XXXIII-2 : Montagne rouge
Ignis émergeait déjà d'une mer de cadavres, mais le sommet des marches arrêta la magicienne. La salle de réception résonnait d'un vide poignant, de la peur encore palpable de dizaines d'absences.
Les corps jonchaient le sol, le sang recouvrait les dalles séculaires. Son regard s'arrêta sur un jeune homme roux. Ses cheveux tressés, sa carrure épaisse, les tatouages de son visage l'identifiaient comme Gehrmnen, un vainqueur du Tournoi des Glaces. Mais le champion de Shawn restait allongé sur le sol, une plaie béante dans la poitrine, le regard à jamais vide. À ses côtés, une jeune femme étendait un bras dans sa direction, la chevelure blonde imbibée de sang.
Plus aucun Shawnien ne respirait ici, seulement une demi-douzaine d'armures noires. Certaines plaçaient déjà des charges explosives contre la porte de fonte du Conseil. Et, au centre de la pièce, un homme solitaire ramassait une épée ensanglantée.
Les yeux d'Ignis se plissèrent. Ses doigts se refermèrent sur le pommeau de son arme, la main gauche crépita sous des flammes furieuses.
« Vous, toujours vous. »
Le Commandant.
Un fourreau de chaque côté, de l'écarlate séché teintait ses ténèbres. L'homme tourna la tête dans sa direction.
« La petite magicienne... »
Elle espérait rejoindre les Shawniens avant ce massacre ; attaquer seule relevait du suicide. Mais elle n'était pas seule ; son regard se releva.
« Je m'appelle Ignis. Ignis Josana. »
Derrière la baie vitrée apparurent quatre gardes rouges, leurs propulseurs à plein régime. Les femmes déclenchèrent leurs derniers missiles, pulvérisèrent l'ouvrage et posèrent pied à terre.
Épées contre épées, le combat s'engagea. Seule Ignis resta en retrait, harcela ses adversaires d'interminables traits de feu. Le Commandant décapita une adversaire, une amazone rouge transperça un cœur.
Esmène Vlata.
Ignis ne l'avait jamais rencontrée, mais ses insignes faisaient d'elle le bras droit d'Octale Zdalavitch. Un nouveau garde noir tomba, puis une nouvelle armure rouge.
Deux contre quatre. Ou, avec elle, trois contre quatre.
Ignis souleva la porte arrachée, percuta un Kalendorien. Dans une seconde d'inattention, Esmène glissa une lame sous sa garde.
Trois contre trois.
Un combat presque équilibré.
Le Commandant para une épée, chercha un cœur. À la dernière seconde, Ignis attira le garde rouge d'un geste de main. L'épée arracha les écailles de l'armure, mais ne fit qu'effleurer la peau. La Brocélienne contra l'attaque suivante.
La tête du Kalendorien se tourna vers la magicienne. Il repoussa son adversaire d'un coup de pied, alors qu'approchaient les deux derniers gardes noirs.
Ignis lança une boule de feu, aussitôt déviée, arracha une pierre, qu'il trancha. Elle gela le sol, les bottes noires évitèrent le piège.
« Je ne sais même pas comment vous faites pour vous retrouver ici, avoua le Commandant, mais votre persévérance force l'admiration. »
Dans chacune de ses épées résonnaient les cris de milliers d'âmes arrachées. Ignis recula, un tremblement irrépressible agita ses membres.
« Vous... »
Ses yeux balayèrent d'un coin à l'autre avant de s'agrandir dans une soudaine révélation.
« Vous êtes moins nombreux que vous ne devriez, en fait. »
Peu d'armures noires accompagnaient les cadavres qu'elle avait croisés. Ignis se rappela les parachutes ; il manquait au moins la moitié, probablement les deux tiers, des Kalendoriens.
« Vous êtes plutôt perspicace », remarqua le Commandant.
Comment ne s'en était-elle pas rendu compte plus tôt ? Les présences se mélangeaient dans le chaos, seul le Commandant brillait de toute sa noire netteté. Elle porta une main à la tête. Les Shawniens répondaient à l'appel de détresse des magistrats, des renforts remontaient jusqu'à l'Œil de l'Aigle, mais la majorité des Kalendoriens attendait encore ailleurs.
« Le Cristal », comprit-elle.
Son sang se glaça. Ses deux parents étaient en bas, dans la place centrale. N'entendait-elle pas déjà le chuintement de l'acier, le choc des lames ?
« Décidément, je ne peux pas vous laisser vivante », murmura le Commandant.
Elle dressa son épée par réflexe, sans espoir de victoire.
« Laissez-la ! »
Une armure rouge s'approcha, une lame ensanglantée dans la main. Sur son casque manquait l'une des trois piques, tout comme quelques écailles démises témoignaient de ses combats.
« Esmène ! » cria Ignis.
L'amazone tourna la tête sur le côté.
« On se connaît ?
— De réputation. Je suis Ignis, j'ai soigné Octale, à un moment, mais peu importe. C'est une diversion ; ils en ont après le Cristal ! »
Sans leur laisser le temps d'échanger davantage, le Commandant fit volte-face sur Esmène. Les épées s'entrechoquèrent dans une rare fureur. Ignis tendit une main, projeta une boule ardente, un bras noir de dressa, le feu s'écrasa au sol. Loin de perdre sa concentration, le Commandant arracha une face du casque d'Esmène.
La femme recula, esquiva de peu une épée, la seconde fusa sur son œil.
Une dalle se souleva, le Commandant perdit son attaque, se décala sur le côté pour ne pas menacer son équilibre, Esmène contre-attaqua de toutes ses forces. Depuis sa courte chevelure noire jusqu'à la mâchoire crispée, du sang inondait le côté gauche de son visage. Mais son œil brûlait d'une fureur absolue.
Le Commandant recula d'un pas. Sous les chocs répétés, l'acier criait de douleur, dans son dos tournoyaient des pierres.
À deux, peut-être avaient-elles une chance. Ignis le contraignait à la défensive, Esmène attaquait.
Le Kalendorien trancha une roche d'un bras, esquiva la suivante, arrêta le sabre d'Esmène près de son visage. Si près. Il restait humain. La fatigue finirait bien par éroder sa défense.
La vision d'Ignis se brouilla. L'adrénaline pulsait dans ses veines jusqu'au malaise, et elle ne le remarquait que maintenant. Elle enchaînait les sorts sans interruption, depuis déjà plusieurs minutes. Mais elle ne pouvait pas arrêter, pas maintenant ; elle serra les dents.
Une fulgurance noire érafla le gantelet rouge. Le Commandant ne leur laissait aucun répit. Ignis remarqua la fatigue, la sueur des traits d'Esmène. La femme revenait à peine du champ de bataille, depuis combien de temps, combien d'heures combattait-elle déjà ?
Elles aussi étaient humaines.
Le Commandant pensait certainement la même chose.
Et, dans ce combat d'attrition, la première erreur, aussi minime fût-elle, s'avérerait fatale. Ignis dressa un bras. Des pierres du plafond se détachèrent, sans pour autant atteindre le spectre noir. Dans un craquement, le sol se déchira sur deux mètres ; encore une fois, les bottes s'éloignèrent d'une embardée, mais Esmène profita de l'occasion, sa lame repoussa l'épée ennemie, fusa sur le casque noir.
Le métal ripa.
Pour la première fois, elle touchait son adversaire.
Ignis retint un haut-le-cœur, ses membres tremblaient, des crépitements anarchiques entouraient ses bras.
Le Commandant lâcha son arme droite en péril, attrapa de la même main le bras audacieux.
Esmène voulut se décaler, il l'entraîna au sol, les membres s'agitèrent dans une confusion bien trop dangereuse pour un nouveau sortilège.
Peut-être aurait-elle dû tirer au hasard, enterrer les deux adversaires sous les pierres. Le Cristal, ses parents... Le temps la pressait, elle connaissait à peine Esmène, mais, même pour une victoire contre le Commandant, elle ne pouvait se résoudre à sacrifier une alliée.
L'acier trancha une giclée de sang, les deux ennemis se séparèrent.
Une nouvelle marque sombre traversait le casque du Commandant. Esmène, bras tendu, pointait sa lame devant elle. Essoufflée, les traits mélangés dans l'adrénaline et la douleur.
La douleur.
Sa jambe gauche se déroba. Un torrent écarlate pulsait entre les écailles défaites.
« Vous vous êtes bien battue, reconnut le Commandant, encore mieux que la dernière fois. »
L'homme ramassa sa première épée ; elle ne baissa pas son arme pour autant.
« Je devais tuer Zagnar, haleta la Brocélienne, je devais vous vaincre. Je dois... »
Ignis sentit ses propres jambes se dérober, son corps tomber à genoux. Pour autant, son regard se décala vers la gauche. Deux gardes noirs restaient, la dernière amazone gisait au sol, blessée, mais encore consciente.
Et cette magie... Cette puissante magie, au potentiel illimité. La main de la Déesse.
Ignis connaissait déjà cette présence.
Le premier capitaine.
Une météorite d'or écrasa un garde noir. Le second dressa son arme, para un arc de cercle métallique, puis recula, transpercé par une rapière étincelante.
Un éclair orange traversa la pièce. Le Commandant redressa ses deux lames, interrompit la course de la rapière. Sous le choc, l'armure recula de plusieurs mètres, mais ne perdit pas pour autant l'équilibre.
« Seyer Askhalomène, siffla le Kalendorien, cette planète n'est pas sous la protection des Voyageurs, vous ne devriez même pas être ici. »
Les armes grincèrent un rare effort. Un masque blanc se pencha sur son casque noir.
« Je suis ici en mon nom propre. Mais, si vous vous obstinez dans cette entreprise, vous affronterez la toute-puissance d'un archange.
— Je n'ai pas peur des archanges, pas plus que de votre prétendu dieu. »
Le Commandant se dégagea. La radiance de Seyer, ses vêtements orange et or contrastaient avec le noir de l'armure, comme taillée dans les ténèbres.
« Je vous ai déjà vaincu, sur Sif, sans même vous combattre », rappela le Commandant.
Le meurtre des Shawniens, de Greta, le chantage organisé sous le sceau de Zagnar. Le départ de Seyer. Un tremblement glacé agita les membres d'Ignis.
« Je n'ai pas oublié, je n'ai rien oublié »
Les mots de l'archange brûlaient d'une émotion contenue. En contraste, le détachement du Commandant apparaissait aussi froid que la mort.
« Si, malgré tout, vous désirez encore l'affrontement, prévint l'homme, alors vous découvrirez toute la puissance de Kalendor. »
Un grondement sourd ébranla le bâtiment. La magicienne redressa la tête.
Le Cristal.
Dans le ciel s'évanouissaient les dernières corolles de fumée. La pluie de feu rencontrait la ville, brisait les tours, incendiait les rues. Ignis se rapprocha d'Esmène, son épée à la main. L'amazone avait retiré sa jambière et, les mains rouges de son propre sang, appliquait un bandage rudimentaire sur la plaie. Derrière, des cohortes de pas remontaient dans les escaliers, toutes proches.
« Le choix est vôtre, archange, insista le Commandant. Zagnar ne veut que la tête de Galaniel. Abandonnez ce monde maintenant, et j'oublierai votre présence ici, mais, dans le cas contraire, vous vous engagerez dans un combat à mort. »
Sans lui répondre, Seyer atteignit le bord de la baie dévastée. Des filaments de lumière dorée émergèrent de son torse pour se joindre dans son dos, éclore en quatre ailes gigantesques.
« Ô Éternel, Vous qui régnez sur les cieux, la terre et les confins... »
Les yeux d'Ignis s'agrandirent. Dissimulé entre les plis du manteau ocre, l'artefact magique, déjà radiant, redoubla d'éclat. Une aura blanche nimba l'archange.
« En ce jour sombre, prêtez-moi Votre force. Toute Votre force. »
Des flots semblables à un barrage qui se brise. Toute l'atmosphère vibra de magie, comme engloutie par une source illimitée.
L'archange prit son envol, dans un souffle de plumes d'or. Alors que s'abattait le feu vengeur, sa lumière se leva dans au-dessus de la cité, comme une nouvelle étoile.
« Vous serez un adversaire formidable », murmura le Commandant.
Les renforts Shawniens apparurent à l'orée des marches. À son tour, le Kalendorien rejoignit l'ouverture, attrapa une corde dans son dos.
« Esmène, Ignis, nous nous reverrons peut-être en Enfer, supposa le Commandant. Je ne doute pas de vos intentions, mais cette bataille sera la dernière. »
Il lança son assemblage, le nœud coulant s'enroula autour d'une tête de loup sculptée, quelques mètres en contrebas. Ignis se précipita, malgré des jambes défaillantes, un crépitement remonta son avant-bras.
Le Kalendorien s'élança dans le vide. Ses deux pieds heurtèrent le mur de pierre, pour se laisser ensuite glisser au sol.
Une boule de feu arracha la sculpture, la corde brûlée tomba dans le vide. Les bris de verre crissèrent sous les pieds d'Ignis lorsqu'elle arriva au rebord ; ses yeux plongèrent dans le vide.
Vingt mètres en contrebas, la forme noire se redressa, sans dommage apparent. Le Commandant redressa une dernière fois la tête dans sa direction, puis disparut à la faveur d'une ruelle.
« Je... je dois y aller, prévint la jeune magicienne. Le Cristal, mes parents...
— Vous m'avez déjà aidée plus que de raison, l'encouragea Esmène. Je survivrai, ne vous inquiétez pas pour moi. »
Ignis hocha la tête. Ses pieds s'enveloppèrent d'un souffle glacé, qui remonta jusque dans sa nuque. Elle ferma les yeux, visualisa la légèreté d'une plume, avança d'un pas.
La chute ne dura qu'un instant. Elle se réceptionna en position accroupie, main contre le sol, la respiration haletante. Ses jambes la portaient toujours ; elle se redressa.
Dans le ciel, Seyer étendait une nouvelle protection, semblable au Cristal, mais limitée au centre-ville. Pour autant, Ignis entendait son épuisement latent, le poids de chaque missile, chaque explosion.
À quelques rues, à peine, sur la place centrale, résonnait le fracas des armes, le cri des combats. Le Cristal... Le Cristal gémissait. La vie, la magie s'effaçait et derrière grondaient, bouillonnaient des murmures antédiluviens, presque revenus en surface. Elle tourna la tête. De l'autre côté des immeubles, juste devant elle, la présence noire du Commandant avançait au pas de course.
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