XXXII-5 : Ne me trahis pas
Le Commandant posa pied sur la pierre de l'esplanade et défit aussitôt les sangles de son parachute. Une fraîcheur matinale s'infiltrait entre les interstices de son armure. Un temps clair, un vent limité, une visibilité idéale.
L'armure noire s'approcha du rebord. Vingt mètres en contrebas, derrière les façades sculptées d'immeubles à trois ou quatre étages, s'étendait une large place dégagée et, en son centre, un étrange cristal bleu translucide, entouré de silhouettes en armures légères. Quelques filaments multicolores vibraient, se mélangeaient, repartaient vers le ciel. Il redressa la tête. La pluie de missiles continuait, des corolles lumineuses éclairaient l'atmosphère. Au-dessus, une tornade d'or arrachait les parachutes, projetait les caisses piégées et, dans une volée de plumes, évitait les tirs des chasseurs.
Seyer Askhalomène.
L'archange étendait sa protection, mais la situation limitait ses actions. Et plusieurs déductions apparaissaient de fait. Les bombes à retardement traversaient le bouclier. Certaines explosaient déjà dans des quartiers adjacents. Mais aucune n'atteignait le cristal. Le Voyageur ciblait celles du centre en priorité, abandonnait les plus éloignées.
D'autres gardes noirs atterrirent dans son dos. L'esplanade jouxtait un bâtiment panoramique, érigé à flanc de falaise, un lieu idéal pour établir un quartier général ennemi. Pourtant, Seyer continuait de s'épuiser au-dessus du cristal. Pour une telle priorité, le monolithe scintillant devait, d'une façon ou d'une autre, contribuer au meilleur atout des Shawniens : leur protection invisible contre les bombardements.
Son regard s'étendit vers l'est. Depuis la muraille éventrée s'élevaient des flammes, l'odeur de cendre remontait jusqu'ici. Écrasés par le raz-de-marée noir, les Shawniens refluaient en désordre entre les ruelles attenantes, tandis que les rangées de chars filaient désormais droit le long de l'artère principale. Le Commandant fronça les sourcils. Plutôt que de prendre le temps de sécuriser les quartiers adjacents, Zagnar, par impatience, visait le centre-ville, telle une lance à l'assaut du cœur.
Ses yeux parcourent les barricades, agrégats de briques et de meubles, qui bloquaient nombre de ruelles secondaires. Mais, sur les trois artères principales, Est, Nord et Sud, presque aucune protection n'apparaissait. Dans les toits proches, quelques silhouettes traversaient la fumée, arcs ou arbalètes à la main. Le Commandant considéra de nouveau l'effrayante brillance du Cristal, les portes de la seconde muraille encore laissées grandes ouvertes, et cette large avenue dégagée pour l'armée kalendorienne.
Son instinct pressentit le piège avant de le comprendre.
« Non... »
Il n'eut que le temps d'actionner sa radio qu'un missile percuta la périphérie est. Pour la première fois, un tir du vaisseau mère atteignait la cité. Pour autant, la protection se maintenait toujours sur le centre-ville, les corolles de fumées explosaient toujours en altitude. Le dôme invisible, en quelques secondes, venait juste de se contracter. Vingt pour cent de moins.
Le cristal redoubla de luminosité. Tout près, un orbe d'un bleu incandescent se matérialisa, large de plusieurs mètres, alimenté par les filaments lumineux de dizaines de sorciers.
« Quittez l'artère principale ! ordonna le Commandant. Zagnar ! Si vous m'entendez, dispersez-vous, vous êtes sur une ligne de tir ! »
Sifflement.
La foudre traversa l'artère. Un feu azur, intense, bouillonnant, souleva les chars, renversa les barzacs, projeta les soldats.
Un massacre.
La seconde suivante, flèches et carreaux s'abattirent depuis les toits proches. Une traînée noire s'étendait depuis le cristal jusqu'à la sortie de la ville. Et, entre le métal brisé, les incendies naissants, des hommes pris en embuscade.
Le souffle court, il éteignit son commutateur. Des fusils se réveillaient, quelques mitrailleuses se tournaient vers les toits, des traits lumineux leur répondaient. Zagnar imaginait sans doute la victoire, à peine quelques secondes plus tôt, mais, désormais, les affrontements s'enlisaient dans de sanglantes incertitudes.
Les derniers gardes noirs atterrirent, coupèrent les sangles de leurs parachutes. Le Commandant posa une main sur le pommeau de ses épées, puis se détourna, d'un pas déterminé. De sa mission dépendrait la vie d'innombrables soldats, peut-être même le dénouement de cette bataille.
Ô Grande Déesse, Vous qui régnez au firmament...
Une main crispée contre l'épaule poisseuse, Alyne courait. Incapable de se soigner, réduite à l'impuissance par les fluctuations de l'inhibiteur, elle offrait au fauve la trace vermeille de sa propre vie.
Offrez-nous Votre Lumière, qu'elle réchauffe les mondes, éclaire nos chemins incertains.
Une balle siffla dans ses cheveux, l'elfine bifurqua de nouveau.
Prenez en pitié les pécheuses que nous sommes...
Le souvenir de Rhétar assaillit ses tympans. Les coups de feu se répétèrent.
La pécheuse que je suis.
Elle avisa une ruelle sombre pour s'interrompre dans un cul-de-sac. Les pas arrivaient déjà derrière elle. Son regard horrifié supplia une échappatoire, ses jambes se précipitèrent dans la devanture d'une boutique de poterie.
Offrez-nous refuge contre le Mal.
La vitre éclata sous les coups de feu, Alyne perdit l'équilibre, renversa une table, s'écrasa entre les vases de terre cuite.
« C'est terminé. On pourra dire que tu m'auras bien fait courir. »
Elle remarqua une porte, bloquée par un verrou. L'unique sortie, mais à découvert depuis la rue. En partie dissimulée derrière la table renversée, Alyne rampa contre le mur, sa main droite se referma sur une double lame. Quitter sa position se traduirait par une mort immédiate ; la conserver, par une mort tout aussi certaine.
Les bottes crissèrent sur les éclats de verre et d'argile. Dalen contourna la table pour se placer près de la porte, le canon pointé dans sa direction. Un sourire sanglant illumina son visage.
« Dalen ! »
Le cœur d'Alyne rata un bond. Depuis la rue avançait une nouvelle armure shawnienne, maculée de sang et de poussière, le visage dissimulé derrière un casque intégral. Pour autant, le fauve n'abandonna pas sa proie du regard.
Galaniel.
« Est-ce bien vous, Gathor ? articula Dalen.
— Bien évidemment. Je ne m'attendais pas à te revoir de sitôt, où est Stakis ?
— Stakis est blessé ; il se cache dans la Grande Arène. »
La femme hésita ; Galaniel approchait d'un pas détendu, les armes laissées dans leur fourreau.
« Quel est le plan ? demanda-t-elle.
— Annoncer au Monde mon retour. »
Le jeune homme s'arrêta. Un incoercible frisson parcourut le corps d'Alyne. D'un geste mesuré, Galaniel retira son épée pour la jeter à terre.
« Qu'est-ce que vous faites ? s'étonna Dalen.
— Je compte profiter de cette bataille pour frapper un grand coup. Deux autres Voyageurs sont présents, Césape Victorèle, ainsi que le Grand Maître Seyer Askhalomène. Je comptais agir seul, mais puisque tu es arrivée à temps, tu vas pouvoir m'aider.
— Nous... allons les tuer ?
— Bien sûr. Césape est déjà en route. Mais il arrivera trop tard : Alyne sera déjà morte et son compagnon, Galaniel, pris en otage par le Chevalier Onirique. »
Le cœur d'Alyne s'accéléra. Galaniel venait l'aider, elle voulait croire en lui, à son allégeance. Mais lui avait-elle jamais véritablement fait confiance ?
« Mon passage chez les Voyageurs m'a rappelé ma vie passée, poursuivit le Shawnien, mais il est temps de mettre un terme à cette mascarade, il est temps pour moi de reprendre mon véritable rôle. »
Un poignard chuinta dans sa main, alors qu'il approchait d'Alyne. À terre, pétrifiée contre le mur, l'elfine dressa son arme. L'entendre prononcer de tels mots, avec un tel aplomb, réveillait ses pires cauchemars.
« Tu as toujours été méfiante, Dalen, et c'est tout à ton honneur, c'est ce qui t'a permis de survivre jusqu'ici. Mais il n'est de meilleure démonstration que la mort. S'il te reste d'ultimes doutes, j'aimerais les dissiper avant que nous ne reprenions notre combat. Tu aurais sans doute voulu achever ta proie, mais laisse-moi plutôt me charger d'elle.
— Faites donc, Maître. »
Le Shawnien s'accroupit près de l'elfine.
« Ce... ce n'est pas toi... pas toi... Galaniel. »
Pourquoi son dernier bras tremblait-il ? Toutes ses craintes, toutes ses peurs, remontaient à la surface. Une comédie, une grossière comédie. Mais laquelle ? Avant ? Maintenant ? Et elle, qu'avait-elle donc accompli ? Pourquoi devait-elle se retrouver à la merci de ce bras tant redouté ? Elle, qui prétendait le sauver des Ténèbres ! Elle n'avait rien sauvé ! Le cadavre de Rhétar gisait dans la Grande Arène ! Et elle le rejoindrait bientôt.
Pardonnez-nous nos errements comme nous pardonnons les offenses d'autrui.
Galaniel attrapa son poignet, dans un bruit métallique, l'arme rencontra le plancher.
« Au fond de toi, tu as toujours su qui j'étais véritablement », affirma le jeune homme.
Le savait-elle vraiment ? Elle espérait. Oui, elle espérait. Même encore maintenant, une part d'elle espérait, une part terrifiante, vertigineuse.
Elle sentit une main fouiller son manteau, attraper sa Pierre d'Origine.
Lui arracher le cœur.
Et, lorsque viendra notre heure, offrez-nous refuge en Votre Royaume.
Le poignard se posa contre sa gorge, elle ferma les yeux.
Pour l'éternité.
Zagnar s'extirpa de son barzac démantibulé pour se mettre à l'abri derrière une carcasse fumante. Les flèches pleuvaient de tous côtés, accompagnées d'éclairs, de feu, parfois même de pierres, jetées depuis les hauteurs.
« Bandes de lâches », maugréa le Général.
Des Shawniens couraient sur les toits plats de maisons attenantes. Zagnar attrapa son fusil mitrailleur et tira plusieurs rafales, imité par ses soldats. Il chercha Galaniel du regard, mais sans le trouver. Pourtant, le Shawnien était toujours là, dans cette ville, quelque part. Il l'imagina le narguer, hors de portée, des traits narquois plaqués sur son insupportable visage. Il lui ferait payer, il leur ferait tous payer.
Il toucha un homme, puis une femme, qui s'écrasèrent trois mètres plus bas. À chaque mort, il supposait des connaissances de Galaniel, de la famille, des amis, si tant est que cet infect meurtrier connût le concept même d'amitié.
« Ripostez ! hurla-t-il à ses troupes, ne restez pas plantés là ! »
Il avisa un mur de pierres disjointes qu'il escalada. Deux Shawniens se précipitèrent, qu'il repoussa d'un coup d'épée. Déjà, quelques gardes noirs suivaient, des soldats l'imitaient. Il évita une nouvelle épée, trancha dans le vif. Son casque noir résonna d'un rire mauvais. Une gerbe rouge l'éclaboussa, puis une autre. Blessé à la jambe, un Shawnien perdit l'équilibre ; l'épée vengeresse transperça le dos du cloporte rampant.
« Galaniel ! Où est Galaniel ? »
Il attrapa un autre Shawnien, trancha une gorge qui s'épanchait en borborygmes incompréhensibles, bloqua l'audace d'une lame ennemie, riposta. Il raserait cette ville jusqu'à la dernière pierre, tuerait ses habitants jusqu'au dernier et, alors, finirait bien par retrouver sa némésis.
Oui. Il lui ferait même contempler la terre noire devenue stérile, engorgée des cadavres de ses compagnons.
Puis il le tuerait de ses mains.
Alors, alors seulement prendrait fin la longue quête entamée depuis la chute de son père. Shawn tomberait, et ses derniers occupants, tous ceux qui baisseraient la tête, murmureraient ses louanges, imploreraient sa clémence, hommes, femmes, vieillards et enfants deviendraient ses esclaves. Dans son rire furieux se mêlèrent des larmes étouffées. Il avait tant sacrifié, tant perdu. Son père ne lui enseignerait plus l'art des armes, il ne verrait plus Astiana parcourir les jardins fleuris d'Epithaï. Pourtant, malgré toutes les peines, tous les obstacles, il avait persévéré. Il avait réussi l'épreuve de Rhampsodis ; avec Karken, il avait appris à tuer. Puis il avait vaincu Octale, brûlé le Neelhan, écrasé les armées bleue et rouge. Désormais, il anéantissait Shawn, ses derniers ennemis tombaient sous sa main.
Il avait préservé Kalendor, l'héritage de son père, de ses ancêtres. Lorsqu'il reviendrait sur Oriale, nul Général ne pourrait plus s'opposer à son titre de Chef. Tous s'agenouilleraient devant sa victoire ; même Octale, Octale ramperait à ses pieds.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top