XXIV-1 : Le choix du Prince
Les armées brocéliennes en déroute, Octale disparue, l'Orcalie maîtrisée, Zagnar apparaissait comme le vainqueur naturel de la guerre et le successeur de son père, Sméarn Pteï, au titre de Général Chef. Une ère de paix et de stabilité s'ouvrait enfin, promise par le traité à durée indéterminée signé avec la Fédération.
Le retour d'Octale, depuis les morts, n'arrangeait personne.
Que ce soit la Fédération zyssienne, que l'amazone ignorait jusqu'ici, ou bien Oriale, épuisée par ce conflit meurtrier.
Et, pourtant, il revint à un seul homme de choisir la destinée de nos astres, de décider entre la paix et la guerre.
Hupias Ecterian, L'Ascension du 47e Général Chef d'Oriale
Dans l'obscurité, les yeux d'Octale dévisagèrent la jeune magicienne avec incrédulité, ses mains parcoururent les bandages ensanglantés, palpèrent les blessures refermées.
« C'est... incroyable. »
Depuis une fenêtre fermée, un éclair ponctua sa déclaration ; à l'extérieur s'abattaient des trombes d'eau.
« Vous... Vous possédez les pouvoirs des légendes. »
Elle voulut se lever, mais des vertiges s'interposèrent, de même qu'une poignée de gardes bleus. Aucune arme ne restait à sa disposition, pas même son A.O.M., aussi n'avait-elle, de toute façon, d'autre choix que de suivre leurs injonctions.
Quelles que pussent être leurs intentions.
« Le Prince a demandé a vous rencontrer, informa Sodem, ces gardes vous escorteront jusqu'à Cénia. »
Elle redressa la tête.
« Et vous, Commandant de la garde bleue, vous ne nous accompagnerez donc pas ?
— J'ai... d'autres priorités. »
De nouveau, la Brocélienne se tourna vers sa sauveuse inattendue. Le visage très pâle, inondé de sueur, les mèches rousses en désordre, la jeune magicienne ne tenait encore debout que grâce au soutien d'une autre femme en armure. Jusqu'ici, elle ne semblait pas faire le moindre cas de leurs échanges, le regard absent, étranger, comme si les mots n'évoquaient pas la moindre signification.
Octale réprima un sourire et, sans prévenir, opta pour la langue universelle des Zyssiens.
« Je crois que je vous dois la vie ; puis-je au moins connaître votre nom ? »
Un regard vert se redressa, mais la traversa, sans s'arrêter sur elle. Seul un murmure, un souffle, lui répondit.
« Ignis. Ignis Josana. »
Elle hocha la tête.
« Je ne l'oublierai pas. »
Du coin de l'œil, elle devina les sourcils réprobateurs de Sodem. Cette seule réponse, teintée d'un accent indéfinissable, apportait déjà confirmation à ses soupçons : la jeune femme appartenait aux Shawniens survivants de l'expédition contre le Général Chef.
« Qu'est-ce qui vous a poussée à rejoindre le Prince ? poursuivit-elle, toujours dans la langue universelle.
— Je...
— Nous n'avons pas à répondre à vos questions, intervint Sodem ; vous aurez tout le loisir d'en discuter avec notre Prince, justement. »
Elle esquissa un sourire et, pour rendre la politesse à son interlocuteur qui, depuis le début, s'exprimait en langue du croissant, opta pour un orcalien presque parfait.
« Sachez que cette invitation est un honneur, et que je l'accepte avec grand plaisir. J'ai eu, jusqu'ici, relativement peu d'occasions de discuter en personne avec votre dirigeant, mais ce sera l'opportunité de réparer cet impair. »
Sodem la gratifia d'un regard ambigu avant de se tourner vers Ignis. La magicienne, encore soutenue par Néphyle, peinait à reprendre sa respiration.
« Comment vous sentez-vous ? On peut rester ici, si besoin. »
La Shawnienne secoua la tête.
« Je vais bien ; je peux marcher. Je dormirai dans le train. »
Comme pour joindre le geste à la parole, elle tenta quelques pas mal-assurés, et parvint, que ce soit par un miracle divin, ses pouvoirs surnaturels ou bien l'expression de sa volonté, à conserver son équilibre. Le Commandant interrogea Néphyle du regard, qui haussa les épaules, indécise.
Il soupira.
« Très bien, on repart. »
Il se dirigea vers la porte de bois et l'ouvrit d'un geste. Sans attente, le trio s'engagea sous la pluie battante. Le regard d'Octale les suivit jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans l'obscurité.
Après Galaniel, une nouvelle Shawnienne venait sans doute de changer le destin d'Oriale. Et, comme pour Galaniel, elle s'évanouissait à la seconde même suivant son accomplissement, comme pour draper de mystère une légende naissante.
Dans le tumulte des éléments, le premier apportait la mort, son épée vengeresse transperçait le Général invaincu, l'autre redonnait la vie, ses mains arrachaient à la faucheuse leur promise. Ce peuple, si longtemps ignoré, presque inconnu d'Oriale, s'avérait fascinant.
Cénia, soixante-quatre jours après la mort du Général Chef
Un dîner en tête-à-tête, sans doute la meilleure occasion de tester Octale. Du coin de l'œil, le Prince observa son hôte s'installer à l'autre bout de la table. Comme pour faire mentir sa réputation sulfureuse de guerrière sanglante, la Brocélienne avait opté pour une longue robe aux reflets carmin, qui résonnaient avec l'écarlate de son abondante chevelure. Un choix dénué de toute considération militaire, à l'opposé des armures à écailles qu'elle affectionnait d'ordinaire.
Les doigts du Prince effleurèrent le manche d'un fusil, dissimulé dans l'épaisseur de sa toge céruléenne. Il connaissait le danger d'Octale, et si l'amazone, jusqu'ici, faisait montre de la plus parfaite coopération, l'Orcalien n'excluait aucune précaution. Des gardes bleus montaient la garde à toutes les entrées, prête à répondre au premier ordre, tout le palais subissait une surveillance renforcée.
Elle le gratifia d'un sourire et le laissa prendre la parole en premier. Le Prince, qui nourrissait un verbe davantage développé que l'acier, engagea, en premier lieu, des conversations badines, sur fond d'anecdotes personnelles ou historiques. Pour autant, Octale ne restait étrangère ni aux subtilités de la langue orcalienne, ni même à la culture du pays. Chacune de ses interventions, de ses remarques, s'avérait aussi discrète que pertinente. Elle suivait, à l'envi, le Prince dans ses oraisons ampoulées, s'exprimait presque sans accent, démontrait une connaissance détaillée de l'Histoire, à croire qu'elle avait vécu toute sa vie dans le palais de Cénia.
Le Prince, troublé, se servit un verre de vin blanc. Elle, qui avait fait trembler Kalendor, elle, dont les armées étaient arrivées jusqu'au pied d'Epithaï, démontrait, aussi, un talent oratoire sans aucune mesure avec Zagnar. Et ce visage affable, ce masque de sourire n'offrait aucune prise, ces yeux de velours ne reflétaient aucune intention. Ses mains restaient calmes, posées, en toute circonstance, ses regards calculés, tous les signaux non verbaux maîtrisés avec une rare intensité.
Elle connaissait toutes les formes de la guerre et, en conséquence, les avait toutes étudiées. Et, aujourd'hui, effectivement, se livrait, sans doute, l'une de ses batailles les plus décisives.
Le Prince laissa échapper un soupir. Et lui, quelle décision devrait-il prendre, pour la suite ? Si cette rencontre tenait lieu, avant tout, d'une certaine curiosité, disposer, en la situation, du Général de Brocélie, lui offrait un atout considérable, mais qu'il ne pourrait conserver ad vitam æternam. La livrer à Zagnar apparaissait comme le choix le plus évident, le plus logique ; pour autant, pouvait-il se soumettre à la volonté de ce gamin atrabilaire ? Le voulait-il ?
L'éclat, dans le regard d'Octale, l'informa que la femme venait de percevoir son doute ; le Prince se força à reprendre contenance. Il ne pouvait pas se permettre de laisser transparaître ses doutes, alors même que son adversaire offrait une défense à ce point infranchissable.
La conversation, désormais, revenait au précédent Général Chef, Sméarn Pteï, désormais légende de l'Histoire, à sa fin tragique, à l'intervention des Shawniens, aux Shawniens...
Le Prince ne comprit que trop tard la manœuvre d'Octale.
« J'ai entendu parler de leur sort et, notamment, du massacre de Sif, déclara-t-elle. Il apparaîtrait incroyable que certains aient survécu jusqu'ici, même à l'aide d'éventuels pouvoirs légendaires. »
Il posa sa main sur une bouteille, avant de se reprendre. Sur cet implacable champ de bataille, la sobriété s'avérerait meilleure conseillère et le verre vide d'Octale ne s'y trompait pas.
« Vous goûterez bien un peu de notre vin orcalien, proposa-t-il. J'ai moi-même choisi l'une de nos meilleures cuvées.
— Volontiers », lui sourit-elle.
Le cristal jusqu'ici vide se colora de jaune pâle. Octale le porta jusqu'à ses lèvres, mais se contenta d'une seule gorgée.
«C'est singulier, constata-t-elle, cette fameuse année a connu l'une des plus faibles productions, en raison d'une catastrophe de grêle dès le début de saison. Pourtant, le climat a ensuite été tellement clément que tous les experts s'accordent pour lui reconnaître la meilleure qualité. »
Elle secoua son verre, comme pour apprécier la robe dorée. Ses connaissances ne rencontraient-elles donc aucune limite ? Même le Prince ne se souvenait qu'à moitié de l'anecdote, qu'il avait pourtant vécue dans son enfance.
« J'y vois une leçon de résilience, poursuivit la Brocélienne. Aussi dures que puissent paraître les épreuves, nul ne peut prétendre à connaître l'avenir. Même lorsque tout semble perdu, la victoire la plus éclatante, parfois, attend à portée de main. »
Elle posa son verre ; son regard se plongea dans celui du Prince avec une intensité qui le déconcerta.
« J'ai... Cela sied effectivement à votre nature, hésita l'Orcalien ; vous avez la réputation de ne jamais abandonner.
— C'est l'un de mes principes.
— Et, pourtant, parfois, ne faut-il pas aussi savoir abandonner ?
— Il y a déjà la mort, pour cela. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top