XXXIII-6 : Montagne rouge
Galaniel rouvrit les yeux.
Sa vision, d'abord floue, distingua la présence assise près de lui, la tache cuivrée d'une chevelure, deux billes vertes brillantes, une constellation de taches de rousseur.
« Ignis ? » reconnut-il.
Elle hocha la tête.
« Qu'est-ce que tu fais là ? Comment... »
Puis Galaniel remarqua la masse sur sa poitrine, la tête posée, la chevelure blanche, le sang.
« Alyne ? Alyne !
— Elle est endormie », précisa Ignis.
Le jeune homme soupira. Un bras blanc enserrait son torse, l'autre pendait au sol. Des bandages rougis enserraient l'épaule découverte.
« J'aurais voulu la soigner, mais j'arrive au bout de mes forces, détailla la magicienne, et elle a depuis longtemps dépassé les siennes.
— Merci. »
Les yeux verts, égarés dans le vide, s'aimantaient, par intermittence sur le Cristal luisant. Si les corps jonchaient la place, les magiciens survivants, en cercle autour du monolithe sacré, déployaient de nouveau la protection. Galaniel tourna la tête.
« Et Césape ? Stakis ?
— Je suis là, moi. En pleine forme, je n'ai que l'orgueil de blessé. »
La forme massive du gigan se dissimulait de nouveau dans sa cape grise, du moins en partie. Les déchirures du combat laissaient désormais entrevoir quelques touffes de fourrure mordorée.
« Du coup, on est encore tous vivants, commenta-t-il, c'est déjà un bon début. Du moins, un début. Quant à Stakis, il est toujours là. »
Le jeune homme grogna. Jeté à terre juste avant l'affrontement, saucissonné par d'épaisses cordes, il n'aurait, de toute façon, pas pu bouger une main, encore moins ramper ne serait-ce que sur un mètre. Sans le moindre égard, Césape l'attrapa de nouveau pour le jeter sur son dos.
Une ombre étrange traversa les yeux d'Ignis.
« Celui-ci ne m'avait pas marquée comme le plus dangereux des deux. Dalen...
— Ignis ? se réveilla le Chevalier. Tu es encore vivante ?
— Silence, le saucisson, coupa Césape, ou je t'ajoute un bâillon.
— Dalen est morte, trancha Galaniel. J'étais là, Alyne l'a tuée. »
Il redressa le regard. Depuis un toit proche redescendait le tintement de l'acier. Mais un rythme si rapide, si intense, si imprévisible, qu'il doutait de ses propres sens.
« Seyer et le Commandant ont décidé ensemble d'un duel, détailla la magicienne. Il serait probablement malavisé d'intervenir. »
Suicidaire, même. Chaque adversaire aurait écrasé une finale du Tournoi des Glaces en l'espace d'une poignée de secondes. Galaniel savait n'avoir jamais eu la moindre chance seul, mais, même s'il intervenait maintenant, il ne ferait que gêner Seyer.
Restait Zagnar.
Avec douceur, le jeune homme décala le corps d'Alyne. Les traits inquiets, adoucis dans le sommeil, mais empoissés de sang, lui serrèrent le cœur. Elle, que cette bataille ne concernait pas, l'avait pourtant suivi jusqu'ici, elle, qui se méfiait de son devenir, lui avait encore sauvé la vie.
Elle s'était battue jusqu'au bout. Elle pensait mépriser l'humanité, mais aurait aimé sauver Rhétar. Galaniel repensa à Saxen, à son père. Lui aussi aurait aimé sauver davantage. Beaucoup de connaissances, d'amis étaient tombés près de lui, jusque dans ses bras. Et lui-même détestait toute la cruauté dont se rendait coupable l'humanité.
Galaniel releva la tête ; de la fumée s'échappait encore de l'Œil de l'Aigle éventré.
« J'en viens, l'informa Ignis, sans pour autant suivre son regard. Les magistrats sont saufs, mais leurs défenseurs sont tous morts.
— Tous ? »
Il ferma les poings. Rhétar, Gehrmnen, Jarélie. Combien devraient encore mourir, avant que ne s'arrêtent les meurtres de Kalendor ? Combien de connaissances, combien d'amis ? Les imprécations de Zagnar empoisonnaient ses pensées.
Je brûlerai cette planète jusqu'à la dernière pierre ! Je tuerai tous ceux qui te protègent !
Sous la volonté d'un seul homme s'effaçaient, pour chaque seconde perdue, des dizaines d'existences. Le Shawnien se releva, les veines parcourues d'une froide détermination. Un trou béait dans son armure, une douleur diffuse se lovait dans son torse. Il secoua ses membres gourds.
« Il faut mettre un terme à cette folie. »
Même le Commandant restait un exécutant. La tête de la Bête noire ne tenait que par un seul homme et, même si des milliers d'hommes s'interposaient toujours, il l'avait déjà tranchée. Il recommencerait.
Zagnar.
« Ce sera sans moi, prévint Ignis. Si je bouge, je risque de perdre connaissance.
— On ne peut pas vous laisser toutes les deux au milieu de nulle part, intervint Césape, et lui non plus. »
Il secoua le saucisson humain.
« Il y a sorte d'hôtel, à deux pas, qui devrait pouvoir vous servir d'abri. Avec un peu de chance, il reste peut-être même à manger. »
La supposition attira l'attention d'Ignis.
« Excellente idée, saliva la magicienne.
— Ça fait plaisir de rencontrer une congénère avec le même sens des priorités, commenta Césape. Allez, hop ! C'est parti ! »
Ses bras musculeux soulevèrent la Shawnienne. Galaniel, l'imita, attrapa Alyne, avec une attention particulière pour son bras blessé. Rendue poisseuse par un mélange de sang, de poussière et de sueur, la peau apparaissait froide au toucher, pour autant l'absence de tremblements, le calme de la respiration démentaient une éventuelle hypothermie. Le jeune homme vacilla un instant sous le poids, pourtant un peu plus faible qu'attendu, et claudiqua derrière le gigan.
« Vous êtes un envoyé de la Déesse Cristal ? demanda Ignis. Comme Seyer ?
— Ouais, euh, vite fait. Pour l'instant, apparemment, je me spécialise surtout dans l'emballage et le transport de saucissons, ainsi que le sauvetage de blessés. Par ailleurs, pas besoin d'utiliser le pluriel pour s'adresser à moi. Vu que je suis tout seul. J'ai cru comprendre que c'était une forme bizarre inhérente à ton langage, mais ça me perturbe.
— Comme tu veux.
— Aussi, le type que je transporte dans mon dos, ce n'est pas juste un Shawnien aléatoire que je me suis amusé à attacher, hein ? Il est dangereux. Je crois. Normalement, mes nœuds résisteraient à un stégosaure, mais s'il essayait de s'échapper...
— J'ai déjà un passif avec lui, l'informa Ignis. S'il s'échappe, je lui tranche la gorge.
— Je promets de ne pas m'échapper ! paniqua Stakis. Ignis, je...
— Silence ! l'interrompit Césape, les saucissons n'ont pas droit à la parole. Bon, par contre, ça nous arrangerait de le garder à peu près en vie jusqu'à la fin de la bataille, des fois qu'il ait encore des informations à nous livrer.
— Promis, je ne l'abîmerai pas trop, alors.
— Vous plaisantez, tous les deux ? s'inquiéta Stakis. Hein ? C'est ça ? Qu'est-ce que vous voulez faire de moi, en fait ? Galaniel ? »
L'interpellé, resté en arrière, dressa un regard brûlant, qui coupa toute envie de dialogue au Zyssien. Dire qu'il avait cru ce traître, autrefois, parmi ses amis ! Sans lui, sans ses sabotages, Zawhyk serait encore vivant, Kalendor n'aurait sans doute jamais débarqué ici même, et le jeune homme n'aurait pas à se battre pour la survie de sa planète, dans le sang de ses amis.
« Ah, c'est ici ! » annonça Césape.
Il avisa une entrée laissée ouverte, dépassa deux colonnes de pierre, ignora le marbre rose d'une réception vide, avant d'explorer la pièce voisine. Quelques candélabres éteints accompagnaient une rangée de fenêtres translucides. Une mosaïque colorée égayait un mur repeint en jaune, mais, dans l'ensemble, la décoration répondait à une certaine sobriété shawnienne.
« Waah, ils ont même une piscine intérieure, ici ! C'est vachement mieux que les loges de la Grande Arène ! »
Avec mille précautions, Galaniel étendit Alyne sur les motifs fleuris d'un canapé confortable. Ignis testait déjà le moelleux d'un pouf en tissu, tandis que Stakis traînait à même le sol.
Césape, lui, ouvrait un placard d'ébène sculpté.
« Tiens, ils ont des jambons ! Et des saucissons, aussi ! C'est comme pour nous, sauf qu'on ne peut pas le manger. Et des fruits, aussi, c'est bon les fruits. Oh, des poires. »
Le gigan réapparut, capuchon rabaissé, trois poires dans la mâchoire.
« Niom, plus petites et pas auchi gouteujes que chez moi, elles manquent de soleil, ichi. »
Il déposa le plateau improvisé sur une table, sous le regard intéressé d'Ignis.
« Chur che, vajante Iginch, mes devoirs m'appellent. Chauver le monde, tout cha.
— Fais donc, vaillant Césape, s'amusa la magicienne, je compte sur toi. »
Déjà, Césape disparaissait par l'entrée. Les yeux de Galaniel s'arrêtèrent une dernière fois sur l'elfine. Ses cheveux empoussiérés de grisaille se collaient dans le désordre, mais ne masquaient pas pour autant les griffures rouges d'un visage épuisé.
La bataille continuait, les pertes s'accumulaient, mais il ne voulait plus perdre personne. Plus que pour les morts, il se battrait pour ceux qui restent.
« Galaniel. »
Ignis entamait déjà un pâté de champignons.
« On t'a soigné comme on a pu, prévint la magicienne, mais je ne peux pas garantir que ça va tenir. Je sais que tu as la manie de toujours courir au-devant du pire danger, mais ne va pas encore te faire tuer. Moi, ça m'ennuierait déjà profondément, mais elle... »
La jeune femme s'arrêta, les yeux perdus entre la contemplation d'une pomme et d'une tranche de jambon.
« Elle, je crois qu'elle va vraiment t'en vouloir. »
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