XXVI-3 : La capitale effacée
Neelhan, ruines de Sif, seize minutes avant l'ouverture de la Faille
Galaniel dissimula sa Pierre d'Origine ; assis sur une pierre, entre les bâtiments effondrés, il était prêt. L'artefact lui avait offert nombre d'informations concernant les Chevaliers Oniriques à travers, notamment, l'expérience de Mitteï. Et son plan, bien que risqué, obtenait, avec quelques réserves, l'approbation de la Déesse Cristal et des Grands Maîtres.
Le jeune homme croisa les mains, impassible. Le hululement d'un oiseau nocturne perça la nuit froide. Conformément à ses instructions, les Neelhanais l'avaient laissé seul, et bientôt, les deux Chevaliers Oniriques le rejoindraient. Aveuglés dans leur quête impossible, ils sortiraient, enfin, de leur cachette et deviendraient, de fait, vulnérables. Une telle opportunité ne se reproduirait sans doute pas de sitôt.
Aujourd'hui, il serait Gathor.
Il plissa les yeux. Deux silhouettes se détachèrent du coin de la rue. Des uniformes verts de bric et de broc : cuir, tissus et même métal se mélangeaient dans un assemblage rudimentaire. Deux casques complétaient l'ensemble, simples demi-sphères de métal repeintes, attachées par une lanière, qui recouvraient à peine le sommet du crâne. Une femme au regard de glace menait la marche, altière, aussitôt suivie par un jeune homme aux cheveux bruns anarchiques, à la barbe fournie et aux yeux fuyants.
Dalen et Stakis.
Le Voyageur réprima une crispation à la vue de ses anciens compagnons. Au contraire, il orna son visage d'un sourire calculé.
« Je vous attendais », les accueillit-il.
Dalen s'arrêta à mi-distance. Alors que Stakis poursuivait son avancée enthousiaste, elle interrompit le jeune Zyssien d'un bras.
« Sais-tu la raison de notre présence ici ?
— Je sais la tienne, Dalen. Lors de l'opération d'Oriale, lorsque je me suis emparé de la Pierre de Zawhyk Espan, j'ai redécouvert l'Antichambre. De nouveau, j'ai affronté le Titan et je me suis rappelé cette première fois, profondément enfouie dans mes souvenirs, ces souvenirs d'une autre vie, ma véritable vie. »
Il se leva. Stakis, les yeux emplis d'émotion, s'agenouillait déjà.
« C'était donc bien toi... Gathor. »
Galaniel s'approcha de quelques pas.
« En effet ; néanmoins, je suis surpris de découvrir un nouvel adepte à notre cause.
— Il m'a été recommandé par Rneigl, intervint Dalen. Je peux confirmer qu'il est de confiance. »
— Ma lame est à votre service, ajouta Stakis. Ordonnez et j'obéirai. »
Dans un nouveau sourire, Galaniel se tourna vers Dalen.
« Ce bon vieux Rneigl. Que devient-il, d'ailleurs ? »
Alors que Stakis s'apprêtait à prendre la parole, Dalen le devança.
« Mon Maître, pardonnez-moi, j'ai tellement attendu cet instant que je ne parviens toujours pas à m'en convaincre. »
Elle ne baissait pas sa garde. Et, chaque seconde, Galaniel luttait contre ses propres sentiments, cette rage bouillonnante qui, derrière son masque d'albâtre, lui rongeait les entrailles. S'il pouvait espérer maîtriser Stakis, même sans compter sur l'effet de surprise, la Shawnienne jouissait d'une solide réputation à l'arme blanche. Un affrontement frontal s'engagerait à son désavantage.
« Je te comprends. Même pour moi, l'homme que j'étais il y a à peine deux jours me paraît désormais un étranger. »
Elle inclina la tête, mais l'arrête de ses yeux poursuivit son implacable surveillance. Galaniel réprima un mouvement d'impatience. Habituée aux trahisons, elle ne lui laissait pas la moindre opportunité.
« Vous souvenez-vous de Jesnérak, Maître ? reprit-elle.
— Euh, oui, prétendit Galaniel. Notre alliance avec la Reine Noire, notre affrontement contre Mitteï et les Voyageurs. »
Elle secoua la tête.
« Vous souvenez-vous du Grand Archimage Noir ; vous souvenez-vous des Abysses ? »
Galaniel masqua son trouble. Sa Pierre ne l'avait pas préparé à ces interrogations sibyllines. Il porta une main à la tête.
« Le Grand Archimage était le compagnon de la Reine, mais, pour le reste, il faut croire que la mémoire ne me soit pas encore complètement revenue. »
Galaniel intercepta une moue vite effacée. Comme lui, Dalen avançait masquée, guidée par la méfiance. Mais, dans ce jeu de dupes, le premier instant d'inattention s'avérerait fatal.
« Les neiges de Shawn, le lieu de ma mort, accaparent mes pensées, détailla-t-il. Je dois y retourner, je vous mènerai jusqu'à mon premier Tombeau, pour y retrouver ce qui m'appartient. »
Dalen sembla se rasséréner en partie, mais ne relâcha pas sa garde, à l'exaspération de Galaniel. Les secondes fatidiques s'égrenaient, la Faille s'ouvrirait bientôt.
« Vous rappelez-vous au moins l'objet final de votre quête ? » interrogea la Shawnienne.
Un rictus éclaira le visage de Galaniel. Il ne connaissait que trop bien cette réponse, bien qu'elle lui en coûtât. Et, sans doute, Dalen voulait seulement l'entendre de sa bouche.
« Tuer les dieux. Renverser l'Ombre et la Lumière. »
La Shawnienne hocha la tête.
« Et, pour se faire, continua-t-elle, vous vous emparerez de leur pouvoir, à votre tour, vous deviendrez Dieu ; vous mettrez fin à la Guerre et le Monde entrera dans une nouvelle ère. »
Galaniel hocha la tête, sans répondre. Ces déclarations funestes résonnaient avec les prédictions de la Table.
J'ai balayé l'Ombre comme la Lumière, et causé la fin de l'Ancien Monde.
Mais ces visions alarmistes ne représenteraient jamais qu'une version tronquée, déformée, de l'avenir. L'Univers connaîtrait sans doute de grands changements, mais ses choix, jusqu'au bout, resteraient siens. Et, jamais, il ne trahirait l'héritage de son père.
« Sur Jestérak, poursuivit Dalen, alors que brûlaient les tours noires, que les légions alliées tombaient par millions, le Grand Archimage et vous avez ouvert un portail sur les Abysses. Mais les Abysses ont refusé votre bras, pour ne vous octroyer qu'une seule vérité : "vous ne tuerez pas de dieu, pas dans cette vie." »
Galaniel réprima un frisson. Une lueur inquiétante animait les yeux de Dalen, une exhalation enfouie, dissimulée, des années durant.
« Mais cette vie n'est plus, et, avec elle, disparaissent ces présages fatalistes. Vous n'êtes plus le même Gathor ; par votre résurrection, vous avez déjà accompli l'impossible. Cette nouvelle vie connaîtra enfin votre victoire. »
Ignis s'arrêta contre le mur gris d'une maison à moitié effondrée. Ses yeux scrutèrent l'obscurité du ciel, dévisagèrent le souffle des nuages, le silence des ruines.
« On est juste à côté, non ? » s'impatienta Sodem. Qu'est-ce que vous attendez ?
La jeune magicienne ne répondit pas. Elle se retourna, sa tête s'agita d'une direction à l'autre, sans davantage d'explications. Le Commandant bleu lui attrapa le bras.
« Ignis ? »
Si en tant qu'humain ordinaire, l'Orcalien s'écartait de toute forme de sorcellerie, son instinct animal s'agitait au plus profond de son être. Dans le silence absolu de cet interminable sépulcre, rôdait, encore, le spectre de la mort.
« Ils sont trois, détailla la Shawnienne. Je reconnais Galaniel, Dalen, et un jeune homme, qui m'est inconnu, je crois. À moins que je ne l'aie déjà croisé ailleurs.
— Dalen ? Dalen Vonshan ? s'étonna Sodem. D'après nos informations, elle aurait fomenté, avec Sméarn Pteï, la chute de Zawhyk Espan. Qu'est-ce qu'elle fait ici ? Qui plus est avec... »
Il s'arrêta. Bien qu'immobile, en partie camouflée par l'obscurité, Ignis rayonnait d'une rage bouillonnante. Dans la nuit, les poings de la jeune magicienne se fermèrent en silence.
« Il n'y a pas que ça, poursuivit la magicienne. Des dizaines d'hommes, des A.O.M. Ils convergent sur eux, tout autour de nous.
— La garde noire ? S'ils sont ici, nous... »
Un haut-le-cœur secoua la magicienne, elle se rattrapa au mur, les membres tremblants.
À la rage s'ajoutait une terreur primale.
« Nous pouvons encore faire demi-tour, proposa Sodem. Nous ne sommes même pas certains des intentions de ce Galaniel...
— Il est ici. »
Le souffle rauque et saccadé d'une bête acculée. Sodem porta une main à son fourreau, adressa un regard à Néphyle, restée en retrait, les sens aux aguets. Il craignait de comprendre, il espérait tellement se tromper. Mais Ignis comme lui avaient contemplé la même mort, avaient vu leurs compagnons, leurs proches, emportés par le même faucheur.
Le Commandant de Kalendor.
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