Les Zyssiens construisirent des tours jusqu'aux cieux, domestiquèrent les forces de la nature, reproduisirent l'énergie des étoiles, mais, dans leur orgueil, ils oublièrent leurs dieux, saignèrent leur terre mère jusqu'à l'ultime goutte, et se disputèrent jusqu'au dernier fragment. Plantes et mers se mouraient, mais les drapeaux guerriers se multiplièrent, jusqu'à l'apocalypse finale.

Le feu nucléaire embrasa la planète tout entière.

Une poignée d'hommes préféra s'enfuir vers les étoiles. Mais, derrière eux, les milliards abandonnés crièrent leur désespoir, maudirent ces élus, ces traîtres et lâches, et leurs anathèmes traversèrent l'immensité de l'espace.

Aussi, lorsque les hommes posèrent le pied sur Shawn, les Abysses les recouvrirent. Toutes les souffrances du monde criaient vengeance, les morts n'auraient de cesse que de les emporter avec eux. Et les hommes tombèrent à genoux, incapables d'échapper à leur inéluctable destin.

Mais, soudain, un souffle glacé enveloppa les rescapés ; de la neige naquit une femme à la peau bleue, les cheveux tressés semblables à du lapis-lazuli. Face à elle, les Abysses se condensèrent en orbe sombre et des milliers de voix émergèrent à sa surface.

« Écarte-toi. Nous sommes venus chercher notre dû, ceux qui auraient dû mourir avec nous. »

Une vibration cristalline leur répondit.

« Vos suppliques n'ont point lieu d'être ici, car, sur mes terres, s'appliquent mes seules lois.

— Nous n'avons que faire de vos lois ; nous dévorerons le Monde ! »

La femme étendit une main et une tornade blanche entoura la sphère abyssale. Glace et neige se condensèrent jusqu'à prendre la forme d'un cristal pur et lisse, d'un bleu clair luisant.

« Ô voyageurs d'un autre monde, respectez ces terres, et je respecterai votre venue. Puisse ce Cristal symboliser notre pacte. Protégez-le, chérissez-le, car, tant qu'il se dressera, sa brillance vous gardera des abysses de vos cœurs. »

Légendes de Shawn, Révélation de la Déesse Cristal

Planète Shawn, Hyktacrite, salle du Conseil

Le magistrat-président, incapable de dissimuler son trouble, lissa sa barbe d'un geste nerveux. Tout autour de la table, l'agitation gagnait ses collègues, les toges blanches bruissaient de murmures. Il soupira, frotta l'arrête de son nez. Le seul retour de Galaniel Zawhyka Espan, désormais propulsé au rang de Voyageur, à l'instar de son père, représentait déjà un rebondissement inespéré, pourquoi fallait-il qu'ensuite s'enchaînassent d'aussi sombres nouvelles ?

« Je le savais, maugréa un magistrat. Nous n'aurions jamais dû laisser ce Zawhyk interférer dans les affaires de cette lune maudite. Les Voyageurs, Zyx, Oriale ne nous concernaient pas ; maintenant, nous devons en payer les conséquences. »

Le magistrat-président l'intima au silence d'un geste.

« L'heure n'est plus aux atermoiements du passé. Zawhyk a agi selon son libre arbitre, sans le soutien du Conseil, Shawn n'a jamais déclaré la guerre à Oriale, mais, si ce nouveau Général refuse d'entendre raison, nous l'accueillerons les armes à la main. »

Les membres acquiescèrent en silence. Les Shawniens s'unissaient dans la même fierté, la même soif de liberté ; jamais ils ne ploieraient l'échine devant le dictateur d'un autre monde, aussi puissant, aussi redoutable fût-il.

« Concernant Zagnar lui-même, poursuivit le magistrat-président, son destin se scellera lorsqu'il ordonnera le premier tir. Comme son père avant lui, il paiera de son sang pour les vies moissonnées. »

L'homme tourna son regard vers les deux invités de la séance, restés debout, près d'un pupitre de bois. Galaniel Espan attendait, immobile dans un costume blanc et or, son regard sombre fixé dans de préoccupantes ruminations. À ses côtés, la femme en armure rouge n'amenait guère plus d'allégresse. Un peu plus grande, le visage très pâle, émacié, la peau bleuie par endroits, ses yeux se noyaient dans de noires pensées.

« Madame Vlata, déclara le magistrat-président, nous vous remercions, vous, votre Général, et les quatre volontaires qui vous accompagnent, pour l'aide apportée en ces temps difficiles. »

Depuis la promesse de mort contre Zagnar, un fin sourire éclairait le visage assombri. Une cruelle hostilité patientait, aiguisait ses armes en attente de la bataille. Le Shawnien déglutit. Originaire d'un astre en guerre, la Brocélienne arpentait un chemin gorgé de sang. Et il préférait de loin la compter, elle comme son Général, au rang d'alliés. Aussi la décennie promise de paix, négociée par Galaniel en échange de la tête de Zagnar, satisfaisait toutes les parties prenantes.

« Vous êtes la plus à même de nous informer sur les forces kalendoriennes en présence, proposa le magistrat-président. Nous écouterons votre analyse avec attention. »

Esmène hocha la tête, puis commença son exposition.

« Afin d'affirmer sa domination, Zagnar ciblera en priorité la cité de plus grande importance, donc ici même. Il apparaît peu probable que notre ennemi offre un ultimatum ou une proposition de reddition. Ses derniers discours n'indiquent pas l'intention de constituer de prisonniers ; au contraire, pour marquer les esprits, il bombardera sans doute d'abord la cité dans son intégralité, avant de débarquer pour achever les survivants. »

Un frisson parcourut l'assemblée.

« Pensez-vous vraiment, objecta un magistrat, que ce Général en viendrait d'office à de telles extrémités ? »

Les yeux d'Esmène s'assombrirent.

« Au Neelhan, ses troupes ont incendié Sif jusqu'à ne plus laisser qu'un champ de ruines. Il voulait marquer les esprits. Le Général, ses troupes, toute la famille régnante ont été exécutés jusqu'au dernier, puis il a placé un pantin sur le trône. Le pays est occupé par ses alliés wienskrois, qui répriment dans le sang toute forme de contestation, n'hésitent pas à piller, incendier des villages par dizaines. Il fera de même ici. »

Esmène poursuivit par un exposé exhaustif des armes à disposition des Kalendoriens : chars, canons, vaisseaux, fusils, mitrailleuses, armes lourdes, exosquelettes...

« Les barzacs sont peu nombreux, mais redoutables, détailla-t-elle. Les soldats adversaires sont protégés par une épaisse sphère de métal, reliée à six membres articulés. Deux jambes pour la locomotion, et quatre bras, avec à disposition des lames de deux mètres, ainsi que des armes lourdes.

— Comment faites-vous pour les vaincre ? s'interrogea un magistrat.

— Généralement par des tirs de canons ou des chars...

— Ils ne disposent pas de point faible ?

— Ils ne sont pas conçus pour en avoir.

— Nous étudierons plus tard les possibles contre-offensives à notre disposition, éluda le magistrat-président. Veuillez continuer. »

Esmène acquiesça.

« Il me reste à évoquer le cas de la garde noire, dernier atout de nos adversaires et, de loin, le plus redoutable : un groupe d'élite, équipé d'Amplificateurs d'Ondes Mentales, ou A.O.M. »

Elle désigna l'appareil fixé sur sa chevelure noire, un diadème de rubis orné de paillettes scintillantes.

« Ces appareils datent de l'Exode et nul n'a été capable d'en fabriquer depuis. Ils permettent notamment d'user de télékinésie à courte distance, et donc de devenir, dans une certaine mesure, insensible aux projectiles ou même d'éventuels sorts magiques. Pour les vaincre, vous ne pourrez utiliser que des armes blanches, mais, vous vous en doutez, ces gardes ont été formés et sélectionnés pour leur habileté en ce domaine.

— Je vois ; je vous remercie, madame Vlata. »

Le magistrat-président se leva pour attraper une fiole vermeille. Il se rapprocha d'une demi-sphère bleue, dans le fond de la pièce, et vida le contenu. Les volutes se répandirent jusqu'à coloniser tout l'espace, un rouge sanglant remplaça l'ancienne radiance.

« Toutes les séphones de Shawn viennent de prendre la même couleur, expliqua-t-il à l'intention d'Esmène. Pour la première fois de notre histoire, nous sommes en guerre ; les cités ne tarderont pas à répondre à notre appel. »

Il tourna la tête dans la direction de Galaniel. Le jeune homme avait sorti sa Pierre d'Origine, ses doigts se refermaient sur la faible lumière de l'artefact divin.

« J'ai des nouvelles des Voyageurs, informa-t-il. L'Ordre n'interviendra pas officiellement, mais mon Maître, Seyer Askhalomène est en route vers Shawn. Les deux autres apprentis que j'ai déjà croisés, Alyne ol'Astyn et Césape Victorèle, l'accompagnent.

— Ils viennent certainement pour vous, supposa le magistrat-président. Savez-vous s'ils compteraient prendre part aux combats ?

— Je l'ignore. »