XXVII-1 : Le sort des vaincus
Alors, dans un ultime sursaut, la lance de Mikhaïl transperça le cœur du Dragon, et le mugissement de la bête s'effaça dans le néant. Dans la tanière dévastée, seul restait un unique œuf, d'un bleu iridescent, haut de plus d'un mètre. Tous les autres, eux que Samuel prédestinait à son armée d'écailles, gisaient, épars, piétinés par la fureur aveugle de leur génitrice.
Main tendue, l'archange Gabrielle s'approcha. Derrière l'épaisse coquille, une vie battait encore, innocente des fautes du monde extérieur.
« Toi, qui n'es pas encore né, tu es libre de tout péché. Sois touché par la grâce de la Grande Déesse, abandonne la destinée sanglante de tes semblables, et, toi qui aurais dû te repaître des miens, deviens, au contraire le protecteur de mon peuple, le Matayella. »
Lorsqu'il apprit la nouvelle, Samuel, le premier archange noir, entra dans une rare colère :
« Votre victoire n'est que temporaire, car les Ténèbres engloutiront l'Univers ! Et pour chaque défaite, je détruirai cent de vos mondes ! Et pour chaque mort, je crucifierai cent de vos anges ! Mikhaïl ! Toi, qui as osé me défier, lever le glaive contre moi, je te détruirai ! Je te pourchasserai jusqu'aux confins du Monde, brûlerai tout ce qui compte à ton cœur, tout ce que en quoi tu crois, tout ce que en quoi tu te bats ! Je te ferai subir mille tourments, mille tortures, jusqu'à ce que tu implores la Mort ! Et, lorsque je te refuserai cette dernière délivrance, tu renieras jusqu'au nom de ton propre dieu ! Car ce Monde est souffrance, et ma vengeance n'aura de cesse que ta perte ! »
Grand Livre de la Lumière, La chute du Dragon
Lune d'Oriale, Epithaï, cachots du palais
La paille crissa sous les bottes noires de Zagnar. Enchaînée, immobilisée contre un mur, la femme ne releva pas même la tête. De son haillon de bure dépassaient des membres amaigris, une peau rugueuse, traversée d'entailles encore vives, d'hématomes bleuâtres, accompagnés des stigmates sombres, frémissants, de douloureuses caresses ardentes.
Le visage du Général s'orna d'un sinistre sourire. Un rictus sans considération, sans empathie, sans âme, comme le reflet de son propre vide intérieur. Il s'approcha de la captive et, d'un mouvement, lui attrapa les cheveux poisseux pour la forcer à relever le regard.
Les yeux rougis s'ouvrirent, comme pour l'accabler de leur propre fatigue. Où était leur morgue des premiers jours ? Où était passé le cerbère de la démone écarlate ? Elle qui, des semaines durant, avait fait trembler les esprits faibles de Kalendor ; elle qui avait poussé les armées rouges jusqu'aux portes d'Epithaï ; elle qui, pour faire basculer son règne, avait livré la bataille la plus sanglante qui fût, qui avait jeté toutes ses forces contre les remparts noirs de la cité invaincue ? Elle qui, dans sa défaite, avait laissé une mer de cadavres, arraché le bras d'Arcale et la vie d'Astiana ?
Esmène Vlata n'était plus. Les armées brocéliennes refluaient en désordre et, pourtant, Octale Zdalavitch refusait, toujours, de le reconnaître comme Chef.
«Ton Général t'a abandonnée, susurra Zagnar. Tu croupiras ici jusqu'à ta mort, je te ferai subir mille tourments, jusqu'à ce que tu me supplies de t'achever. »
Les lèvres desséchées remuèrent, un murmure lui répondit.
« J'ai failli à mon Général, mon sort importe peu. »
La peste soit de cette loyauté aveugle, maladive, des amazones ! Zagnar repoussa la tête en arrière qui rebondit contre le mur. Un nouveau filet vermeil traça son sillon le long de la gorge crasseuse.
« Toi et tes troupes vous êtes rendues ! Cette guerre est terminée ! s'emporta Zagnar.
— Si vous êtes encore ici, c'est qu'Octale ne s'est toujours pas rendue ; la guerre n'est toujours pas... »
Un coup de poing dans l'abdomen interrompit sa tirade. La voix déjà faible se perdit dans un sifflement rauque. Zagnar glapit un ordre, une poignée de gardes apporta un tisonnier ardent. Pinces et pointes métalliques attendaient, frémissantes, blanchies par la chaleur.
« Oui, Octale a refusé de se rendre, confirma Zagnar, Octale a refusé de s'inquiéter de ton propre sort »
Il attrapa un tison ardent. Dans un recoin sombre, d'autres gardes installaient une caméra, un spot lumineux aveugla Esmène.
« Mon ultimatum n'a reçu aucune réponse, poursuivit le Kalendorien. Je crois que, vous, les Brocéliens, ne me prenez toujours pas au sérieux, vous ne me laissez pas le choix. »
Il s'approcha. Le souvenir des jours passés eut raison du stoïcisme d'Esmène. Ses membres s'agitèrent, ses poignets sanglants secouèrent les chaînes de métal.
Dans les yeux de Zagnar résonnèrent les flammes dévorantes. La pitié ne lui apporterait rien, seule la terreur courberait l'échine de ses ennemis. Une terreur absolue, impitoyable, la même qu'il avait subie ces mois de conflit durant. Chaque jour lui avait paru une insoutenable éternité, pour se terminer de la pire des façons qui fût : après son père tombait sa sœur. La douceur, l'ingénuité d'Astiana disparaissaient, piétinées dans le sang de cette guerre inutile. Et même Arcale ne devait sa survie qu'au miracle de la médecine zyssienne.
« Jusqu'ici, je me suis montré magnanime, prétendit Zagnar. Tu as négocié auprès de mon Commandant la vie de tes troupes en échange de ta reddition, et nous avons tenu parole. Mais, à toi-même, je ne te dois rien, et, si Octale refuse de négocier, tu ne me sers plus à rien. À partir d'aujourd'hui, je vais te tuer lentement, je percerai tes yeux, découperai tes doigts, tes oreilles, arracherai, brûlerai chaque parcelle de ta peau. Octale contemplera ton supplice, et sera la seule à pouvoir l'interrompre. Et tu la maudiras, pour ce qu'elle te laisse subir.
— Jamais je ne... »
La tirade d'Esmène s'interrompit. Une fois de plus, l'acier rencontrait la chair dans un écœurant crépitement. La vague de douleur secoua tout son corps, mais, bouche serrée, le Commandant déchu n'émit pas la moindre plainte. Et cet incompréhensible entêtement irrita encore davantage Zagnar.
« Passons directement aux choses sérieuses », maugréa le Général.
Il reposa le tison pour s'emparer d'une pince ardente. Sa main survola le corps tremblant, comme pour faire durer le plaisir de l'attente, cette incertitude intenable dans laquelle s'exprimait son pouvoir malsain.
Enfin, les pinces claquèrent, descendirent à l'assaut de leur festin morbide.
« Mon Général !
— Je suis occupé, grogna Zagnar, j'ai demandé à ne pas être dérangé. »
À l'entrée du cachot, le soldat s'agita, comme en proie à un malaise prégnant.
« C'est que... je suis venu vous transmettre un message du Commandant ; il s'apprêterait à revenir à Epithaï. Avec un prisonnier. »
La mention de son bras droit capta l'attention de Zagnar. Le Général soupira, fit signe d'interrompre l'enregistrement, reposa la pince, puis se retourna. Pour autant, le souffle de soulagement, dans son dos, ne lui échappa pas ; Esmène pouvait peut-être se réjouir, mais elle ne remportait rien de plus qu'un misérable sursis.
« Est-ce à dire qu'il aurait... achevé sa mission ? Il a retrouvé ce Galaniel ? »
Les yeux du soldat, attirés par le corps en évidence, se détournèrent aussitôt, empreints de malaise, pour revenir au Général.
« Lui et Galaniel se seraient affrontés, de ce que j'ai compris, le Shawnien aurait même reçu plusieurs balles. »
Enfin ! Après tout ce temps, ces avis de recherche, les troupes stationnées à proximité de Sif, les patrouilles incessantes, et même l'intervention de son bras droit, Zagnar n'y croyait plus. Mais, comme le prétendait la légende, les Voyageurs, à l'instar des Itinérants, réapparaissaient toujours à proximité de leur première disparition.
Sans attendre, le Général quitta la cellule.
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