XXXII-1 : Ne me trahis pas
Sous la guidance de Samuel, le tiers des anges descendit des cieux. Ils s'engouffrèrent dans les entrailles de la terre, pour atteindre une grotte gigantesque, où plus aucune lumière ne perçait. Là, lové le long d'une stalagmite aussi épaisse qu'une tour, les attendait Ahriman, le Serpent Primordial.
Alors Samuel s'agenouilla devant son nouveau maître.
« Ô, Ahriman, je te présente tous les anges qui ont bien voulu me suivre. Comme moi, ils ont tous décidé d'abandonner la Lumière, les préceptes d'Ahura Mazda, pour ne plus vivre que selon notre véritable liberté. »
Alors le Serpent se déploya. Ses anneaux, encore plus larges que des aubes de moulin, exsudaient toute la noirceur de ses Ténèbres. Son souffle siffla, et Ahriman dit à ses anges :
« Bienvenue à vous, anges libérés. Contrairement à votre ancien maître, je vous donne véritablement le Monde, aussi laissez-y libre cours au moindre de vos désirs. Ne vous restreignez plus, oubliez les carcans d'Ahura Mazda, les chaînes de la Lumière. Mentez pour votre propre intérêt, prenez tout ce que vous convoitez, tuez le moindre de vos ennemis.
« Mais ne me trahissez jamais !
« Ne me mentez jamais, à moi, le père des mensonges !
« Ne me prenez jamais rien, à moi, qui ai dérobé le Monde !
« Ne dressez jamais votre épée contre moi, qui ai défié le Créateur !
« Car, de ceux qui accepteront mes Ténèbres, je deviendrai l'unique maître. Mes désirs deviendront les vôtres, et mes crimes tacheront vos mains. »
Grand Livre de la Lumière, La chute des anges
L'aube se leva dans l'indifférence générale. Effacés dans le tonnerre des bombes, noyés dans les irisations du sortilège protecteur, les rayons naissants passèrent inaperçus.
Des heures durant, les magiciens avaient tenu bon, malgré l'entêtement de Zagnar. Le Général n'avait pas même cherché le contact. Dans un grondement sourd, la masse sombre de son appareil avait traversé les ténèbres, seulement rendue visible par l'écœurant bleu-vert de ses propulseurs, et, sans prévenir, avait chassé la nuit.
Des nuées de chasseurs noirs vrombirent dans le ciel illuminé, abattirent de nouvelles frappes. Galaniel eut une pensée pour Aktalin, près du Cristal, concentré sur cette protection vitale, aux côtés des autres magiciens. Aucun missile n'atteignait la ville ; tous explosaient à mi-distance, irradiaient toute leur violence sonore. Seule une odeur de poudre et de cendre retombait sur les Shawniens, un avant-goût bien trop familier.
Enfin, les tirs s'interrompirent. Le vaisseau mère, comme lassé par la résistance des magiciens, s'écarta. Un essaim bourdonnant encercla la cité, des barges de transport colonisèrent les prairies environnantes pour vomir hommes et métal.
Le ballet infernal semblait ne jamais vouloir s'interrompre. Si les Shawniens avaient massé un nombre conséquent de guerriers, leurs ennemis arrivaient en force. Cette bataille, Galaniel le savait, serait d'une tout autre échelle que celle d'Oriale, et contempler les masses grouillantes à l'œuvre, ces colonies d'insectes en marche de guerre, lui donnait le vertige.
En face, les rangées de canons scintillèrent sous l'incarnat de l'aube, aussi nombreux que des brins d'herbe. Quelques tirs résonnèrent, une nouvelle fois interrompus par le bouclier, puis les chenilles tracèrent leur route. Le blanc précoce de la neige, le vert de l'herbe encore vaillante furent remplacés, piétinés par la menace du noir métallique.
Galaniel ravala sa salive. Seul un silence de mort l'accompagnait. Les Shawniens, mains crispées sur leurs armes, attendaient, le cœur vibrant, épées au clair, arcs ou arbalètes rechargés. Les murs de pierre d'Hyktacrite, hauts de trois mètres, n'avaient jamais eu pour seule vocation que d'arrêter quelques bêtes sauvages, mais la Bête qui, aujourd'hui, rampait jusqu'à eux, exhibait des millions de crocs luisants, et crachait mille hurlements ardents.
Les Shawniens étaient censés avoir l'avantage du nombre, mais, maintenant, Galaniel doutait de ses estimations.
« Zagnar doit avoir rassemblé la majorité de ses forces ici même. Il est possible qu'il mène lui-même l'assaut », supposa la voix d'Esmène.
Galaniel hocha la tête. Alors qu'avançait ici l'inexorable marée noire, que s'ébréchait déjà l'espoir des défenseurs, qu'adviendrait-il, sinon, sur les autres fronts ?
À demi dissimulée derrière une colline de glace, une douzaine de canons cracha son feu. Les projectiles éclatèrent à proximité du dôme invisible, à quelques mètres de la muraille de pierre.
Césape se boucha les oreilles.
« Même le Grand Prédateur noir ne fait pas un tel boucan, se plaignit le gigan. Et pourtant, je peux garantir qu'on l'entend à des kilomètres. »
Quelques soldats s'approchèrent de la muraille, suivis par une poignée de chars noirs. Césape attrapa sa lourde hache.
« Après des heures à attendre, j'ai cru qu'ils ne viendraient jamais. Ils auraient sans doute mieux fait, d'ailleurs, j'ai promis à Galaniel de ne laisser passer personne ici. »
Il jeta un regard en direction de Seyer. Seuls deux éclats d'améthyste perçaient le masque blanc, sans émotion particulière. Le fythélien étendit une main.
« Ils ne sont pas nombreux, commenta-t-il.
— Ah, c'est une bonne nouvelle, se réjouit le gigan.
— Ils ne sont pas nombreux, ici, corrigea Seyer. N'entends-tu pas leur grouillement à l'est ?
— Zut, c'est pour Galaniel, ça. On ne peut pas en finir vite ici et aller leur prêter main-forte ?
— Ce serait l'idée », acquiesça le Grand Maître.
Un éclair de feu pulvérisa la tourelle du premier char. D'autres magiciens suivirent l'exemple du Grand Maître. Des rayons bleutés fusèrent, des volées de flèches et de carreaux s'abattirent sur la plaine. Quelques tirs de fusils-mitrailleurs répondirent, sans grand effet. Les balles incurvèrent leurs trajectoires, interrompirent leur course, et certaines revinrent à l'envoyeur.
« Je me charge de ceux-là, déclara Seyer. Vous tous, à l'exception de Césape, rejoignez la place centrale, avant de repartir vers l'est.
— Vous êtes sûr ? s'inquiéta un Shawnien.
— L'entrée Est risque de se retrouver submergée, si ce n'est pas déjà le cas. Je vous rejoins dès que possible. »
Le fythélien enjamba la protection de pierre pour sauter à terre, quelques mètres plus bas. Sans se soucier des projectiles qui fusaient encore de part et d'autre, son pas décidé le menait jusque devant les ennemis. Des murmures surpris l'accompagnèrent.
« Je suis le troisième archange blanc, Seyer Askhalomène, tonna-t-il. Cette planète est sous ma protection, aussi, je ne me répéterai pas, quittez immédiatement ces terres si vous tenez à la vie. »
Seul le cri des balles lui répondit ; toutes s'immobilisèrent à quelques centimètres, jusqu'à former un véritable mur de métal. Les tirs cessèrent, tandis que plusieurs soldats reculaient, indécis.
« C'est votre choix », concéda Seyer.
Tous les projectiles fusèrent en sens inverse, dans toutes les directions, pour retrouver leurs propriétaires. Les soldats s'effondrèrent, à l'exception d'une poignée d'armures caractéristiques.
La garde noire de Kalendor.
Épées au clair, la demi-douzaine d'hommes se rua sur le fythélien. Seyer dégaina sa rapière, se baissa, esquiva, contre-attaqua. Nimbé d'une aura lumineuse, le Grand Maître frappait tel l'éclair. Sans même pouvoir l'atteindre, ses adversaires tombèrent l'un après l'autre, emportés dans ses mouvements insaisissables.
Les yeux écarquillés, Césape peinait à suivre l'enchaînement. Lorsque s'effondra la dernière armure, une poignée de chars survivants étendit ses canons. Les explosions parcoururent la neige sans atteindre l'archange, certains obus explosèrent à mi-parcours.
Déjà le fythélien atteignait la première tourelle, les mains comme la Pierre radiantes d'un intense orange électrique.
La foudre divine frappa le métal.
Alyne soupira. Son insistance à garder cette entrée avait finalement eu raison des réticences de Seyer. Enfin, pour l'heure, hormis ce tintamarre nocturne qui lui vrillait les tympans depuis des heures, rien n'advenait. Pas le moindre ennemi à l'horizon, seule une impatience nerveuse agitait ses membres.
Elle ne craignait rien, ni les Kalendoriens, ni la garde noire, et encore moins leur Commandant. De toutes les prétendantes, elle avait été seule à triompher des épreuves du Matayella, pour devenir un ange de la Grande Déesse et sans doute même, un jour, un archange. Son périple la mènerait jusqu'à Moloch, jusqu'au jour du Jugement dernier, lorsque tomberaient les Ténèbres. Qu'espéraient donc une poignée d'humains ?
« Eh, mais, c'est pas vous, Alyne ol'Astyn ? »
Un sourcil interloqué répondit à l'interjection du petit homme moustachu, presque de la même taille qu'elle.
« Et vous êtes ?
— Rhétar, maître d'armes du village d'Epadonas. Je doute que Galaniel vous ait parlé de moi, mais il m'a parlé de vous. »
Il lui tendit une main épaisse qu'elle se résolut à empoigner.
« Et que vous a-t-il donc raconté ? »
Les dires du Shawnien l'indifféraient pourtant ; pourquoi s'était-elle sentie obligée de poser la question, si ce n'était par pure convenance ?
« Oh, que vous avez rejoint la Déesse Cristal en même temps que lui, que vous venez d'un monde lointain, que vous êtes forte au combat et habile en magie. Et aussi, euh... »
Il hésita.
« Plutôt tête brûlée, je crois que c'est à peu près tout. »
Elle ne put s'empêcher un sourire. Le Shawnien lui avait déjà révélé le fond de cette pensée, des craintes attentionnées, mais superflues. Son statut la plaçait au-delà de telles trivialités. Née dans le peuple élu, avant d'être choisie par la Déesse, elle marchait dans les pas des plus grandes, avait suivi la rigueur d'une vie de foi, forgé son corps comme son esprit pour la gloire de la Lumière. Elle ne craignait pas le Commandant, encore moins Zagnar. Au contraire de Galaniel, nul doute, nulle peur n'assombrissait ses inaltérables convictions. Et, pourtant, malgré toutes ses faiblesses, le Shawnien attendait en première ligne. Ses yeux criaient leur terreur, ses membres murmuraient des tremblements contenus, mais, au fond d'elle, elle savait qu'il n'abandonnerait pas, qu'il tiendrait son rôle, jusqu'au bout.
« J'ai un certain respect pour Galaniel, avoua-t-elle, j'espère qu'il s'en sortira.
— Oh ça, vous pouvez en être certaine. N'allez pas lui répéter ça, mais je n'ai jamais enseigné à un bretteur aussi talentueux. Enfin, à part son frère, Marzog. Sacrée famille, quand même. Et s'il y a une chose que m'a apprise l'opération d'Oriale, c'est bien à quel point il est capable de survivre aux situations les plus désespérées. »
Le regard d'Alyne intercepta l'imperceptible frisson. Même le ton de la voix, bien trop assuré, renfermait une étrange dissonance. À croire qu'aucun humain n'ignorait la peur, que ce fût pour soi ou les autres. Une faiblesse inhérente à leur espèce, sans doute, mais, malgré tout, ils restaient tous présents, quitte à mentir leur confiance, quitte à se mentir.
Elle soupira. Quelle que soit l'issue, la Grande Déesse veillait sur leurs âmes, là résidait la seule Vérité. Et, elle, son bras armé, protégerait Ses enfants, quels qu'ils fussent. Que les rejetons de l'Ombre vinssent ramper sur ces terres glacées et elle leur transpercerait le cœur.
L'elfine plissa les yeux. Quelques silhouettes sombres approchaient, une poignée de pantins noirs. Des crépitements bleus descendirent sur ses mains de nacre ; à ses côtés les Shawniens encochaient leurs flèches.
Un sourire impatient lui échappa ; elle n'attendait que ce moment.
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