XXIV-2 : Le choix du Prince

Octale se pencha en arrière, les yeux luisants. Elle avait déjà contemplé la faucheuse en face, étouffé dans son étreinte, et, pourtant, n'exprimait aucun regret, aucune peur. Pire, elle recommencerait, elle restait prête aux mêmes choix, aux mêmes conséquences.

Un frisson parcourut le Prince. Lui n'avait jamais posé un pied sur le champ de bataille, et le risque de perdre sa propre vie le terrifiait. Même si l'apprentissage de la magie l'intéressait, il ne l'envisageait autrement qu'entre les murs de son propre palais. Tout comme son entraînement aux armes, tout comme la majeure partie de sa vie. Les livres lui offraient déjà plus d'aventures qu'il ne pouvait en rêver, sans leur insoutenable danger.

Octale croisa ses longues mains de nacre.

« Il est des gens qui, malgré les défaites, se relèveront toujours. Malgré le désespoir dans leurs yeux, ils continueront de se battre, jusqu'au bout, ne serait-ce que par principe. Peut-être parce que nous sommes, de toute façon, tous voués à mourir un jour ; le véritable vaincu n'est-il pas celui qui ne s'est jamais battu ? »

Le Prince ne répondit pas. Les paroles d'Octale rencontraient un écho bien plus important qu'envisagé dans son propre cœur.

« Et, parfois, certains, qui ont pourtant tout perdu, finissent par se lier à une figure tutélaire. Est-ce pour rendre un sens à leur existence ? Pour échapper à leur solitude ? Par contrepartie ou reconnaissance ? Le Commandant de la garde noire offre, sans doute, un parfait exemple, mais je pourrais en citer un bien plus récent, et autrement plus déconcertant... »

Ignis.

Le Prince préféra éviter l'insistance du regard de velours. La voix suave, presque envoûtante, se poursuivit :

« Sméarn Pteï représentait aussi bien un implacable guerrier, qu'un stratège de génie, ou encore un politique respecté de son peuple. Auriez-vous décidé de l'imiter en partie ?

— Je... »

Le Prince déglutit.

« Je n'ai aucune prétention au titre de Général Chef ; qui plus est, je croyais que vous le détestiez.

— Il a toujours été mon ennemi, sans que cela ne lui retire ses qualités. De la même façon que j'apprécie les vôtres et, je l'espère, inversement, sans pour autant savoir ce que cela présagera de notre entente future. »

Le Prince resta silencieux. Si Octale, à demi-mot, lui proposait une coopération, la décision définitive lui revenait. Mais, pour le bien de son propre pays, avait-il seulement le droit d'envisager une telle éventualité ? Certes, le traité de paix avec Kalendor courait encore, mais Zagnar ne lui pardonnerait pas. L'échéance dut-elle arriver à son terme, il n'échapperait pas, une seconde fois, aux armées noires.

Pourquoi avait-il seulement souhaité la rencontrer ? Pour rendre encore plus difficile la décision qu'il devrait prendre de toute façon ? Peut-être espérait-il une barbare avide de sang, qui lui aurait ôté ses derniers scrupules. Mais, la vérité, bien souvent, se révèle un insoutenable fardeau.

Il soupira.

« Ne pouvez-vous pas seulement reconnaître Zagnar Général Chef ? »

Octale se figea ; une sombre lueur s'alluma dans son regard.

« J'ai déjà courbé l'échine, autrefois, parce que je n'ai pas eu le choix. Mais cette guerre-ci, je l'ai déclarée, je l'ai menée, en première ligne. Et je ne rentrerai pas au pays après avoir proclamé ma défaite, pour continuer à régner comme si de rien n'était. »

Elle croisa les mains ; pour la première fois, le masque de son visage s'effaçait dans une expression de sérieux inébranlable.

« Zagnar vous fera exécuter, prédit le Prince.

— S'il en a l'occasion, en effet ; il n'aura pas d'autre choix. »

L'Orcalien fronça les sourcils.

« Votre mort n'apportera rien, ne changera rien, insista-t-il.

— C'est une question de principe ; j'assumerai la responsabilité de cette guerre jusqu'au bout. »

S'il la livrait, il la tuait ; au moins pouvait-il désormais en être sûr. Cette inflexibilité dans les yeux d'Octale, cette détermination impérieuse, absolue, ne tolérerait pas la moindre compromission. Elle ne reculerait pas, même lorsque le spectre de la faucheuse viendrait collecter son âme.

Une pensée qui horrifiait le Prince. L'inconscience, sur un champ de bataille, était une chose. Par stupidité, souvent les dirigeants s'imaginaient à l'abri du destin ; parfois, cet abri prenait aussi la forme plus fiable, mais pour autant jamais absolue, d'un bunker à demi-enterré, à distance raisonnable des combats. Même les fantassins, en première ligne, espéraient que les balles les évitent, que cette journée ne soit pas la dernière. Dans tout courage résonnait une espérance. Mais seule une poignée d'hommes ou de femmes contemplait l'acier du bourreau, la fatalité de leur propre mort, et l'acceptait.

« Comment... comment faites-vous ça ? Vous ne craignez pas même la mort ? »

Octale resta silencieuse quelques instants, avant de répondre :

« Je suppose que cette angoisse primale est inscrite dans l'âme de chacun, mais il est une chose qui m'effraie encore davantage : me rendre compte, le jour venu, de ne pas avoir vécu. »

Elle redressa la tête.

« Vous, qui vous reposez presque toujours derrière la protection des murs de votre palais, pour qui une visite de routine représente une aventure, sans doute connaîtrez-vous une vie aussi longue que paisible. Mais, lorsque la mort viendra collecter votre âme, et que vous vous retournerez sur tout ce que vous avez fait, sur tout ce que vous n'avez pas fait, n'aurez-vous aucun regret ? »

Le Prince ne répondit pas.

« Pour ma part, poursuivit Octale, je sais que je n'en aurai aucun. »


Cénia, soixante-six jours après la mort du Général Chef

Du choix qu'il s'était lui-même imposé, le Prince savait qu'il n'aurait que des regrets.

Qu'il laisse partir Octale, prolonge la guerre, et mette en péril son arrangement avec Kalendor. Ou bien qu'il la livre à Zagnar et signe, de fait, l'arrêt de mort de son hôte.

La raison lui intimait, bien évidemment, la seconde option. Mais la raison désavouait aussi, en premier lieu, l'intervention d'Ignis. Qu'avait-il en tête, en cette journée fatidique ? Certes, il admirait la force, la détermination d'Octale, certes, il méprisait Zagnar, et la pensée d'imaginer ce gamin accéder aux plus hautes fonctions l'offusquait. Mais il était le Prince, et la priorité revenait à son pays. Il ne pouvait laisser ses envies, ses émotions, bâillonner sa raison. Sa vie ne lui appartenait pas, seulement les regrets qu'impliquait son titre.

Aujourd'hui, il devait prendre une décision, une décision qui ne serait rendue que plus difficile par les jours accumulés.

Lorsque les gardes entrèrent dans la salle du trône, le Prince remarqua aussitôt la robe rouge qu'ils encadraient. Octale avança sans un mot, leva à peine le regard, et l'Orcalien crispa ses mains sur les accoudoirs d'or et d'azur. Tous ses attributs de puissance l'entouraient, comme pour lui rappeler son titre, son rôle, mais apportaient, pourtant, bien peu d'écho dans sa propre lutte mentale. Son peuple pouvait l'ériger en dieu vivant qu'il ne resterait, au fond de lui, qu'un homme, soumis aux mêmes tourments, aux mêmes tergiversations que ses semblables.

« J'ai décidé, commença Célestin, de statuer sur votre sort. »

Face à lui, les pupilles brunes ne reflétèrent pas davantage d'émotion. Elle savait l'intérêt du Prince, elle savait qu'aujourd'hui se jouait sa vie ou sa chute, mais, conformément à ses paroles, Octale se contentait d'attendre, elle acceptait sa destinée, quelle qu'elle pût être.

« Je... euh... »

Les mots se noyèrent dans sa gorge ; Octale, le regard fixe, avança d'un pas et posa un genou à terre.

« Célestin Orsa, Prince d'Orcalie, je vous remercie pour le miracle de votre nouvelle protégée, ainsi que pour ces trois jours de réception. Vous avez été un hôte d'une rare prévenance et ce fut un plaisir que de séjourner entre ces murs. »

Le Prince déglutit, incapable de détacher son regard de la femme à la longue chevelure d'écarlate. Les traits altiers de son visage imposaient son statut de souveraine, la nacre de sa peau rappelait la perfection d'une statue antique. Et, peut-être, aujourd'hui, se jouait l'ultime acte d'une de ces tragédies du passé. Peut-être, aujourd'hui, une déesse, après trois jours arrachés à la mort, trouvait son inévitable fin. Peut-être un jour, les générations futures chanteraient l'affrontement des passions et de la raison, le choix d'un homme tiraillé. Mais il préférait encore sombrer dans l'oubli, il préférait encore n'avoir jamais eu à vivre cet instant.

« Je sais que je vous dois beaucoup, poursuivit Octale, et peut-être n'aurais-je jamais l'occasion de rembourser ma dette, mais j'ai une dernière faveur à vous demander. »

Presque satisfait du répit, qui repoussait encore, de quelques secondes, son inévitable et cruelle décision, le Prince répondit d'un timbre qui se voulait impérieux, mais qui tremblait de toute son indécision.

« Parlez.

— Je vous serais immensément reconnaissante de ne pas me livrer vivante à Zagnar. Terminer mes jours ici et maintenant s'avérera autrement plus agréable qu'une douloureuse agonie dans les cachots d'Epithaï. »

Célestin ne répondit pas. Octale se redressa, et les volutes écarlates de sa robe approchèrent le bleu d'une armure. Par réflexe, le garde dégaina une arme, mais la Brocélienne ne s'arrêta pas pour autant. Elle tendit les bras et attendit seulement que la pointe effleure la blancheur de son cou dénudé.

« Je suis prête ; je ne regrette rien. Si vous avez un seul ordre à donner, faites-le », lui enjoignit-elle.

Le Prince se leva, tremblant. Il allait le faire. Pour le bien de son pays, de son peuple, il allait le faire. Le seul choix acceptable.

Il dressa le bras. Dans un chuintement, des épées quittèrent leurs fourreaux.

Un seul ordre, un seul geste, un seul mot, et tout serait terminé. Il allait le faire. Pourquoi donc sa main refusait-elle de bouger davantage, sa bouche de parler ? Et Octale, elle, continuait de le regarder, des yeux dénués du moindre regret, seulement une forme de reconnaissance pour ces trois jours de vie supplémentaire.

Un regard qu'il ne pourrait jamais oublier.

Un sourire.

Apaisé.

Les doigts du Prince se refermèrent. Dans un murmure chuintant, les lames retournèrent à leur demeure. Octale cligna les yeux, comme pour chasser un résidu de surprise.

« Vous êtes libre », articula le Prince.

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