XXVIII-1 : Les faiseurs de miracles

Plus de quatre mois après la mort de Sméarn Pteï, Galaniel Zawhyka Espan, disparu depuis lors au combat, ce héros que nous croyions mort, après avoir sauvé Zyx de la guerre, fit de nouveau parler de lui sur les terres orialiennes.

En réponse, Zagnar Pteï déclara la guerre à Shawn.

Deux objectifs complémentaires sous-tendaient la décision du Kalendorien : venger la mort de son père et, par ce coup d'éclat, asseoir définitivement sa légitimité au trône d'Oriale. Aussi, trois jours plus tard, le jeune dirigeant prit son envol, accompagné de son Commandant, en direction des terres glacées de Shawn.

Le conflit, jusqu'ici réservé à la lune, prit, pour la première fois, une dimension interplanétaire. Pour la première fois, un Général menait son armée hors d'Oriale, pour la première fois, un massacre se préparait sur un nouveau corps céleste.

Zawhyk Dremana Espan et son fils, Galaniel Zawhyka Espan, avaient tranché les rêves hégémoniques de Sméarn Pteï avant même qu'ils ne pussent éclore, mais, cette fois-ci, quel nouveau miracle arrêterait son héritier ? Qui prêterait main-forte à nos anciens sauveurs ? Après leur sanglant sacrifice, notre impuissance, notre pusillanimité devait-elle donc condamner leurs existences ? Incapables d'intervenir, nous ne faisions que suivre l'avancée du vaisseau noir, inextinguible compte à rebours avant l'irréparable. Désarmés par notre propre constitution, enchaînés par une paix avec le diable, nos politiques s'épanchèrent en vaines palabres, des manifestations pacifiques secouèrent nos villes, des protestations officielles se succédèrent, sans le moindre effet.

Toutes les paroles, tous les atermoiements du monde n'interrompraient pas la folle course des canons, leur implacable mitraille rencontrerait le courage des Shawniens.

Et notre paix se teindrait de sang.

Hupias Ecterian, L'Ascension du 47e Général Chef d'Oriale


Kystan, trois jours plus tard

Les moteurs du sous-marin interrompirent leur ronronnement. La trappe supérieure s'ouvrit et, dans la salle ovale, se déploya un pont coulissant. Elias sortit en premier, aussitôt suivi par son hôte, Galaniel.

Le Voyageur souffla, aidé par une béquille, ses bandages en partie recouverts par un treillis militaire quelconque. Dans la grotte les entouraient les quais d'amarrage, des matelots s'affairaient, trois autres cuirasses de métal égermaient des eaux salées.

Elias lui fit traverser un couloir de sortie, creusé à même la roche, éclairé par de simples néons, pour le mener jusqu'aux étages supérieurs du palais. Aux murs délavés succédèrent d'imposantes baies vitrées, des moulures d'or et des fresques colorées à la gloire du pays. Ils passèrent plusieurs contrôles, empruntèrent un ascenseur et arrivèrent enfin aux étages supérieurs. Les effigies serpentines, les drapeaux d'écarlate et les armures rouges se multipliaient sous les traits ardents d'un soleil couchant. Autant de symboles du pouvoir qui, ici, clamaient encore une gloire séculaire, alors qu'aux frontières guettait le crépuscule.

Enfin, ils atteignirent une porte monumentale, encadrée par deux reptiles de rubis. Une demi-douzaine de gardes rouges s'approcha d'Elias, pour échanger quelques mots en langue du croissant.

« Le Général, Octale Zdalavitch, va vous recevoir immédiatement », traduisit l'amiral en langue unifiée.

Ils montèrent encore quelques marches pour arriver à la plus haute pièce. Des tentures pourpres et des draperies écarlates se répandaient jusque dans les moindres recoins. Quelques tableaux ornaient les murs, de même que des fresques colorées. Un bureau d'or ouvragé, serti de pierres précieuses, trônait en plein centre, ainsi que quelques armoires d'acajou brillant, mais ces organisateurs se retrouvaient submergés par l'entropie rampante de livres, papiers, notes, brouillons, discours, expertises, comptes rendus, ouvrages divers et autres lettres officielles.

Galaniel tourna la tête. Près d'une gigantesque baie vitrée, une femme, en pleine lumière, plongeait son regard sur les immeubles de la capitale, Kystan, parcourait les hautes tours effilées, empourprées des irisations crépusculaires. Dans son dos, une abondante chevelure rousse descendait le long d'une robe écarlate tandis que, sur sa tête, scintillaient les feux d'un diadème ardent. Un A.O.M., comme le reconnut aussitôt Galaniel.

Elle se détourna pour dévisager les deux nouveaux arrivants. Elias se mit au garde-à-vous.

« Mes respects, Général ! », salua-t-il dans la langue unifiée.

Octale lui répondit par un sourire.

« Bon retour parmi nous, Elias. Quant à vous, monsieur Espan, je suis honorée de faire votre connaissance, votre réputation vous précède.

— Tout l'honneur est pour moi.

— Je vous en prie, prenez une chaise. »

Se retrouver ici, au cœur de l'antre d'un Général, n'enthousiasmait guère le Shawnien. L'omniprésence des armures orialiennes l'oppressait, la menace de Kalendor encombrait son esprit. Il sursauta lorsqu'une ombre se détacha d'un recoin de la pièce. Une femme en armure, le casque à la main, silencieuse comme le serpent. Son visage laissé découvert révélait des traits émaciés, d'épais cernes noirs et quelques blessures saillantes. Enfin, sur ses cheveux noirs coupés à ras trônait un A.O.M. de rubis.

« Je vous présente mon Commandant, Esmène Vlata », intervint Octale.

Un épuisement visible imprégnait les mouvements de la femme. Sa bouche fermée refusait la moindre expression, mais, dans ses pupilles s'agitaient de noirs cauchemars. Elle salua Elias avant de se porter vers Galaniel.

« Je suis venue vous soumettre une requête, articula-t-elle. Vous, qui êtes devenu Voyageur, emmenez-moi sur Shawn, laissez-moi combattre à vos côtés, contre... Zagnar. »

Le dernier mot s'enrobait du mépris d'un crachat. Malgré l'épuisement, une rage enfouie, profonde, perçait les limbes sombres, jusqu'à remonter à la surface.

« Qu'attendez-vous en échange ? » demanda Galaniel.

Interrogatif, le Shawnien dévisagea tour à tour le Commandant et son Général.

« C'est avant tout une requête personnelle, détailla Octale. Je ne prétendrai pas que la défense de Shawn s'oppose à mes propres intérêts, mais, pour autant que je sois concernée, j'aurais préféré un autre déroulement des événements. »

Esmène posa un genou à terre. Un tremblement parcourut ses membres, avant de se dissiper.

« J'ai déjà failli une fois à mon Général et, par ma faute, Zagnar est sur le point de s'emparer du trône d'Oriale, comme de Shawn. »

Elle s'arrêta, une sombre lueur dans les yeux, avant de reprendre.

« Il en va de mon honneur. Cette fois-ci, je vaincrai Zagnar, je vaincrai son Commandant, ou je mourrai. »

Galaniel frissonna, la douleur de ses propres blessures se réveilla à la mention du Commandant. Il n'avait échappé à l'homme, à la mort, que de justesse, et devoir le croiser à nouveau, sur le champ de bataille, l'emplissait d'une certaine terreur. Mais, lui-même ne pouvait abandonner sa propre planète.

« Toute aide sera la bienvenue », accepta-t-il.

Mains croisées, Octale s'efforçait de dissimuler une certaine désapprobation.

« Reviens-nous vivante, Esmène, c'est tout ce que je te demande.

— Je m'efforcerai de respecter ce souhait autant que possible. »

Dans ses yeux, la noire détermination ne laissait aucun doute : sa mission, son honneur, prévalaient sur sa propre survie. Et Galaniel comprenait, car, lui-même, n'envisageait ni la fuite ni la défaite.

« Je suis prête à mobiliser autant de volontaires que possible, promit Octale. J'aurais même aimé pouvoir vous accompagner, mais la situation ici s'avère beaucoup trop compliquée ; dès demain, je repartirai pour le front nord. Combien de personnes vos pouvoirs peuvent-ils mener à travers une Faille ? »

Galaniel fronça les sourcils.

« Je peux seulement prévoir les Failles, pas les manipuler, encore moins les créer à volonté, et leurs apparitions ne durent jamais plus d'un instant. Je dirais... peut-être une demi-douzaine, mais pas plus.

— Je vois. »

Les Failles restaient, de plus, somme toute assez rares, surtout entre des astres éloignés. Mais, d'ici trois jours, selon sa Pierre, un passage s'ouvrirait avec Shawn, à une centaine de kilomètres d'ici, en pleine campagne brocélienne.

« Le vaisseau mère de Zagnar arrivera sur Shawn d'ici trois bonnes semaines, prévint Octale. Je suppose que chercher à faire plusieurs allers-retours s'avérerait contre-productif. »

Galaniel hocha la tête. S'il était si facile pour les Voyageurs de téléporter des armées d'une planète à l'autre, son père n'aurait pas eu besoin des vaisseaux zyssiens pour prendre d'assaut Sméarn Pteï.

« Les Zyssiens possèdent un nombre incalculable d'appareils, rappela Galaniel, ne peuvent-ils pas...

— Les Zyssiens ont décidé de rester neutres, objecta Octale. Ils n'ont même pas encore pris la peine d'envoyer un émissaire pour les prévenir de cette invasion imminente. »

Galaniel se figea.

« Pardon ? »

Après la mort de Zawhyk, le sacrifice de tant de Shawniens, des milliers de héros, tombés en terre étrangère pour une patrie qui n'était pas même la leur, comment pouvaient-ils fermer les yeux, abandonner leurs propres sauveurs ?

Les poings du Voyageur se refermèrent. Des lâches.

« Intervenir pourrait s'interpréter comme un acte d'agression envers Zagnar, justifia Octale. Or, la Fédération a déjà signé un traité de paix à durée indéterminée avec Kalendor. »

Galaniel porta une main à la tête.

« Ils veulent que Zagnar monte sur le trône, conclut-il.

— Aux dernières nouvelles, Karl lui prédisait des chances de victoire à plus de quatre-vingt-onze pourcents. »

Le Shawnien soupira. L'Ordinateur central de Barcad offrait, bien souvent, des analyses aussi complètes que détaillées, mais ses estimations se trouvaient aussi bien souvent réduites à de simples chiffres, tronquées hors de leur contexte. Et rien, en ce monde, ne jouait de certitude absolue.

« Et vous, reprit Galaniel, quelle politique prévoyez-vous, vis-à-vis de Zyx ? Vis-à-vis de Shawn ? »

Octale croisa ses longs doigts blancs.

« M'occuper de politique extérieure alors que je ne suis pas encore Général Chef me paraissait prématuré.

— Vous n'avez promis aucune paix, comprit le Shawnien.

— Je ne prévois pas pour autant de guerre. »

Galaniel soupira. Même si, dans l'immédiat, leurs objectifs se rejoignaient, l'avenir, sans garanties, se pavait de sanglantes incertitudes. À l'heure actuelle, Zyx ne possédait toujours encore aucune armée, et les trois vaisseaux mères orialiens restaient fonctionnels. Rien n'empêchait un Général Chef fraîchement proclamé de reprendre, à son compte, les plans d'invasion de son prédécesseur.

« La mort de Zagnar », murmura le jeune homme.

Le Général leva un sourcil interrogatif.

« À l'heure actuelle, précisa Galaniel, le capturer servirait davantage les intérêts de Shawn. Nous n'aurions qu'à l'obliger de signer la paix avec nous. »

Les mains blanches d'Octale se crispèrent. Une inquiétante lueur scintilla dans ses yeux, avant de se recouvrir d'un masque mesuré.

« Je peux convaincre le Conseil de l'exécuter, quelle que soit l'issue, proposa le Voyageur, voire, si nécessaire, me charger moi-même de lui sur le champ de bataille. Signez la paix avec Zyx et Shawn, et vous remportez cette certitude. »

Le Général pencha la tête en arrière.

« Je vous aide déjà beaucoup, et Esmène est déjà décidée à tuer Zagnar.

— J'ai cru comprendre que votre Commandant agissait de son chef. Et plusieurs garanties valent mieux qu'une, n'est-ce pas ? »

Un léger rire secoua la gorge blanche.

« Vous ne manquez pas de toupet, Galaniel Espan, en d'autres circonstances, vous auriez sans doute passé la nuit au cachot, pour vous rafraîchir les idées. Mais je dois trop à votre peuple, que ce soit pour la mort de Sméarn, ou ma propre vie. »

Galaniel dressa un sourcil interrogateur.

« Votre propre vie ? »

Les mains d'Octale se rejoignirent.

« Le nom d'Ignis Josana vous est-il familier ? »

Galaniel hocha la tête. Il avait déjà retrouvé la magicienne, à sa plus grande surprise, dans les ruines de Sif, mais, maintenant, elle parvenait même à l'aider malgré son absence.

« Apparemment, elle aurait rejoint la protection du Prince Bleu d'Orcalie, précisa Octale. Disons que j'ai une dette envers elle et ses mystérieux pouvoirs. Vous, les Shawniens, semblez être capables de miracles, alors je vous demanderai un nouveau miracle. Personne, que ce soit sur Oriale ou Zyx, ne croit véritablement à votre victoire, donnez-leur tort. »

De longues secondes de silence s'égrenèrent ; depuis le visage d'albâtre, le sérieux de deux pupilles froides le fixaient.

« Dix ans, reprit Octale. Je vous donne dix ans de paix, à partir d'aujourd'hui, sous réserve de la mort de Zagnar. Dix ans, et je considérerai que nous sommes tous quittes les uns avec les autres. Vous avez ma parole de Général. »

Il n'obtiendrait pas davantage, Galaniel inclina la tête.

« C'est entendu. »


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