XXVII-3 : Le sort des vaincus

Epithaï, palais du Général, deux jours plus tard

La porte de métal gratifia l'assemblée de son austère grincement. Zagnar avança d'un pas martial, revêtu de ses apparats noir et or. Une cohorte de gardes d'élite le suivait aussitôt et, dans son ombre, se camouflait la présence discrète de son célèbre Commandant.

Autour de la table centrale, sous les feux des candélabres et lustres scintillants, l'attendaient trois Généraux. Rhampsodis Ragl, son premier soutien, le colosse en costume blanc, bras croisés, l'œil goguenard ; Xelang Ramngorath, Général d'Ostrie, homme à l'épaisse peau brune, vêtu d'or et d'azur ; et, enfin, le pantin du Neelhan, silhouette verte oubliable, dont Zagnar ne se rappelait jamais le nom ni le visage.

« Mes amis, commença le Kalendorien, je vous remercie tous pour votre présence. Aujourd'hui se jouent de grands bouleversements. »

Le jeune homme prit place à la table. Alors que tournaient deux serviteurs, Rhampsodis s'empara d'un panier de gâteaux secs, ainsi que d'une bouteille de bière qu'il vida par rasades.

Zagnar croisa les doigts.

« Il y a deux jours, Galaniel Zawhyka Espan est réapparu près de Sif, comme nous le supposions. Mes troupes ont failli l'intercepter, mais ce meurtrier, devenu Voyageur, se serait échappé à travers une Faille.

— Arf, quel pleutre ! » railla Rhampsodis.

Xelang, plus discret, suivait avec attention. Nouvel arrivant, l'homme avait rejoint la réunion suite aux recommandations de Rhampsodis, mais n'avait pas encore officiellement pris position sur le choix du Général Chef. Secrètement, Zagnar espérait profiter de l'occasion pour obtenir une nouvelle allégeance. Enfin, le pantin neelhanais, silencieux, presque fébrile, servirait seulement de faire-valoir. L'homme n'exprimerait aucune opinion, autre que son maître kalendorien.

« Depuis ce jour, poursuivit Zagnar, nous avons perdu sa trace. Il se cache sans doute, peut-être à l'autre bout d'Oriale, ou même de la Galaxie. Il croit nous avoir échappé, mais le temps est venu, pour nous, de véritablement contre-attaquer. »

Le jeune homme laissa planer quelques secondes de suspense. Les yeux de Xelang se plissèrent de curiosité.

« Qu'avez-vous en tête ? demanda l'Ostrois.

— Shawn. »

L'annonce jeta un froid sur l'assemblée. Le Neelhanais sursauta, Rhampsodis interrompit sa mastication, Xelang se figea. Jamais les Orialiens, depuis l'Exode, n'avaient quitté leur nouveau berceau. L'invasion de Zyx, que prévoyait Sméarn Pteï, représentait une première.

« Galaniel peut se cacher, mais son monde natal, lui, ne peut s'échapper. Ces mêmes Shawniens qui ont fomenté l'odieuse embuscade de Sif, ces mêmes Shawniens responsables de la mort de notre Général Chef bien-aimé. »

Un ramassis de villages infects, dénués de technologies. Les habitants ne disposaient tout au plus que d'épées et d'arcs, ainsi qu'une poignée de mages. Sans Zawhyk, sans les armes neelhanaises, ils subiraient un véritable massacre. Un frisson parcourut l'échine de Zagnar.

« À notre tour, nous porterons la guerre jusque chez eux ! Nous brûlerons leurs villes, réduirons leur population en esclavage ! Et ce Galaniel, s'il lui reste une once d'honneur, devra bien intervenir lorsque nous écraserons ses propres frères, sa propre famille. Et nous l'écraserons à son tour !

— Bravo ! »

Rhampsodis frappa ses mains enthousiastes pour ponctuer la tirade. Le Général du Neelhan l'imita, bien que plus discret. L'homme, recroquevillé par une incoercible terreur, n'osait pas même croiser le regard de ses interlocuteurs. Excellent. Après avoir ravagé le pays, massacré la famille régnante jusqu'au dernier, écrasé toute résistance, la peur offrait la meilleure garantie de règne.

« Et croyez-vous que les Zyssiens vous laisseront faire ? » s'interrogea Xelang.

Zagnar esquissa un sourire sinistre.

« Que voulez-vous qu'ils fassent ? Ils n'ont aucune armée, aucune force de frappe. Même lorsqu'ils étaient acculés par mon père, c'est à peine s'ils ont pu déployer trois malheureux vaisseaux de transport et quelques milliers de volontaires. Ils n'ont même pas combattu sur le sol d'Oriale, la moitié sont morts avec le crash du vaisseau de Seyer Askhalomène et le reste, après plusieurs jours de détention, est retourné sur Zyx, terrifié par l'horreur d'une guerre qu'ils n'avaient même pas connue.

— Vous avez sans doute raison, concéda l'Ostrois.

— J'ai signé un traité de paix à durée indéterminée avec la Fédération, rappela Zagnar. Même s'ils en avaient l'envie ou la capacité, il n'est pas dans leur intérêt d'intervenir. Au contraire, ils ne peuvent que soutenir mon ascension au rang de Chef. »

Arcale leur devait la vie, et Zagnar ne l'oubliait pas. Contrairement à son père, il ne défierait pas les Voyageurs qui protégeaient, en secret, la Fédération, il ne défierait pas Mitteï. Ombre ou Lumière, peu lui importait, que les anges des deux camps s'entre-tuent donc sans se préoccuper de lui !

Comme s'il avait en partie suivi ses pensées, Xelang croisa ses doigts épais.

« Vous avez annoncé que ce Galaniel serait devenu un Voyageur. Ne craignez-vous pas que d'autres membres se dressent contre vous ?

— Shawn n'est pas sous leur juridiction, ils n'ont pas vocation à intervenir. Mais, si une poignée s'y décide malgré tout, nous les tuerons. »

L'assertion ne souffrait pas la moindre contradiction. Même avec les pouvoirs de leur prétendue divinité, les Voyageurs restaient des hommes, enferrés dans leur condition de mortels. Zawhyk était mort sur Oriale, Alfonsi avait été capturé, Galaniel n'avait pu que fuir, grièvement blessé. Mais l'incendie de sa propre maison, le massacre des siens lui interdiraient la fuite, et la mort, enfin, l'acculerait.

Zagnar craignait seulement Mitteï. Son irruption, en pleine journée, en plein cœur du palais, avait rappelé toute l'étendue des capacités du premier archange blanc, néanmoins, cette même rencontre avait aussi confirmé sa neutralité.

« Nous en revenons à Oriale, donc, conclut Xelang. Vous disposez bien d'un vaisseau mère, mais Octale et Célestin aussi. Vous avez peut-être signé un pacte de non-agression entre vos appareils, et même une paix provisoire avec le Prince Bleu, mais rien ne les empêche de soutenir les Shawniens, ne serait-ce qu'avec de l'armement.

— En effet. »

Il leva un bras noir. Sur un mur de la pièce, des soldats branchaient des écrans, activaient les communications.

« Faites-les entrer », ordonna Zagnar.

La porte se rouvrit dans un long grincement. Une nouvelle cohorte de gardes noirs s'engouffra. Poussés par les armures claudiquèrent deux prisonniers en chaînes, un homme et une femme. Des bandages recouvraient les bras, les jambes, le torse et même la moitié de la tête du premier et, sur ses pans de peau restés découverts, de nouveaux traits vifs s'ajoutaient à d'anciennes cicatrices. Mais, malgré les blessures, son œil libre conservait sa morgue, son visage grimaçant, plus renfrogné que jamais, s'ornait d'une fierté silencieuse. La seconde, au contraire, refermait son regard vide sur elle-même. À peine revêtue d'un haillon de bure, les membres tremblants, les traits émaciés, sur sa peau poussiéreuse se disséminaient d'inquiétantes constellations rouges et bleues. Aussi orgueilleuses que fussent les aspirations humaines, nul ne résistait bien longtemps à la douleur. Les amazones n'échappaient pas à la règle, et, un jour, Octale ramperait à ses pieds pour supplier sa clémence.

Les écrans s'allumèrent, la communication s'établit.

« Ils... ils sont qui je pense ? souffla Xelang.

— Esmène Vlata et Sodem Trean, les Commandants rouge et bleu », confirma Zagnar.

Octale Zdalavitch apparut en premier, parée d'écarlate, aussitôt suivie par le Prince Bleu, enveloppé d'un épais manteau céruléen.

À la déception de Zagnar, le Général de Brocélie semblait en bonne santé. Seuls une blancheur de peau plus marquée et des cernes naissants témoignaient d'une certaine fatigue. Son regard altier ignora les quatre Généraux présents pour se poser sur Esmène ; sa bouche se contracta et des flammes s'embrasèrent dans ses yeux assombris.

« Octale Zdalavitch, Célestin Orsa, salua Zagnar, je vous remercie d'avoir bien voulu participer à cette réunion. »

Le Prince soupira, dans un mélange de dépit et d'amertume. Des interrogations se lisaient sur ses lèvres, mais ne concernaient que son propre Commandant.

« Ne vous en faites pas pour votre Commandant, Octale, persifla Zagnar. Je me suis montré magnanime, elle est toujours en un seul morceau. »

Une respiration sifflante lui répondit ; les mains d'Octale se refermèrent jusqu'à blanchir leurs phalanges. Une bête sauvage, prête à égorger sa proie. Mais derrière l'écran, des milliers de kilomètres les séparaient.

Le Kalendorien posa les poings sur la table.

« Dans mon infinie mansuétude, je suis disposé à relâcher vos Commandants respectifs. Néanmoins, en échange, je veux deux choses. La première, j'aimerais revenir sur le triple pacte qui lie nos trois vaisseaux mères : nous avons déjà convenu d'une non-agression et de leur non-utilisation à des fins militaires sur le territoire d'Oriale. Je veux ainsi que vous laissiez l'opportunité au mien d'établir des missions au-delà de l'orbite réservée et interdisiez aux vôtres de faire de même. »

Octale plissa les yeux.

« Shawn. »

Comprendre la situation ne changerait rien ; Zagnar, sans répondre, lui adressa un simple sourire.

« La gestion des affaires extraorialiennes relève de la compétence du Général Chef, argumenta la Brocélienne. Or, à ce jour...

— À ce jour, quelques Généraux me refusent encore l'unanimité, du coup, chacun fait de qu'il veut », opposa Zagnar.

Il attrapa une machette avant de se diriger vers Esmène. Immobilisée par les gardes, son regard paniqué rencontra la fureur de son Général.

« Ne vous approchez pas d'elle ! » vociféra Octale.

Au tutoiement dédaigneux de leurs premières conversations succédait maitenant un vouvoiement fébrile. Zagnar ricana ; il attrapa la prisonnière pour la jeter contre la table. Ses membres se débattirent, mais les chaînes, les gardes, entravèrent poignets et chevilles.

« Dernière chance, Octale, je vous ai déjà laissé beaucoup de temps pour la réflexion. Désormais, je tranche, je vous renverrai votre Commandant en pièces détachées. »

Il n'hésiterait pas. Astiana était morte lors de la bataille d'Epithaï, il rendait seulement justice. Zagnar dressa son arme. Dans les yeux d'Octale, une panique glaciale emporta les braises de la rage. Elle comprenait son sérieux, lisait sa froide détermination. Pour mettre fin à cette guerre, il irait jusqu'au bout, il ne reculerait devant aucune nécessité.

« J'accepte ! J'accepte ! » répéta-t-elle.

Pour la première fois, Octale posait un genou à terre. Enfin ! Zagnar baissa le bras, incapable de réprimer un sinistre rictus. Jamais il n'eut imaginé de revanche plus grisante.

« Et vous, Prince Bleu ?

— Vous avez mon accord ; je vous serai gré de bien vouloir pardonner le, hum, regrettable incident relatif à mon subordonné. »

Une première victoire remportée ; la seconde, bien que plus incertaine, s'avérerait définitive.

« Avant de passer à la suite, Xelang Ramngorath, très cher ami, si vous me faisiez part de vos impressions ? Vous connaissez désormais mon projet, la pleine mesure de mes capacités, que demanderiez-vous de plus d'un futur Général Chef ? »

L'homme se leva. Plus grand que la moyenne, des muscles saillants transparaissaient sous son costume doré, sans toutefois égaler le colosse wienskrois. Le Général blanc sembla l'encourager d'un geste de connivence.

« Rhampsodis Ragl avait raison à votre sujet, décréta l'Ostrois. Vous êtes un homme de poigne, peut-être même plus que votre père. Écraser Shawn constituerait un symbole fort, revenez-nous victorieux et je vous reconnaîtrai Général Chef. »

L'Ostrois se rassit sous les applaudissements de Rhampsodis. Zagnar hocha la tête.

« Je vous remercie pour votre confiance et ne vous décevrai pas. J'espère que tous les autres Généraux sauront faire preuve de la même clairvoyance, qu'en pensez-vous, Célestin Orsa ?

— Était-ce là votre seconde condition ?

— En effet, si vous tenez à votre Commandant. »

L'homme soupira, puis bascula en arrière pour s'enfoncer dans son fauteuil d'or et de saphir.

« Si vous faites effectivement capituler Shawn, vous rendez maître d'une planète entière, je ne saurai m'opposer à vous. »

Zagnar se tourna enfin vers Octale, un sourire de victoire sur les lèvres. Le hachoir roula entre ses doigts, Esmène, toujours immobilisée contre la table, jouait sa vie.

« Il ne reste plus que vous », constata le Kalendorien.

Seul le Furthyr soutenait la Brocélie. Même si Octale s'acharnait jusqu'au bout, elle avait déjà perdu. Avec le renfort de l'Ostrie, puis de l'Orcalie, le rapport de forces, déjà déséquilibré, devenait insurmontable.

« Les Shawniens sont capables de prouesses, prévint Octale, vous allez au-devant d'ennemis redoutables.

— Ma victoire n'en sera donc que plus éclatante. »

Il dressa le hachoir. Les membres d'Esmène se débattirent en vain.

« Quelle est votre réponse ?

— Lorsque j'ai fait allégeance à votre père, je me suis juré de ne plus jamais m'agenouiller devant un autre Général Chef, avoua Octale. Si, effectivement, vous atteignez votre objectif, que l'Ostrie et l'Orcalie vous rejoignent, je... j'abandonnerai mon trône, je... disparaîtrai. »

Le hachoir s'abattit contre la table, à quelques centimètres des doigts d'Esmène.

« Fort bien, conclut Zagnar, nous avons donc un accord. »


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