XXXIII-4 : Montagne rouge
Alyne bondit sur un toit de pierre. Depuis l'Œil de l'Aigle perçait encore une fumée sombre, mais un autre cataclysme attirait ses pas. Le sortilège du Cristal s'était rompu et, dans le ciel, seule la présence de l'archange, le soleil de la Grande Déesse, offrait encore une protection au centre-ville.
L'éther submergeait l'atmosphère, des torrents se déployaient dans le ciel, interrompaient les missiles avant le sol. La Déesse ne connaissait nulle limitation, mais, comme l'avait rappelé Seyer, les mortels souffraient de leur propre statut. Et chaque explosion tirait dans les forces mêmes de l'archange.
Ses yeux atteignirent la place du Cristal. Le monolithe, éventré au tiers de la hauteur, saignait d'éther. Tout autour, quelques bâtiments effondrés témoignaient de tirs du vaisseau mère, tandis que, sur les pavés glacés, Shawniens et Kalendoriens se livraient un affrontement incertain.
Une présence, sous ses pieds, quitta une ruelle pour rejoindre la place. Kalendorien.
Sans attendre, Alyne bondit, ses doubles lames sorties, une tornade blanche s'abattit sur l'impudent.
Ses armes rencontrèrent l'acier de deux épées.
Elle recula d'un bond, jaugea son adversaire, surprise. Aucune émotion ne perçait le noir de l'armure. Quelques insignes dorées traversaient les épaules, comme pour témoigner d'un quelconque statut.
« Encore une Voyageuse, je suppose ? »
Elle se rappela son capuchon arraché. Un vent glacial secouait ses cheveux, piquait son visage. Le détachement des mots, presque posés sur le ton de la badinerie, la perturba. Aussitôt, l'homme attaqua, enchaîna des mouvements d'une rare intensité.
Sa main gauche, déjà affaiblie, perdit son arme. La double lame se planta dans un mur proche. Sans perdre sa concentration, Alyne raffermit la prise de son bras épargné.
Elle affrontait peut-être un garde noir, mais ne se laisserait pas vaincre une seconde fois. Pas d'otage, de tir dans le dos, aucune traîtrise possible. Elle retrouvait ses leçons d'escrime, face à un simple humain, aussi dégourdi fût-il. Elle, l'elfine de la Cité Céleste, l'élue du Matayella, l'ange de la Grande Déesse, ne pouvait pas perdre. Ne devait pas perdre.
Alors pourquoi reculait-elle, pourquoi ses enchaînements glissaient vers la défensive ? Elle ne percevait nulle ouverture, nulle hésitation. À chaque coup s'effritaient ses espoirs.
Même Galaniel n'offrait pas l'oppression d'un tel mur de métal. Même une Guerrière Immaculée...
Sa dernière arme lui échappa des mains. Elle n'avait rien vu venir.
Ses yeux s'écarquillèrent. Elle voulut esquiver l'attaque suivante, le coup fatal.
L'épée s'enfonça à hauteur de son épaule gauche.
Non...
Elle recula pour heurter un mur. La douleur l'irradiait, brouillait ses pensées. Elle ne pouvait pas finir ainsi, pas comme ça, sans avoir rien accompli. Tuée à l'orée de la place du Cristal, par le premier humain qui passait. Pas un Itinérant, pas un Chevalier Onirique, ni même un strygoï, non, juste... un simple humain.
« C'est... c'est vous, le Commandant, comprit-elle.
— C'est le titre que m'octroya Sméarn Pteï, il y a longtemps », confirma l'armure noire.
Désormais, elle comprenait les craintes, la peur de Galaniel. Cet homme... cet homme n'avait rien d'humain. Un démon, forgé dans le sang des armes.
Face à elle, la mort se dressa une dernière fois.
Choc.
L'épée de Galaniel s'interposa au dernier instant. Incrédule, Alyne le vit enchaîner les assauts avec une vivacité qu'elle n'aurait pas crue possible, frapper avec une force qu'elle ne soupçonnait pas. Face à autant de fureur, le Commandant recula. Une de ses armes arme faillit lui échapper, il se baissa pour éviter un coup mortel, l'épée de Galaniel érafla l'armure.
« Césape ! »
À la sortie d'une ruelle, l'ombre massive se découpa, l'épaisse hache siffla.
Le Commandant baissa la tête au dernier instant, contra une nouvelle lame de Galaniel.
« Vous avez une de ces fougues, s'amusa-t-il, vous me rappelez ma jeunesse.
— Ne me comparez pas à vous ! » s'emporta le Shawnien.
Le jeune homme se rua sur son ennemi, mais l'homme se déroba au dernier instant et déséquilibra son adversaire. Entraîné par son élan, Galaniel s'écrasa tête la première, laissa échapper son arme, voulut la récupérer.
D'un coup de pied, le Commandant éloigna son dernier espoir.
« La colère décuple les capacités, mais elle aveugle toujours, commenta-t-il. Aussi ai-je appris depuis longtemps à ne plus la ressentir, de même que la pitié. »
Son épée fila vers la nuque du Shawnien. Césape voulut intervenir, mais ne rencontra que le vide, déjà l'acier se glissait dans son dos.
La main refermée sur le pommeau d'une double lame, Alyne s'interposa. Toute son épaule gauche irradiait une douleur insupportable, le sang imbibait ses vêtements, mais elle l'ignora. Des informations. Juste des informations.
D'un mouvement brusque, le Commandant lui arracha son arme. Elle perdit l'équilibre, la douleur de son épaule redoubla lorsqu'elle heurta le sol, presque au point de perdre connaissance.
La lourde hache tournoya de nouveau. Le Kalendorien esquiva, dévia, jusqu'à se rapprocher du gigan. Par réflexe, le colosse bondit en arrière, l'épée transperça sa cape grise. Horrifiée, Alyne redressa ses membres dans un crépitement bleu. Son bras gauche pendait en poids mort, le droit étendit une main invisible, ramena sa double lame.
« Césape ! »
Galaniel, de nouveau. La seconde lame arracha son casque, traversa son visage dans une gerbe écarlate. Puis le Commandant fit volte-face et, alors que s'agitait en vain l'épée shawnienne, la première lame perça la défense et la poitrine.
Le sang d'Alyne se glaça, comme si son propre cœur rencontrait l'acier. Elle se jeta en avant, repoussa le mouvement du bourreau. Une morsure atteignit sa jambe, une nouvelle fulgurance métallique menaça son crâne, avant que le Commandant ne se décale sur le côté.
Une roche peinturlurée siffla près de leurs têtes.
« Je ne suis pas mort ! s'exclama le gigan. Ça, s'était mon caillou fétiche qui vient de me sauver la vie, je savais bien qu'il me servirait à quelque chose un jour ! »
Sa cape grise retomba au sol pour révéler son épaisse fourrure mordorée, en partie recouverte de peaux de bêtes. Près de son torse pendait une sacoche éventrée.
« Je le savais déjà, interrompit le Commandant. Mais feindre la mort eût sans doute été préférable pour vous.
— Et la gloire, dans tout ça ? Si je meurs, ce sera avec panache ! »
Alyne s'agenouilla près de Galaniel. Des flots écarlates imbibaient la poitrine du jeune homme étendu, emporté dans l'inconscience. Elle étendit la main droite, déploya la lueur d'un sortilège. Le cœur battait encore, mais, affolé, ne tiendrait pas longtemps.
À quelques mètres, le gigan fouilla dans sa sacoche. Des bouts de bois sculptés, un mouchoir, des épingles se répandirent au sol. Enfin, sa patte exhiba la forme ovoïde, verte et marron, de sa Pierre d'Origine. Césape cherchait du temps, lui offrait de précieuses secondes, mais, alors que sa magie descendait entre les chairs ouvertes, Alyne prenait mesure du désastre.
« Sachez, redoutable adversaire, que je suis un envoyé du Grand Esprit, prévint le gigan. Je sais, c'est incroyable, et même moi, je peine à y croire. Néanmoins, il n'empêche que je L'ai bel et bien rencontré et, même s'Il ne m'a pas spécifiquement parlé de vous, je me dois de vous faire savoir que vos actions sont pour le moins... euh, moralement discutables.
— Ah, la morale, cette belle invention des vainqueurs. »
Sans plus d'égard pour le discours improvisé, le Commandant se tourna de nouveau pour achever ses proies. Son regard sans émotion traversa les yeux d'Alyne, ses lames scintillèrent à la lueur du Cristal.
Le Cristal.
Le sortilège se déployait de nouveau, les magiciens étendaient leur protection sur le centre-ville. Une volée de roches contraignit le Kalendorien à la distance. Un groupe de Shawniens s'avançait ; dans la place, les gardes noirs battaient en retraite.
« Ignis... » murmura-t-il.
Il anticipa l'attaque de Césape pour se porter jusqu'à la gorge du gigan. L'astre solaire descendait du ciel, Seyer posa le pied sur un toit voisin.
« Laissez-les ! »
Le Commandant entraîna Césape à terre, l'acier contre la carotide, puis attrapa la Pierre luisante.
« Seyer, siffla le Kalendorien, stratégiquement, la vie ou la mort de cet individu reste limitée...
— Je me sens insulté, se plaignit Césape.
— Mais vous, vous, je ne vous laisserai pas interférer plus longtemps. Battons-nous. L'un contre l'autre, sans artifices. Un véritable duel à l'épée, sans magie, sans arme à feu. Mais, avant tout, donnez-moi votre Pierre.
— Et vous le laisserez partir ?
— Sans une égratignure. »
Seyer plongea la main dans une poche pour extraire une Pierre à l'orange profond. Les Shawniens entouraient désormais Alyne et Galaniel, mais aucun n'osait approcher le Commandant. La main droite collée au sang du torse, l'elfine déployait toute la magie sacrée de sa Pierre, au mépris de ses propres forces. Dans la chaleur d'une lueur blanche, des vaisseaux sanguins se ressoudèrent, la chair se referma.
Mais si peu.
Sa vue se brouilla, des larmes glissèrent sur ses joues. La vie fuyait entre ses doigts, sa propre incompétence, son combat avec les Chevaliers Oniriques, lui avait déjà coûté une quantité d'énergie considérable. Et le reste ne suffirait pas.
Quels que soient ses efforts, Galaniel mourrait entre ses bras. Et, à quelques mètres, Césape restait à la merci du faucheur noir. Même Seyer...
« Il... n'a aucune raison de tenir sa promesse, renifla-t-elle. Il peut, il va... »
Derrière le heaume noir, deux yeux glacés l'effleurèrent.
« Et quel cas faites-vous donc de l'honneur, Madame ? »
Elle entrevit à peine le grand Maître lancer sa Pierre, une main noire dissimuler les deux artefacts dans un renfoncement de l'armure. Puis le Commandant abandonna son otage et rejoignit son adversaire sur le toit. Contre ses attentes pessimistes, Césape respirait toujours.
L'inconscience bourdonnait aux frontières de ses oreilles. Pourtant, elle refusait d'abandonner. Des pas légers s'approchèrent, la présence d'une jeune femme s'agenouilla près d'elle, deux mains se tendirent. Un nouveau souffle se mêla au sien, descendit dans les organes, répara les parois éventrées.
Dans un dernier espoir, Alyne perdit connaissance.
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