XXVI-2 : La capitale effacée
Lune d'Oriale, abords du champ de bataille de Sif
Le métal des armes et machines brisées luisait sous les pâles lueurs des étoiles. Macabres témoins d'une bataille perdue, les gardiens oubliés ignoraient les ombres fugaces, contrebandiers, opportunistes, revendeurs de métaux, ou, encore plus discrètes, les âmes vertes silencieuses, en attente d'une impossible promesse.
Mais, en cette nuit, la scène figée se raviva. L'espace, comme en appel à son propre souvenir, se contracta jusqu'à se déchirer dans une poignée d'étincelles dorées. Et, camouflés dans le sombre manteau de la nuit, résonnèrent, de nouveau, les battements d'un cœur disparu.
Galaniel se redressa.
Le silence attentif l'informa aussitôt des présences alentour. Une main sur son épée, l'autre sur sa Pierre d'Origine, le Shawnien scruta l'obscurité. Un mouvement feutré, sur le côté, un autre, presque inaudible, une pierre qui roule.
Deux hommes, peut-être trois, à mi-distance, se rapprochaient. Le déclic d'une arme transperça la nuit, suivi du chuintement d'une sarbacane. Le jeune homme se rasséréna. En cette heure et ce lieu, d'éventuels intrus ne pouvaient que se présenter armés, mais, au moins, il ne faisait pas face à la garde d'élite de Kalendor, mais, au pire, sans doute, à une poignée de bandits.
Néanmoins, mieux valait protéger son anonymat, éviter toute confrontation, aussi le jeune homme se détourna en silence. Même les mots, de la langue unifiée zyssienne ou du shawnien, offraient autant de preuves quant à sa propre identité.
Les hommes hâtèrent leur pas, Galaniel accéléra de même, sans détourner son attention. Le jeune homme pouvait presque discerner leurs présences, la faible lueur de leurs âmes découper la profondeur de la nuit.
Une silhouette, finalement, interrompit sa course. Deux mains rejoignirent le souffle rauque pour l'accompagner dans trois mots, maculés d'appréhension comme d'enthousiasme, qui percuta le Voyageur comme un coup de tonnerre.
« Galaniel Zawhyka Espan ! »
Ils savaient. Quels qu'ils soient, ils savaient. Sans doute étaient-ils même seulement venus pour lui.
D'un geste mesuré, le Shawnien retira son épée de son fourreau, plissa les yeux. Hormis les trois inconnus, il ne distinguait aucune autre présence, à proximité immédiate. Néanmoins, plus loin, le champ de bataille, la forêt proche, grouillaient d'une activité silencieuse, dissimulée. Les yeux de Kalendor le cherchaient ; mille pupilles parcouraient la nuit comme autant d'étoiles.
« Nous... Résistants neelhanais... Alliés... »
Dans une langue unifiée laborieuse, l'homme s'approcha de lui, les mains en évidence. Si le canon d'un fusil luisait à sa ceinture, sa tenue dépenaillée aux tons majoritairement verts, ses cheveux et sa barbe hirsutes l'extrayaient de toute armée régulière.
« Nous... prévenir... Ephas...
— Vous ne contactez personne, coupa le Shawnien ; vous ne m'avez jamais vu et je n'ai jamais été là. »
— Nous... alliés, insista l'homme. Ephas...
— Je ne connais pas d'Ephas », interrompit Galaniel.
Son interlocuteur marqua une pause, décontenancé, avant de reprendre, non sans difficulté.
« Ephas connaître vous Shawniens... Survivants bataille... vouloir rencontrer vous.
— Des survivants ? »
Le cœur de Galaniel manqua un battement. La victoire contre le Général Chef s'était soldée au prix du sang. De cet enfer, combien pouvaient avoir survécu, après tout ce temps ? La raison même lui interdisait d'espérer. Il se rappela Saxen, mort sous ses yeux, puis les derniers instants de son père, Zawhyk. Il se rappela la pluie des balles, la chute de ses compagnons, la sanglante symphonie des lames noires, les hurlements des canons. Il se rappela la bonhomie de Greta, qu'il n'avait jamais revue après le crash et, enfin, Ignis, la jeune magicienne, encerclée par les soldats.
Il les avait abandonnés. Tout à sa mission, il avait poursuivi l'objectif, avait même réussi, jusqu'à sauver sa propre vie, mais, eux, étaient restés. Si une seule chance existait pour qu'il pût en sauver un seul, il devait la prendre.
Puis il se rappela Stakis, et Dalen.
Ses doigts se crispèrent. Tous deux Chevaliers Oniriques, selon les Voyageurs et, aux dernières nouvelles, perdus sur Oriale. Le premier se prétendait son ami, la seconde était devenue le bras droit de Zawhyk lors du programme d'échange avec Zyx, puis de l'opération d'Oriale. Des traîtres. Les responsables de ce chaos, de tous ces morts.
« Ces survivants, articula Galaniel, comment s'appellent-ils ?
— Dalen... Stakis... eux alliés », confirma l'homme.
L'obscurité masqua la sanglante lueur de ses yeux. Comment avait-il pu espérer autre chose ? Les Shawniens étaient tous morts, seuls restaient leurs fossoyeurs.
Ils l'imaginaient sans doute encore Gathor, mais, lui, les tuerait. Quitte à devoir jouer la comédie. Il retournerait leurs propres armes, leurs propres espérances contre eux ; à eux, qui avaient écrasé les aspirations de héros, il porterait la vengeance des milliers d'âmes trahies.
« Je les connais, confirma Galaniel. Nous allons établir un rendez-vous. Mais je n'ai confiance qu'en eux ; ils devront venir seuls.
— Ephas...
— Pas d'Ephas. Seulement Dalen et Stakis. Même vous, vous partirez avant. Ils ne sont là que pour moi, et je ne suis là que pour eux. »
Il s'interrompit. Des patrouilles sombres approchaient, quelques faisceaux de torches repoussaient les ténèbres par intermittence.
« Il faut partir, remarqua le Shawnien.
— Oui, Kalendoriens », confirma l'homme.
Sa déclaration se ponctua d'un mouvement accusateur en direction des présences encore invisibles. Les doigts de Galaniel pressèrent la Pierre d'Origine. La Faille la plus proche, autant spatialement que temporellement, s'ouvrirait à quelques kilomètres, d'ici trois heures, dans la cité de Sif. Elle ne quittait pas Oriale, mais, au moins, rejoignait l'autre bout de la lune, bien loin de ce guêpier noir.
Deux Chevaliers Oniriques, déjà, lui suffiraient, sans ajouter d'éventuels Kalendoriens.
Ils se mirent en route, en silence, attentifs aux patrouilles intermittentes. En cette nuit claire, sans nuages, se dressaient des murailles éventrées à une poignée de kilomètres. Le ciel noir, sinistre, obscurcissait l'horizon, comme pour mieux refermer le piège mortel sur les impudents étrangers. Lors de l'opération d'Oriale, Galaniel s'était battu tout près de cette capitale, mais il n'avait jamais eu, alors, l'occasion de la contempler. Aussi ne connaissait-il pas ses rues, ses habitants, sa culture, ni même son passé pourtant si récent. Et, pourtant, son cœur se serra lorsqu'il approcha des murailles éventrées. La ville, de taille modeste pour une capitale d'Oriale, à l'architecture simple, empreinte de verdure, avait rassemblé les âmes bruissantes de milliers d'hommes et de femmes.
Mais les bâtiments, effacés par les bombes, se déversaient dans les rues, et les arbres, calcinés par le feu, ne fleuriraient plus jamais. Seul résonnait, insoutenable, le silence des morts.
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