retient ta main. »

Il frissonne. Pourquoi donc ce rejet, cette terreur absolue, comme ancrée au plus profond de son être ? Pourquoi donc son existence de crimes et de sang tremble-t-elle donc devant cette ultime marche, ce morbide accomplissement ? Un mot, un seul mot, et la bataille prend fin, la menace shawnienne disparait.

« Tu offres déjà la mort à échelle industrielle, Asax. Ton bras a déjà tué des milliers, tu as brûlé des villes entières.

— Je...

— Tes mains portent la possibilité d'un holocauste, tu es de ces hommes qui mettront Dieu à genoux. Car ta parole est absolue, tes promesses portent toute la cruauté de la Vérité et, pour tes convictions, tu accomplirais tous les sacrifices. »

Mais des milliers de soldats se battent encore, entre les rues d'Hyktacrite, Zagnar...

« Zagnar, Zagnar survivrait à nos flots. Car lui aussi est notre enfant. Si tu nous libères, maintenant, vous remporterez cette bataille, Shawn sera finie.

— Et mes hommes ?

— Beaucoup de tes hommes mourront, quoi qu'il advienne. »

Il ferme les poings. Il sait l'éclat dans le regard de ses troupes, à chacune de ses apparitions. Pour beaucoup, il représente un modèle, un héros national, certains l'érigent même en légende vivante. De son temps, Sméarn était très populaire parmi les citoyens kalendoriens, mais le cœur de l'armée est toujours resté au Commandant. Et, en retour, il respecte chacun de ces hommes, de ces femmes, prêts à verser leur sang, prêts à le suivre jusqu'en Enfer. Chacun porte une histoire, dont il connaît certaines, certains possèdent des familles, qu'il a parfois rencontrées.

Il est le Commandant. L'armée noire suit ses pas ; il est leur chef, leur formateur, mais aussi leur protecteur. Ses hommes comptent sur lui, tout comme il compte sur eux. Et, s'il a déjà mené nombre de missions suicides, emporté nombre de camarades à la mort, toujours, toujours, il a leur a conservé un espoir de survie, de retour.

« Un sacrifice doit seulement revenir à celui qui l'ordonne, grogna-t-il. Sans doute aurais-je accepté, si vous ne demandiez que ma vie, mais je ne massacrerai pas mes hommes pour m'assurer de voler une victoire », grogna-t-il.

Ses mains se referment sur la crosse de son pistolet.

« Nous effacerons toutes les peines du Monde, susurra l'apparition, n'est-ce pas ce qu'Arthia voulait ?

— Arthia... Arthia n'a jamais tué personne, n'a jamais voulu tuer personne. Elle n'était pas comme moi, plutôt mon opposée. »

Il redresse son arme dans un geste mécanique.

« Nous mettrons fin à la souffrance, nous répondrons à ceux qui nous appellent. Toi aussi, tu souffres, Asax, tu nous as longtemps appelés.

— Laissez les hommes décider pour eux-mêmes. »

Elle croise les mains contre la poitrine. Sa peau flétrit sur une blancheur cadavérique. Des poignées de cheveux ternis s'envolent dans la cendre du vent. Une moue déçue, désolée, traverse ses lèvres fanées.

« Tu me tues pour la seconde fois, Asax. »

Il ferme les yeux, incapable de contenir ses larmes.

Et tire.


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