XXVI-5 : La capitale effacée

Galaniel plissa les yeux. L'homme menait la marche, accompagné d'à peine trois semblables. Mais une assurance létale imprégnait chacun de ses gestes, une efficacité mesurée, contrôlée. Lorsque les fentes du casque se tournèrent dans sa direction, deux pupilles pâles, froides comme la mort, s'accrochèrent au Voyageur. Et les membres de Galaniel s'agitèrent d'un irrépressible frisson. L'homme avait déjà failli le tuer, sous les éclairs d'Oriale. L'impact des balles, juste avant que la Pierre ne l'emporte, résonna, une nouvelle fois, dans son torse.

« Ils ne sont que quatre, dénombra Stakis, on ne pourrait pas... »

Dalen le fit taire d'un geste. Lame dégainée, maintenue en avant, les traits de son visage hésitaient entre nervosité et une impatience presque fébrile.

« Commandant ! clama-t-elle dans la langue unifiée. Au nom de l'alliance qui nous a autrefois unis, nous ne demandons qu'à quitter ce monde. Laissez-nous passer ! »

L'homme s'approcha en silence jusqu'à s'arrêter à plusieurs mètres. Galaniel risqua un regard en arrière ; les ombres noires les encerclaient, mais préféraient attendre encore.

Une voix froide, sans émotion, leur répondit, en partie déformée par le casque de métal.

« Dalen Vonshan, l'alliance n'est plus, Sméarn Pteï est mort, ai-je besoin de vous le rappeler ? Je suis ici sur les ordres de Zagnar Pteï, afin de ramener la tête de Galaniel. »

Son regard acéré s'arrêta tour à tour sur chaque membre du groupe.

« Je crois comprendre que vous prêtez main-forte aux Neelhanais, et voici maintenant aussi deux Orcaliens, ainsi qu'une Shawnienne, une magicienne qui aurait dû être morte. »

Les jambes d'Ignis se dérobèrent ; Galaniel la rattrapa de justesse. La jeune femme tremblait de tous ses membres, une sueur froide lui collait à la peau.

« Néanmoins, en souvenir de cette alliance passée, Dalen, je suis prêt à vous épargner, à condition que vous me livriez vos compagnons.

— Galaniel n'est plus, n'a jamais véritablement été, argumenta la Shawnienne ; l'homme que vous voyez n'est autre que la réincarnation de Gathor. Sméarn... »

Les doigts noirs se crispèrent.

« Je me fiche de vos histoires ; Sméarn est mort et vous ne pourrez jamais rien y changer. Ma proposition est finale, et non négociable. »

Dalen soupira ; elle glissa la main gauche vers une poche, mais le Commandant pointa aussitôt un fusil dans sa direction.

« Je sais pour votre inhibiteur, prévint le Kalendorien ; Zagnar n'aurait jamais dû vous permettre de conserver une telle arme. »

Sans prévenir, le bras tourna de quelques degrés, un doigt écrasa la gâchette. Un tonnerre assourdissant déchira le silence, la balle mortelle fusa vers Galaniel.

Ignis s'interposa, main tendue ; le projectile s'interrompit à un mètre avant de retomber au sol. Si des spasmes agitaient toujours les membres de la jeune magicienne, une rage ardente dominait la terreur de ses yeux. Le Commandant se rapprocha, son fusil toujours dans la main gauche, l'épée dans la droite. Tout autour d'eux, le cercle des ombres se referma, les lames chuintèrent dans la nuit.

« Néphyle, avec moi ! » ordonna Sodem.

Les deux Orcaliens se portèrent à la rencontre du Commandant. Le Kalendorien évita une lame, riposta d'une sanglante morsure. Casque ébréché, Sodem recula d'un pas, avant d'interrompre un nouvel arc de cercle mortel.

« Vous n'avez aucun intérêt à protéger ce Galaniel, statua le Commandant. Est-ce vraiment la mission de votre Général ?

— J'accomplirai les ordres du Prince », siffla Sodem.

Le Commandant le repoussa, puis évita une nouvelle attaque de Néphyle. De son côté, Dalen blessa un garde noir, puis attaqua un second, tandis que Stakis tenait bon face à son propre adversaire. Enfin, Galaniel frappa. Le rouge de la mort recouvrit son épée ; le corps noir s'effondra.

Son regard rencontra le Commandant ; dans ses yeux pâles régnait un calme absolu, dénué de toute forme d'émotion, de toute forme hésitation. Une efficacité mécanique animait ses gestes, l'optimisation d'une machine. Un tueur. Un tueur, dont une seule intention échappait au masque inhumain. Et sur, son épaule, se dressait le spectre de la Mort pour dresser un doigt déacharné.

Galaniel était sa cible.

Le Shawnien évita de peu une lame perfide, entailla le bras d'une armure noire, avant de se retrouver assailli par deux nouvelles épées. Plus loin, Néphyle et Sodem se démenaient contre plusieurs ombres ; le Commandant noir, déjà, arrivait sur lui.

Un orbe rouge accueillit le Kalendorien, qui repoussa l'apparition d'un geste de main, puis un mur de flammes, qu'il trancha de l'épée. Ignis, la main tremblante, dégaina une longue dague, qu'elle perdit dès le premier échange.

La jeune magicienne tomba à genoux, alors que s'éparpillaient ses propres étincelles. Et, sans un bruit, le tranchant de la mort découpa la nuit jusqu'à sa gorge.

« IGNIS ! »

Néphyle échappa aux ombres pour bondir dans le dos du Commandant, arme en avant. Au dernier instant, la trajectoire létale bifurqua, épargna la Shawnienne pour revenir en arrière et, dans le même mouvement, trancha net la main comme l'élan de l'Orcalienne.

Galaniel voulut intervenir, mais l'instant d'inattention faillit lui coûter la vie. Une lame siffla à un centimètre de ses yeux, une seconde effleura sa tête. Le Shawnien pesta, sans parvenir à échapper à ses adversaires. Implacable, le Commandant refermait sa nasse. Néphyle, une seconde immobile, figée par la surprise, se recroquevilla sous la douleur. Et l'épée ensanglantée, une fois de plus, se dressa.

Dans une gerbe d'incarnat, Sodem repoussa un adversaire pour contrer la mort noire. Les chocs métalliques crièrent leur rage, leur fureur, leur désespoir, mais le spectre insensible maintint son avantage. Une traînée rouge s'ouvrit sur un bras bleu, puis une seconde, le casque cabossé protégea de nouvelles caresses mortelles.

Galaniel parvint à se dégager, non sans l'aide de Dalen, qui envoya un nouveau cadavre à terre. Le Voyageur se tourna vers Ignis, restée accroupie près de Néphyle, les mains irradiantes d'une lueur blanche.

« Elle est vivante, murmura-t-elle, sans doute autant pour elle que Galaniel ; pour le reste, je ne peux rien de plus. »

Sodem encaissa un coup à la jambe, mais refusa de perdre l'équilibre, ni même de reculer. Pourtant, alors que son adversaire ne prêtait ni signe de fatigue, ni la moindre blessure, l'issue du combat apparaissait aussi fatale qu'inéluctable.

Ignis se redressa pour attraper le bras de Galaniel, les yeux étincelants d'une détermination nouvelle.

« Nous ne nous en sortirons jamais comme ça, constata-t-elle ; ils arrivent de tous les côtés, maintenant. »

Comme pour confirmer ses dires, le vrombissement de moteurs aériens déchira la nuit ; des parachutes blancs percèrent la grisaille des nuages.

« C'est moi qu'ils veulent », ajouta Galaniel.

Elle hocha la tête, sans répondre ; son regard se déporta vers le chemin parcouru, le bâtiment transpercé de part en part et, de l'autre côté, la Faille imminente. La présence de la magicienne effleura l'esprit de Galaniel.

« Il ne reste qu'une poignée de minutes ; tu pourrais leur échapper », supposa-t-elle.

« Mais, et vous ? » s'inquiéta Galaniel.

Transpercée par Dalen, une nouvelle ombre retourna à la nuit, aussitôt remplacée par deux autres ; une gerbe écarlate traversa le torse de Sodem, mais, encore, le Commandant bleu s'obstina. Leur survie s'égrenait désormais en secondes.

« Comme la dernière fois, proposa la magicienne, comme lors de la bataille. »

Galaniel hocha la tête. Son regard s'arrêta une dernière fois sur Dalen. L'équipement vert maculé de sang, les traits du visage relevés par une joie malsaine, la Shawnienne tranchait sans la moindre hésitation, les bras seulement mus par une froide efficacité. Puis il survola Stakis, blessé à la tête, occupé à se défendre tant bien que mal contre une armure noire.

Le Voyageur fronça les sourcils, concentra ses pensées.

« Méfie-toi d'eux, de Dalen, de Stakis ; ils sont dangereux.

Je sais. »

Laisser ces tueurs en liberté ne l'enthousiasmait guère, mais avait-il le choix ? Rester entraînerait non seulement sa mort, mais aussi celle d'Ignis, des deux Orcaliens, jusqu'à compromettre, à terme, l'avenir même de Zyx et Shawn.

Il soupira.

« Je vais les attirer loin de vous, clama-t-il, profitez-en pour fuir. Dalen, Stakis, nous devons nous séparer, maintenant, mais, croyez-moi, nous nous retrouverons. »

Je vous retrouverai, j'en fais le serment.

Sans laisser le temps aux Chevaliers Oniriques de marquer leur surprise, leur indignation, ou leurs protestations, il s'élança, aussitôt percuté par un poing invisible qui le projeta au-dessus de leurs ennemis. Le Voyageur s'écrasa à plusieurs mètres de distance, non loin du cercle béant, encore fumant, tracé par Ignis à travers la pierre grise.

Déjà, des bruits de course résonnèrent dans ses oreilles. Le jeune homme se releva sans attendre et s'élança, en direction de la Faille imminente. Il traversa l'ouverture, parcourut en sens inverse le hall de l'immeuble dévasté, atteignit la sortie.

Un souffle ardent, le fracas d'une explosion retentit derrière lui. Les pierres, les poutres, s'effondrèrent les unes sur les autres. Galaniel roula dans la poussière, se retourna. Un amoncellement informe de débris bloquait désormais le passage pour le séparer, de fait, de ses poursuivants.

Ignis...

Un caillou roula au sol. Une main sombre s'extirpa du plâtre, puis un bras repoussa les décombres. L'armure complète se redressa, en partie bosselée, ternie de poussière, mais indemne. Le cœur de Galaniel accéléra jusqu'à lui oppresser la poitrine. Sous la lune, l'épée argentée, déjà gorgée de sang, résonna d'un éclat funeste. Le Commandant s'avança.

« La cité est bouclée, prévint le Kalendorien, mes troupes verrouillent tous les quartiers. Mais je me doute que tu ne te rendras pas, Galaniel, et, quand bien même, tu sais déjà quel sort t'attend. »

Les doigts du Shawnien s'agrippèrent à sa propre lame, Galaniel resta silencieux, les sens concentrés à l'extrême sur son adversaire.

« Vous, les Voyageurs, comme les Itinérants, avez cette capacité de vous déplacer d'un monde à l'autre, mais cette capacité ne se commande pas : vous devez vous trouver au bon endroit, au bon moment. Je sais ce que tu cherches à faire ; il me suffit de te tuer avant. »

Une sueur froide glissa dans la nuque de Galaniel. Le Voyageur redoutait déjà les capacités de Dalen, mais le Kalendorien s'établissait dans une tout autre catégorie. Face à lui, les enchaînements de Sodem témoignaient pourtant d'années d'expérience, d'entraînements, balayées, en quelques secondes, par une désinvolte facilité, des gestes précis, calculés, qu'accompagnait une oppressante létalité.

Deux minutes trente. Il devait encore seulement tenir deux minutes et demie, avant de pouvoir s'échapper à travers la Faille.

Cent-cinquante secondes.

L'éclair d'un trait d'argent fusa ; Galaniel esquiva en partie, mais la foudre frappa son bras gauche. Une douleur aiguë remonta le long de ses nerfs, jusqu'à la tête, accompagnée par un nouveau sifflement métallique.

L'acier trancha quelques mèches noires sans atteindre le visage ; Galaniel riposta, ne rencontra que le vide, para de peu l'attaque suivante.

Sous la violence du choc, son arme faillit lui échapper. Alors que gémissait l'acier, le Commandant ne lui offrait aucun répit, pas la moindre ouverture. Un mur noir se dressait face au Voyageur, sans aspérité, sans faiblesse, sans pitié ; et une pluie métallique abattait ses traînées d'incarnat.

Quelques secondes, à peine, venaient de s'écouler, mais le combat, déjà, lui paraissait une éternité. Une dizaine de dards douloureux lui traversaient la peau, son souffle, son cœur s'accéléraient jusqu'à la panique. Alors qu'il reculait jusqu'à un mur, le Voyageur profita d'une porte arrachée pour s'engouffrer dans une demeure abandonnée, aussitôt suivi par le Commandant. Pressé par la mort imminente, aveuglé par la pénombre, le Shawnien se prit les pieds dans une chaise renversée, évita, par hasard, un nouveau sifflement mortel, à quelques centimètres de sa tête, attrapa le bois d'un pied et jeta l'objet incriminé au visage de son adversaire.

D'un seul mouvement, l'épée kalendorienne trancha le projectile, qui éclata dans la poussière.

Le Voyageur effleura sa Pierre d'Origine de sa main gauche, poisseuse de sang. La Déesse Cristal, désormais, lui conférait Ses pouvoirs. Et s'il avait déjà réussi à les invoquer, bien que par hasard, sur le chemin du Sanctuaire, il pouvait recommencer, maintenant plus que jamais.

Du sang s'élevèrent des flammes furieuses, qui se déversèrent en désordre, parcoururent le sol, les murs, jusqu'à remonter aux poutres du plafond. Mais, sans s'émouvoir, l'armure noire traversa le feu pour se jeter sur lui.

Sous la force du choc, Galaniel perdit son arme et son équilibre. Entraîné en arrière, il s'écrasa dans la poussière, renversa louches, casseroles et marmites, éclairées par les lueurs infernales. Déjà, au-dessus de lui, se dressait la froide lame de la mort.

Sans réfléchir, Galaniel attrapa une broche à viande, para de peu le coup fatidique, perdit son arme improvisée, jeta une statuette, se précipita sur les marches d'un escalier branlant.

Le Commandant le suivait toujours et, dans les flammes, l'affolement du Shawnien contrastait son calme absolu, une glaciale détermination.

Galaniel poursuivit sa course, jusqu'à l'extrémité d'une balustrade vermoulue. Le bois craquait sous ses pas, crépitait sous la chaleur, menaçait de rompre. Une fumée âcre, saturée de poussière, lui enserrait la gorge. L'acier lui mordit l'épaule alors qu'il avisait une ouverture salvatrice, refermait une porte de bois et son verrou.

Une pièce presque vide. Un papier peint défait, mangé par les moisissures, quelques cadres arrachés, un matelas à même le sol, et une unique fenêtre sans vitre, réduite à un rectangle béant. Juste derrière, au pied du bâtiment s'ouvrirait la Faille, mais soixante-et-onze secondes le séparaient encore de cette issue.

La porte craqua pour révéler une inquiétante pointe de métal. Le Voyageur étendit les mains, pria les pouvoirs de la Déesse. De nouvelles flammes recouvrirent ses avant-bras, une vague ardente s'abattit sur la porte. Galaniel recula de quelques pas. Les murs s'embrasèrent, une poutrelle s'effondra dans un nuage de plâtre et de cendres.

Une minute. La porte éclata. L'appel d'air souleva les flammes, mais, derrière, hésita la silhouette noire. Le Shawnien tendit une main vers le ciel ardent. Un orbe furieux pulvérisa le plafond dans une avalanche de bois enflammé.

Ses membres pleuraient sang et douleur, mais il était toujours vivant. Derrière l'attendait la fraîcheur nocturne de son échappatoire. La Mort perdait sa proie.

Un coup de tonnerre perça l'infernal chaos. Frappé à la poitrine, Galaniel recula, hébété, releva une main écarlate, recula jusqu'à la fenêtre.

À travers les décombres crépitants perça le noir canon d'un fusil. La Mort n'abandonnait jamais.

De nouveaux tirs suivirent. Galaniel cracha du sang, puis bascula en arrière, dans le vide.

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