XXXIII-7 : Montagne rouge

Marzog courait. Ou, du moins, essayait.

Dans toute l'avenue retentissait le tonnerre des explosions. Écrasés sous une pluie de missiles, les bâtiments crachaient des jets de pierres. La poussière irritait les poumons, les flammes chassaient la fraîcheur atmosphérique.

« Vous... vous devriez me laisser. Je ne fais que vous ralentir. »

Sur ses larges épaules rebondissait Lisdon, un bras soutenu par Ethmine. Ils avaient arraché le Shawnien à un éboulement. Casque fracassé par une pierre, une jambe cassée, quelques filets de sang glissaient sous son armure de cuir.

Marzog grogna sans répondre. À ce stade, son souffle devenait une ressource bien trop précieuse pour la gaspiller en conversations stériles. Derrière eux, les armées noires avançaient à marche forcée, précédées de mitraille. À leur tête, un cinglé éructait des borborygmes furieux, ponctués de « GALANIEL ! » intempestifs. Et Marzog ne rêvait que de lui enseigner la politesse à coups d'épée dans le crâne.

« La muraille... je vois la muraille », reconnut Lisdon.

Quelques panaches gris se dissipèrent, mais la vision lui pinça le cœur. Des ouvertures béantes défiguraient la fortification ; l'atout contre les Kalendoriens resterait limité.

Puis Marzog entrevit les Shawniens qui se regroupaient entre les pierres démises. Hommes et femmes bandaient leurs arcs, rechargeaient leurs arbalètes, dégainaient leurs épées.

« Galaniel ! reconnut-il.

— Hein ? Ah, oui, Galaniel, se réveilla Lisdon, ohé ! »

Casque arraché, un large hématome sur la joue, l'armure maculée de sang comme de poussière, et même percée au torse, à croire que Galaniel se jetait toujours dans les pires situations. Et, pourtant, sa vie restait chevillée au corps, comme maintenue par une bénédiction divine.

Le regard de Marzog se perdit dans de lointaines pensées. Maintenant, son frère était même un Voyageur, l'œil de la Déesse Cristal l'accompagnait partout.

Ils traversèrent une entrée éventrée, déposèrent Lisdon, aussitôt emporté par des brancardiers.

« Bah, moi, je vous souhaite bonne chance, encouragea le Shawnien. Désolé de ne pas pouvoir vous être plus utile.

— Occupe-toi de rester en vie, déjà, grogna Marzog.

— Bonne idée, je fais ça. »

Le jeune homme secoua ses puissantes épaules, puis attrapa son espadon. Plus large, plus long, mais aussi plus lourd qu'une épée classique, peu de Shawniens favorisaient cette catégorie d'arme. S'il nécessitait de la force et un certain entraînement, il compensait aussi par des assauts bien plus dévastateurs. Les armures broyées d'une douzaine de Kalendoriens pouvaient témoigner.

« Zagnar arrive, prévint Marzog, d'ici une minute. Peut-être deux.

— Je m'en doute, répondit Galaniel, je suis ici pour lui. Pour remporter cette bataille, il va bien falloir le tuer.

— C'est aussi mon intention.

— Ouais, et moi aussi ! »

Marzog tourna la tête pour considérer l'être massif, à demi dissimulé sous une cape grise déchirée. Quelques portions de fourrure mordorée apparaissaient au regard.

« Salut, les gens, moi, c'est Césape, Césape Victorèle, pour ceux qui ne me connaîtraient pas déjà.

— Marzog », se présenta le Shawnien, presque par automatisme.

Le nouveau venu dressa une lourde hache.

« Enchanté, Marzog, salua Césape. Par ailleurs, Galaniel, je crois ne pas t'avoir encore prévenu, mais je n'ai plus ma Pierre pour l'instant. Seyer était parti pour la récupérer, mais il a l'air de prendre plus de temps que ce que j'espérais. Bref, du coup, ne compte pas sur moi pour du soutien magique. De façon générale, d'ailleurs, ne compte pas trop sur moi pour ça. Par contre, si un jour, tu as besoin d'un conseiller culinaire, littéraire, musical, ou même philosophique, je serai ton gigan. Bref, si tu arrêtes les balles, ça m'arrangerait. Moi, je tape. Fort. »

Encore un Voyageur. Si Marzog vouait une confiance absolue à son frère, il conservait une certaine réticence, presque instinctive, vis-à-vis de ces êtres venus d'ailleurs.

Pour autant, une paire de bras supplémentaire ne serait pas de trop.

Il plissa les yeux. La masse noire approchait, menée par un duo de barzacs.

Bien vite, les éructations sauvages du Général se rappelèrent à ses tympans.

Zagnar.


« GALANIEL ! »

La pluie de balles s'abattit, suivie par l'armée kalendorienne. Des flèches traversèrent la rue, quelques rayons crépitèrent, des corps tombèrent.

Zagnar ignora les pertes. Cette bataille promettait déjà un sanglant bilan, mais il n'avait plus le choix que de pousser son avantage. Il devait trouver, tuer Galaniel. La tête du prétendu héros roulerait au pied des Shawniens, et anéantirait leur volonté.

Les deux armées se heurtèrent de plein fouet. Ivre de rage, Zagnar transperça un Shawnien, contra une nouvelle épée, laissa un garde noir se charger de l'assaillant. Le sang recouvrait déjà son armure. Il frappa, encore et encore, jusqu'à ce que faiblisse le front, jusqu'à ce que reculent les Shawniens, vers le cœur de la ville. Chaque mètre coûtait une montagne de cadavres, mais Kalendor avançait ! Mètre après mètre, pas après pas. Près de lui, les deux derniers barzacs, faute de munitions, tranchaient l'ennemi avec leurs lames démesurées.

Jamais il ne perdait cette bataille ! Il les tuerait tous, à commencer par Galaniel ! Où ce lâche se cachait-il, encore ? Fallait-il briser chaque pierre pour le retrouver ? Ses yeux parcoururent la mêlée. Bientôt, ce meurtrier, ce rat ne pourrait même plus fuir, le piège noir se refermait !

Ses yeux s'agrandirent lorsqu'il reconnut la chevelure noire, l'armure abîmée, aux prises avec d'autres soldats, vingt mètres plus loin.

Enfin !

« GALANIEL ! »

Il s'élança. Un Shawnien se dressa sur sa route, aussitôt poignardé en plein cœur. Bientôt, Galaniel suivrait, l'Enfer prendrait fin. Tous ces mois de souffrance, la mort de son père, de sa sœur, cette interminable bataille...

Un nouveau Shawnien. Fallait-il donc qu'ils vinssent tous contrecarrer ses ambitions ?

« Dégagez ! »

Près de lui, les gardes noirs peinaient à suivre. Les Shawniens frappaient de tous côtés, se battaient jusqu'au dernier. Une immonde boucherie. Le sang recouvrait les armures, les morts se noyaient dans un anonymat écarlate.

« GALANIEL ! »

Il transperça une poitrine, une tête. Il arrivait enfin. Enfin !

Son ennemi juré se tourna. Entre la poussière et le sang perçait un regard brûlant, une mâchoire comprimée par la colère.

« Zagnar... »

Une magnifique expression.

Pour la première fois, leurs épées se rencontrèrent. Leur rage, leur fureur rebondit sur l'acier.


Le Commandant traça un nouveau sillon jaune, remarqua une gerbe rouge. La rapière glissa sur son bras gauche laissé en retrait, rencontra la main.

Il sacrifia son arme, frappa de l'autre côté.

Une demi-seconde.

Tout être vivant, sous la douleur, échappe une poignée d'inattention. L'acier mordit la chair, rebondit pour la tête.

Une demi-seconde.

Le coup suivant décapiterait son adversaire.

Une demi-seconde.

Seyer para.

Une large plaie traversait le bras gauche du fythélien, désormais inutilisable. Mais le Kalendorien aussi perdait l'arme de la main gauche. Perdait l'usage de la main gauche. La douleur pulsante, le sang du gantelet arraché coulait jusque dans l'avant-bras.

Dans ses veines réchauffées gronda un torrent d'adrénaline. Une intense fatigue recouvrait le visage du fythélien, mais il ne laissait pas la moindre erreur. Malgré les températures glacées, la sueur se mêlait au sang jaune.

Jamais. Jamais il n'avait affronté pareil adversaire. Aussi formidable qu'eût été Sméarn Pteï dans ses souvenirs, il savait ce moment déjà dépassé.

Était-ce que les hommes ressentaient, lorsqu'ils se battaient ? Lui, seul au sommet de sa montagne rouge, ne connaissait pas ce sentiment. Habitué à vaincre, habitué à tuer, il abattait la faux sans émotion, par le seul mécanisme de gestes tant répétés. La mort, toujours, accompagnait ses pas, mais le fauve dompté, d'ordinaire endormi, réveillait ses crocs.

Plus vite.

Seyer, Seyer représentait une menace de premier ordre. Pour le bien de Kalendor, il devait le tuer. Mais, pour la première fois, sans doute, il le regretterait. Il aurait aimé le rencontrer dans une autre vie, il aurait aimé échanger avec lui, un compagnon, un égal.

Il aimait se battre avec lui.

Dans ce déferlement inhumain, quelques minutes lui apprenaient plus que la dernière décennie. Chaque botte, chaque échange, chaque mouvement, analysé, intégré du regard. Et, en réponse, lui-même poussait son propre corps au-delà de ses ultimes retranchements.

La dernière épée hurlait son épuisement, à chaque mouvement, l'acier menaçait de briser. Mais le Commandant connaissait ses armes. Forgées sur mesure, dans le meilleur métal, par un forgeron réputé, il connaissait chacune de leurs aspérités, chacun de leurs murmures, chacun de leurs cris. Elles étaient ses meilleures compagnes, la sublimation de son art. Au sommet de la montagne rouge, il écoutait leurs âmes, recueillait leurs confidences.

Une épée pour une main. Seule la droite restait.

Plus vite.

Un nouveau coup arracha le restant de son casque, du sang menaça un œil ; aussitôt, il érafla une oreille. Ils montèrent une volée de marches, atteignirent une nouvelle hauteur. Quel que soit le survivant, il ne serait plus en mesure de combattre après une telle intensité. La suite dépendrait de Zagnar, des gardes noirs.

Quel que soit le survivant.

Jamais il n'aurait imaginé ces mots. D'ordinaire, des certitudes drapaient son monde, mais, face à un égal, toutes se consumaient. Contre Sméarn Pteï, les premières secondes, le premier sang, avaient statué sa défaite, mais aujourd'hui était tout autre. Aujourd'hui, il pouvait gagner, il pouvait perdre, il pouvait vivre, il pouvait mourir. Aujourd'hui, il goûtait l'incertitude, ce poison amer, détestable, et, pourtant, tellement enivrant.

Aujourd'hui, seulement, il vivait un véritable combat.


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