XXX-2 : Les voies de la Lumière
Hyktacrite, Grande Arène, le jour même
L'épée à la main, Galaniel trancha l'obscurité. Depuis deux heures, déjà, la nuit recouvrait la cité, mais le sommeil se refusait à son corps pourtant fourbu. Alors que se rapprochait l'inévitable affrontement, que le vaisseau mère poursuivait sa course funeste, l'image noire du Commandant lui revenait en mémoire, toujours plus oppressante.
Galaniel avait profité de la présence d'Esmène pour recueillir des informations. Sur la lune, l'homme avait acquis un statut de légende : combattant hors pair, stratège d'exception, il servait la famille Pteï depuis plus de quinze ans. D'abord Sméarn, qu'il avait accompagné dans ses entreprises les plus périlleuses, jusqu'au triomphe final. Et, maintenant, Zagnar. Dans cette nouvelle guerre, l'homme avait, en quelques mois, écrasé définitivement la résistance neelhanaise, mis à genoux les armées bleues d'Orcalie et, enfin, triomphé d'Esmène à la bataille d'Epithaï.
Dans la bataille à venir, Galaniel se savait la cible prioritaire. Zagnar ordonnait, le Commandant exécutait. Et, sans plus nulle part où fuir, le Shawnien redoutait cette inévitable confrontation. Malgré sa Pierre, malgré ses pouvoirs, il craignait non seulement pour sa vie, mais aussi ses compagnons, l'avenir de la planète.
« Tu es encore là, à cette heure-ci ? »
La silhouette blanche descendit les gradins de l'arène, ses cheveux de neige soulevés par le souffle nocturne.
« Je pourrais te poser la même question », répondit Galaniel.
Le Shawnien acheva son enchaînement par un mouvement vif du poignet. Sans répondre, Alyne s'assit sur un rebord de pierre.
« À ce stade, tu ferais sans doute mieux de te concentrer sur la maîtrise de l'éther », suggéra l'elfine.
Galaniel se retourna. Derrière le bleu glacé des pupilles s'effaçait la moindre émotion. Difficile de supposer ses intentions ou même son état d'esprit. Subissait-elle les mêmes appréhensions ou venait-elle seulement le taquiner, par désœuvrement ou ennui ?
« Les gardes noirs sont capables d'arrêter les projectiles, rappela Galaniel, et donc, en partie, les pouvoirs de nos Pierres. Face à eux, la magie ne te sauvera pas. »
Alyne haussa les épaules.
« Ils peuvent inventer tous les titres honorifiques qu'ils veulent, ils restent des humains, et moi, un ange de la Lumière. »
Galaniel fronça les sourcils. Césape, parfois, dissimulait ses craintes derrière des fanfaronnades exagérées, mais, elle, restait sérieuse. Aucune inflexion ne ternissait sa voix, ses pupilles restaient fixes, acérées comme des armes mortelles.
« Nos Pierres, notre statut ne nous rendent pas invincibles, opposa le Shawnien. Et, comme je te l'ai dit, leurs gardes noirs sont redoutables. Leur Commandant... je n'ai jamais croisé de pareil combattant. »
Ses doigts s'occupèrent à tourner le pommeau de son arme. Il se savait pourtant membre des meilleurs, depuis le Tournoi des Glaces. Mais terminer quatrième des juniors le plaçait, à l'échelle planétaire, derrière plusieurs centaines, voire un millier d'épéistes. Et Oriale, dix fois peuplée, sélectionnait ses démons dans le sang de la guerre.
« J'espère qu'il m'offrira un défi acceptable, plastronna Alyne. Si tu ne peux le vaincre, je me chargerai de lui. »
Les lèvres de l'elfine s'accentuèrent dans une pointe d'orgueil ; les phalanges de Galaniel se resserrèrent sur le froid pommeau de son arme.
« Si tu tiens à la vie, mieux vaut ne pas l'affronter », prévint le Shawnien.
L'elfine pencha la tête sur le côté. L'orgueil de son sourire se muait en amusement, à la contrariété de Galaniel.
« Et comment compterais-tu le vaincre, alors ?
— Je... je ne sais pas, certainement pas seul, en tout cas. »
Alyne fronça les sourcils, se leva.
« C'est... déloyal, s'indigna-t-elle.
— Stratégique. Foncer tête baissée, mourir sans réfléchir, n'apporterait rien. Peu importe la façon, du moment que cette victoire nous revient. Et nos ennemis feront de même, useront de toutes les traîtrises à leur disposition. As-tu seulement déjà participé à une vraie bataille, à une vraie guerre ?
— Il faut un début à tout. »
Les yeux clairs le fixèrent, dans la glace s'alluma une flamme sombre, reflet d'assurance, peut-être même de défi.
« Mais je n'aurai besoin de l'aide de personne, ajouta-t-elle, la Grande Déesse arme mon bras, Sa Lumière guide mes pas. Si tu es incapable de vaincre un seul humain, je le ferai.
— Tu mourras. »
Elle attrapa son bras. Des ridules susceptibles agitèrent l'albâtre de son visage.
« Nous ne sommes pas ici par hasard, mais par la volonté de la Déesse, nous sommes Ses anges, les porteurs de Sa Lumière. Un jour viendra, certainement, où Elle rappellera mon âme à Ses côtés. Ce jour-là, j'aurai accompli mon rôle en ce Monde, mon existence sera comblée. Mais, toi, de quoi as-tu peur ? De mourir ? »
Galaniel détourna le regard. Dans la boue disparaissaient des montagnes de cadavres. Il ne les avait jamais véritablement quittés, ses oreilles entendaient toujours les obus d'Oriale et, bientôt, les mêmes canons déverseraient leur mort en sa maison.
« J'ai déjà vu beaucoup de gens mourir, des compagnons proches, mon propre père. Oui, sans doute, j'ai peur de les rejoindre, c'est un réflexe conditionné à la naissance de chaque homme. Mais ce qui m'insupporte le plus, c'est de savoir qu'indépendamment de mon sort, dès le premier coup de canon, les corps commenceront à tomber. J'aimerais pouvoir sauver tout le monde, mais il y aura des morts. Sans doute beaucoup. Des gens que je ne connais pas, des gens que je connais, des compagnons, des amis... »
Il s'arrêta, redressa les yeux ; Alyne se détourna, un trouble naissant dans le regard.
« Tous ceux qui marchent dans la Lumière seront sauvés, assura-t-elle, la Grande Déesse les accueillera en Son Royaume.
— Ce qui m'importe, c'est ici et maintenant ; sinon, il ne servirait plus à rien de se battre. Je suis immensément reconnaissant à la Déesse de m'avoir prêté Son pouvoir, mais ce monde est nôtre, il est ce que nous en faisons. Et la mansuétude divine ne retire rien à l'atrocité des crimes commis. »
Une rage refoulée tremblait sous sa peau. Jamais il n'avait véritablement prêté oreille aux récits de vie éternelle. Il accomplissait sa vie selon ses propres principes, l'après n'interférait pas avec ses décisions.
« Je ferai tout mon possible pour protéger Shawn, puis Zyx, compléta-t-il. Je rêve de pouvoir, un jour, expurger le Mal de ce Monde, mettre définitivement fin à la Guerre. »
Il s'attendait à une moquerie d'Alyne, mais l'elfine conserva son visage figé dans un marbre sérieux, ses yeux fixes scintillants dans la pénombre.
« On croirait presque entendre les dires de Gathor », remarqua-t-elle.
Un bouillonnement glacé remonta dans les membres de Galaniel, le souffle d'une colère impérieuse, des centaines de cris de vengeance.
« Gathor s'est compromis avec les Ténèbres, rappela le Shawnien. Moi, je les détruirai. »
Bien qu'immobile, le visage d'Alyne laissa un mélange d'émotions contradictoires affleurer sa surface.
« J'aimerais savoir avec certitude où te mèneront tes pas. Bien souvent, les Ténèbres s'immiscent dans le cœur des êtres sans même qu'ils s'en rendent compte, leur susurrent des rêves d'hégémonie, de puissance, prétendent agir sans leur intérêt. Même les anges, parfois, succombent à la tentation ; Gathor n'était pas le premier et, malheureusement, ne sera sans doute pas le dernier. »
Galaniel ferma les poings. Depuis les visions de la Table, il se refusait à considérer ces sombres pensées. Il s'était juré, répété de détruire l'Ombre, d'œuvrer pour le bien commun. Mais, aussi louables soient ses intentions d'aujourd'hui, jusqu'à quel point pouvait-il avoir confiance en son propre futur ? En ses propres actes ?
« Je ne deviendrai pas ainsi, se répéta-t-il, tant pour lui-même que pour son interlocutrice. Je n'oublierai rien, aucun des crimes de Sméarn Pteï, de Dalen Vonshan ou Stakis Lomen. Je ne deviendrai jamais comme eux, je ne me laisserai pas devenir comme eux. Et si, malgré tout cela devait arriver... »
Alyne resta suspendue à son silence, son hésitation.
« Si cela devait arriver, mon esprit ne serait plus mien. Je préfère encore que les Voyageurs m'arrêtent, mettent fin à mon existence, comme ils l'ont déjà fait avec Gathor. »
L'elfine recula d'un pas, ses yeux troublés scrutèrent le Shawnien comme pour s'assurer de son sérieux. Puis elle secoua la tête, un éclat renouvelé dans les yeux.
« Je ferais une bien piètre coéquipière pour laisser Moloch s'emparer de ton âme. S'il le faut, je te sauverai, par quelque moyen que ce soit. »
Une insistante inquiétude se glissa dans le silence. Certes Mitteï avait triomphé de Gathor, mais combien de morts l'ange déchu avait-il engendrées ? Combien d'anciens compagnons, d'anciens amis ? Galaniel aurait préféré ne mettre que sa propre vie en jeu, mais, sur cet échiquier morbide, se croisaient toutes les existences. Zagnar venait pour lui, et dans sa course, le Général écraserait des milliers de Shawniens. Si les doctrines d'Alyne scandaient de lumineux fantasmes, les batailles ne couronnaient pas de vainqueur, ne connaissaient pas de gloire. Fauchés à l'aveugle, les deux camps gorgeaient le sol de leur sang, les idéaux s'oubliaient aussitôt, remplacés par l'impératif de survie. Seuls quelques noms s'échapperaient, prêteraient à l'Histoire d'héroïques oripeaux, tandis que la multitude disparaîtrait sous terre, effacée dans un indifférent silence.
« Fais ce que tu veux, abandonna Galaniel, tant que tu restes en vie.
— Je vais finir par croire que tu t'inquiètes pour moi. »
Un sourire à la fois amusé, mais empreint de sérieux, éclaira l'albâtre de son visage.
« Si je suis ici, c'est uniquement parce que je l'ai choisi, renchérit l'elfine. Tu n'es pas seul, Galaniel, de même que tu n'as pas à te sentir responsable de tous les sacrifices qui soient. La Grande Déesse, les anges accompagnent nos pas, nous avons tous les mêmes objectifs, la même vision. Tu souhaites renverser les Ténèbres, mais, moi-même, un jour, j'affronterai Moloch, j'accomplirai la destinée de mon peuple. Notre victoire finale nous attend, gravée en lettres d'or ; avec le Jugement dernier naîtra un nouveau Monde. »
Les traits d'Alyne se fermèrent sur une ombre passagère. Galaniel eut le pressentiment diffus qu'elle omettait une partie de sa pensée. Pour autant, la pieuse envolée rencontra un écho dans son âme. Il n'était pas seul ; que lui-même vînt à faillir, et d'autres reprendraient son flambeau, tout comme il avait repris celui de son père. Et, quelles que fussent les épreuves, les souffrances, les sacrifices à venir, l'issue finale apparaissait inéluctable. Car nul homme, aussi puissant, aussi audacieux fût-il, ne pouvait prétendre à renverser la Déesse.
Il n'était pas seul. Et cette pensée, jusqu'ici terrifiante, le réconforta.
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