XXV-1 : Les chaînes du Destin

Nul être de ce Monde ne peut prétendre à la connaissance du Temps, seuls les Abysses renferment une telle capacité, eux qui ont vu, qui voient tout, et qui verront tous, eux qui ont connu la création de l'Univers et l'engloutiront à sa toute fin.

Parfois, une inconsciente folie abaisse les barrières de nos Mondes, ouvre les écluses de l'Océan Primordial. Alors, de chaque goutte d'eau noire naissent des cauchemars multiformes.

Ainsi, j'ai assisté à l'apothéose d'Ahura Mazda et d'Ahriman. Sûrs de leur puissance, les dieux ont fait de moi leur servante, leur Grande Prophétesse. Ils supposaient que je ne pouvais rien contre eux, que nul être ne pourrait jamais rien contre eux. Mais, bien que séparée de mon berceau originel, des bribes me restent, des fulgurances de l'avenir, une absolue vérité. Dans cet Univers, ultimement voué au Néant, tout être, toute chose, ne sont que poussière en devenir ; rien, pas même les dieux, ne peut prétendre à l'éternité.

Ainsi, Ombre et Lumière connaîtront leur inévitable chute. Leurs anges se déchireront dans un ultime combat fratricide, jusqu'à ce que prenne fin la Guerre. Et, depuis les décombres encore fumantes, se dresseront les prémices d'un nouveau Monde.

Alors, je retournerai à l'Océan.

La Grande Prophétesse, De l'Avènement du Quatrième Monde


Alyne resta immobile quelques instants, interdite.

Seyer ?

Avant d'arriver ici, elle ne connaissait qu'à peine le nom de cet archange. Depuis combien de temps officiait-il ? Une dizaine, peut-être une vingtaine de cycles, au maximum. Même Oukouakouloumé, après trois siècles de service sur les mondes frontaliers, jouissait d'une plus solide réputation.

Aussi loin qu'elle se souvienne, une tradition tacite laissait à Mitteï le soin de former les elfines. Le peuple de la Cité Céleste représentait le fer de lance de la Lumière, et comptait dans sa légende Myhela, la fondatrice de l'Ordre, celle qui, pour la première fois, avait invoqué la toute-puissance de la Grande Déesse contre les armées noires. Certes, depuis, les elfines n'avaient plus connu d'archange, mais Mitteï, dernière survivante de cette lointaine époque, contribuait à transmettre la sagesse de son ancienne tutrice.

Le cœur battant, Alyne passa une main dans ses cheveux. Déjà, les rangs des Voyageurs se désordonnaient, Galaniel et Césape nouaient des connaissances au hasard, et les archanges descendaient des marches. Elle intercepta le regard de Mitteï, mais les yeux abyssaux de la jeune fille, loin de s'intéresser à elle, restaient fixés sur Galaniel. Tout comme le regard noir et réprobateur d'Oukouakouloumé. Tout comme celui, plus discret de Seyer.

Galaniel, le centre de toutes les préoccupations, la possible réincarnation supposée de Gathor. Le premier archange, après avoir tué de ses mains son ancien apprenti, désirait-elle ne pas revivre pareil tourment ?

Un éclat violacé scintilla dans sa direction ; Alyne détourna le regard et, d'un pas confus, rejoignit ses camarades. Seyer l'observait, lui aussi, l'évaluait, la jaugeait. Mais peu importaient les épreuves, les imprévus, elle ne laisserait rien paraître. Tout comme elle avait conservé pour elle les visions de la Table. Elle avait foi en la Grande Déesse et cette foi, inflexible, inaltérable, la porterait jusqu'à son dernier souffle.

Face à elle se dressent les Ténèbres.

Des décombres l'entourent, des murs jetés à terre, un sol de pierre dévasté, brûlé, tailladé. Tout autour résonne le tumulte des éléments, le crépitement de l'éther, un relent de souffre.

Du sang s'écoule de son armure d'ivoire. Sa Pierre d'Origine brille par son absence, plus aucune Lumière ne la soutient ; et ses propres pouvoirs arrivent à terme.

Le Maudit étend ses mains aux griffes d'argent, son corps oblong irradie d'une fureur noire. Écrasée par un incommensurable pouvoir, le cœur vide de tout espoir, elle se relève pourtant, par réflexe ; sans plus aucune arme, elle tend les bras, dans une ultime bravade.

Une vague de feu dévorante s'abat sur elle, elle ferme les yeux.

Noir.

Alyne chassa l'insistant souvenir de sa tête. Rien ne faisait sens, de toute façon. Passait encore que son destin l'amenât jusqu'au faux dieu des Itinérants, mais pourquoi sa Pierre manquait-elle donc ? Où se trouvaient les autres Voyageurs, Mitteï ? Certes, elle pressentait une poignée de silhouettes, mais, dans ce chaos, le silence de la Grande Déesse l'effrayait plus que tout. Aucun artefact divin ne marquait sa présence, aucune Lumière ne brillait, seule l'omniprésence des Ténèbres l'entourait, l'oppressait.

Alors que ses pas la rapprochaient d'une vingtaine d'elfines en armures et tuniques blanche et argentée, Alyne préféra dissimuler ses tergiversations derrière un sourire de façade. Elle connaissait de nom chacune de ses congénères, mais la plupart lui restaient étrangères. Elles étaient les héroïnes, les appelées de la Grande Déesse, dont les noms, les exploits, résonnaient entre les tours de cristal de la Cité Céleste. Leurs visages recouvraient les murs et plafonds des chapelles, leurs statues se dressaient dans les bibliothèques sacrées. Difficile de penser qu'elle-même, aujourd'hui, rejoignait leur légende.

Une seule connaissance se détachait, cependant, sa propre cousine, Istane ol'Astyn, qui l'accueillit d'un geste de la main. Alyne lui rendit son sourire, mais les yeux violets de sa congénère traversèrent son masque de façade. Un peu plus grande qu'elle, les cheveux roux coupés courts, de trois ans, son aînée, elle représentait un modèle qu'elle avait toujours admiré, dont elle avait suivi l'exemple jusqu'ici. Et toutes deux se connaissaient trop bien pour identifier tout faux-semblant naissant.

Sur un pas nonchalant, quelques phrases de retrouvailles et autres congratulations, elles s'éloignèrent des Voyageurs, jusqu'à ce qu'Alyne décide de lui confier ses préoccupations.

« J'ai... beaucoup de questions, avoua-t-elle.

— Je suis là pour ça », l'encouragea sa cousine.

Elle se mordit la lèvre. Par où commencer ? Son regard se tourna vers Galaniel, en pleine conversation avec un groupe hétéroclite. Césape, à quelques mètres, apparaissait tout esbaudi de rencontrer un Voyageur massif à l'abondante fourrure rouge vif, qui le dépassait de presque une tête.

« Qu'est-ce que tu penses des prédictions de la Table ? » hésita Alyne.

Istane s'adossa contre le marbre d'un pilier.

« La Table est manipulée par la Grande Prophétesse et, de fait, ses visions sont des aperçus immuables de l'avenir. Elles se réalisent toujours, quelles que soient nos actions, nos décisions, ou, plutôt, à cause de nos actions, de nos décisions, mais pas toujours de la façon que nous imaginons. »

Elle suivit son regard vers le Shawnien à la chevelure noire.

« Tu as dans ton groupe un cas pour le moins... particulier. Les trois archanges ont voté pour son admission, à deux voix contre une, car ils espéraient que les bénéfices l'emportent sur les risques. À court terme, déjà, le monde de Zyx devrait profiter de son arrivée, de ce que j'ai suivi. À moyen et long terme, je ne saurais dire ; mais, comme l'a rappelé la révolte de Gathor, se retourner contre la Lumière reste immanquablement voué à l'échec.

— Il est censé devenir un archange, ou l'égal d'un archange.

— Gathor aussi se prétendait l'égal d'un archange. Et il est mort. À la toute fin, seule prévaut la Lumière. »

Alyne hocha la tête.

« Tu as raison. »

À la toute fin, seule prévalait la Lumière. Lorsque viendrait le Jour du Jugement dernier, les Ténèbres qui, depuis toujours, œuvraient à l'anéantissement de l'Univers, seraient entraînées dans sa chute ; seule la Créatrice sauverait les siens et planterait la graine d'un nouveau Monde.

Alors pourquoi, dans sa vision, dans cet affrontement final contre le Maudit, n'apparaissait aucune Lumière ? Où était la Pierre de la Grande Déesse, censée résonner avec son propre cœur ? Quelle était cette dernière épreuve ?

« J'ai vu les Ténèbres, avoua Alyne. Dans leur forme la plus absolue, la plus hideuse ; je combattais le Maudit. »

Elle frissonna. Une puissance noire, écrasante, que même les archanges peineraient à contrer. Alors, elle, que pourrait-elle accomplir ?

Istane posa une main sur son épaule, les yeux brillants.

« Tu es promise à un grand destin, Alyne. Les hommes s'inclineront face au Maudit, les héros s'enfuiront, seules les élues conserveront leur foi. Et elles recevront la grâce éternelle de la Grande Déesse. »

Presque mot pour mot un extrait des Saintes Écritures. Alyne se rasséréna. Tout pouvoir restait une illusion, au mieux un commode outil, mais seule la foi sauverait les justes. Une vérité qu'elle connaissait depuis toujours, et qu'elle ne manquait pas de se rappeler.

« Selon la Grande Prophétesse, poursuivit Istane, la plupart des prédictions ne peuvent dépasser une certaine date, qui promet de grands bouleversements à l'Univers. Beaucoup, dont je fais partie, pensent qu'il s'agit du Jour du Jugement dernier.

— Pourtant, la vision de Galaniel représentait une anomalie, car postérieure », se souvint Alyne.

Istane lui attrapa les mains, le regard scintillant d'excitation.

« Et il a vu un monde en ruine, sans doute emporté par les Ténèbres. Mais la Lumière quittera ce Monde, pour en fonder un nouveau, entourée de Ses disciples. Et tu en feras nécessairement partie, toi qui défieras le Maudit jusqu'au bout. »

La Lumière quittera ce Monde.

Elle avait raison ; peut-être cette phrase expliquait-elle l'absence des Pierres, de la Grande Déesse. Ceux qui mouraient pour Elle seraient sauvés, et ceux qui croyaient triompher contre Elle se perdraient à jamais.

Une fulgurance inquiète l'assaillit soudainement.

« La Grande Déesse mènera Ses disciples à Son nouveau Royaume, mais, dans ce cas, pourquoi la vision de Galaniel le laissait-elle dans les ruines de Barcad ? N'aurait-il pas dû... »

Sa cousine se détourna, le regard assombri.

« Ceux qui se détourneront de la Lumière, ceux qui calomnieront le nom de la Grande Déesse, ne verront pas son nouveau Royaume ; tous ne seront pas sauvés.

— Et lui... tu crois vraiment qu'il est Gathor ?

— C'est ce que croit Oukouakouloumé, et si Mitteï lui faisait vraiment confiance, elle n'aurait pas renoncé à le former. »

Istane posa une main sur son épaule.

« Je suis désolée que tu te sois retrouvée dans ce groupe, mais je ne peux que te conseiller de rester sur tes gardes. Je ne sais pas ce que vaut Seyer, en tant qu'instructeur, mais tu es forte, et ta vision te prédestine déjà à de grands accomplissements. »

Alyne aurait préféré pouvoir compter sur la sagesse de Mitteï afin de préparer au mieux lesdits accomplissements, mais la décision des archanges s'avérait finale. Et elle ne la remettrait pas en question, de même qu'elle ne remettrait pas en question la clairvoyance de la Grande Déesse. De terribles épreuves l'attendaient, sans doute commençaient-elles déjà, mais elle fournirait plus d'effort que tout autre ; elle deviendrait l'héroïne de sa vision, une élue de la dernière légende entre Bien et Mal.

« Merci, souffla-t-elle, ça me fait toujours du bien de parler avec toi.

— Si besoin, n'hésite jamais à faire appel à moi ; je serais toujours prête à t'aider. Je n'ai pas eu de vision à ce sujet, mais j'espère pouvoir être à tes côtés lorsque viendra l'ultime combat contre les Forces obscures, j'espère pouvoir te prêter main-forte. »

Des silhouettes de sa vision, Alyne n'aurait su déchiffrer l'identité d'aucune. Mais elle se souvenait d'une présence, derrière elle, qu'elle protégeait des flammes maudites. Et les battements de son cœur résonnaient encore à ses oreilles, et la réaction de son corps, primale, vibrait encore dans ses muscles.

« Peut-être sera-ce le cas », éluda-t-elle.

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