XXII-1 : Le prix de la victoire

La bataille d'Epithaï marqua l'affrontement le plus sanglant à la succession de Sméarn Pteï. Les amazones rouges, menées par Esmène Vlata, rencontrèrent les armées noires, menées par Zagnar Pteï, au pied d'Epithaï, cinquante-neuf jours après la mort du Général Chef.

Alors que chaque camp jouait son avenir, tous deux menèrent une lutte sans merci, désespérée, toute une journée durant. Malgré des pertes effrayantes de part et d'autre, tous deux s'acharnèrent, déchaînèrent toutes les forces à disposition, refusèrent de reculer d'un pas.

Mais toute guerre doit connaître ses vainqueurs ou, tout du moins, ses perdants. Lorsqu'arriva le lendemain, les canons se turent, les moteurs s'éteignirent, et les dernières clameurs s'évanouirent. Alors, dans un silence écrasant, les rayons pourpres de l'aube révélèrent une plaine de cadavres.

Hupias Ecterian, L'Ascension du 47e Général Chef d'Oriale


Zagnar rouvrit un œil. Du sang recouvrait en partie son visage, sous son casque à moitié arraché. Ses oreilles sifflaient, ses poumons crachèrent une terre poussiéreuse.

« Qu'est-ce... »

Les mots rauques s'étouffaient dans son gosier. Le Général voulut se lever, fut pris de vertiges, des traînées rouges envahirent sa vision floue. Une main noire salvatrice l'empoigna.

« Commandant ? Ce... »

Une femme en armure, quelques épis blonds émergeaient de son casque malmené.

« Astiana ?

— Angèle Hynoï, mon Général, garde noire ; j'étais affectée à votre protection. »

La main de Zagnar rencontra le corps poisseux d'un garde étendu, ses yeux identifièrent un canon brisé, à quelques mètres.

« Qu'est-ce qui s'est passé ?

— La bataille est finie, mon Général. Les Brocéliens se sont repliés, le Commandant est à leur poursuite. »

Dans la tête du jeune homme, des fragments de souvenir se percutèrent.

« Mes deux sœurs, elles étaient avec moi... Arcale, Astiana, où sont-elles ?

— Arcale est en sécurité, à Epithaï. Elle est blessée, mais devrait s'en sortir, je crois. J'espère. »

La femme s'interrompit. Une vague froide de terreur submergea Zagnar ; le jeune homme agrippa son bras.

« Et Astiana ? Où est-elle ? Astiana ? »

Elle ne répondit pas. Zagnar repoussa son aide, tituba entre les corps enchevêtrés. Dans le sang disparaissaient les symboles, se mêlaient les silhouettes. Des mouches bourdonnaient autour de lui, attirées par l'odeur de la mort.

Horrifié, Zagnar enjamba des fragments d'obus, déplaça des décombres, chercha les visages des armures noires. Le métal déchiqueté, les épées brisées témoignaient de la violence des combats. Au plus fort de l'enfer, sa garde personnelle l'avait protégé jusqu'au bout.

Il souleva une pierre et s'arrêta. Ses yeux s'écarquillèrent. Étendue contre le sol, la silhouette d'une jeune femme, de taille chétive. Chaque pore de son armure noire transpirait un sang sombre séché ; de son casque brisé s'emmêlaient de longs brins d'or à l'incarnat d'un visage désormais méconnaissable.

Zagnar tomba à genoux.

« Pourquoi ? »

Astiana, figée dans la mort de sa première bataille, ne lui répondrait jamais. Sans doute avait-elle décidé de le protéger, jusqu'au bout, comme la plupart de ses gardes étendus.

« Je t'ai dit de te replier ! se rappela-t-il. Pourquoi es-tu restée, pourquoi ? »

Ce n'était pas une victoire, ce n'était pas ce qu'il voulait. Devait-il voir sa famille disparaître, membre après membre ? Il était le Général de Kalendor, l'homme le plus puissant de cette nation, l'homme le plus puissant de toute cette lune ; mais à quoi bon ce pouvoir s'il ne pouvait rien empêcher, à quoi bon tous ces titres pour finalement régner seul ?

Des larmes glissèrent le long de son bras pour se mélanger à la poussière du sol. Ses ennemis avaient peut-être fait marche arrière, mais aujourd'hui lui apparaissait comme la plus cruelle des défaites.

Lorsqu'il redressa la tête, ce ne fut que pour hurler la douleur de son âme.


Fleuve d'Aahrimbald, frontière orcalienne, soixante jours après la mort du Général Chef

Les filets des pêcheurs relâchèrent le corps inerte sur le ponton du navire. Plus au nord, Brocéliens et Kalendoriens se livraient une lutte sans merci ; parfois, le grondement lourd des canons résonnait, depuis l'autre côté de la frontière, parfois des colonnes de fumée s'élevaient, au loin, et, depuis des semaines, des légions de cadavres remplaçaient les poissons du fleuve. Et, pour chacun, le Prince Bleu offrait une couronne, dans l'espoir d'assainir les eaux sombres avant qu'elles n'atteignent les villages du sud, puis la capitale.

Plusieurs hommes s'approchèrent de la prise. Kalendorien ou Brocélien ? Difficile à dire, tous les morts se ressemblaient. Néanmoins, le vermeil de l'équipement ne provenait pas que du sang. Brocélien, donc, sans doute.

Un premier pêcheur s'approcha de la tête immobile, tandis que d'autres exhibaient quelques poignards. Ces objets, désormais inutiles à leur porteur, pourraient éventuellement se revendre.

L'homme retira le casque bosselé, puis s'arrêta dans une exclamation de surprise. Ses doigts crasseux se portèrent sur une épaisse crinière rousse qu'il écarta pour révéler le scintillement d'un A.O.M. Le Prince en personne le leur arracherait à prix d'or, de quoi acheter au moins trois fois leur chaloupe.

Le mort, ou plutôt, la morte, à en juger par ses traits, faisait donc partie de la garde d'élite de Brocélie. Déjà, les autres pêcheurs, à la recherche d'autres trésors, arrachaient les plaques de métal de l'armure. Tordues, brisées, en partie brûlées, tout juste bonnes à la refonte. Suivirent un émetteur radio noyé, quelques papiers devenus illisibles...

« Au lieu de rester planté là comme un pommier, viens plutôt aider, Hérald ! »

L'homme, perdu dans sa contemplation du corps étendu, n'entendit pas même l'interjection de son camarade. La trentaine, tout au plus, des traits altiers, autoritaires, fermés dans une unique volonté de victoire, une longue chevelure écarlate...

« Hérald ? Qu'est-ce que t'as ? »

Les yeux du pêcheur s'agrandirent. Il se souvenait de cette face pour l'avoir déjà vue, à la télévision d'une ville proche, lors d'un reportage sur les pays voisins.

Ils ne venaient pas seulement de repêcher un garde rouge.

Tremblant, l'homme s'approcha. Elle, la terreur rouge de l'ouest, le démon invulnérable qui, tout autant que la lignée des Pteï, faisait trembler les Généraux d'Oriale, elle, paraissait endormie dans son dernier sommeil, l'expression figée dans son ultime combat. Animé d'une crainte respectueuse, il se pencha, effleura, de ses épaisses phalanges le front blanc immobile.

« Puisses-tu reposer en paix, pria-t-il, et que... »

Sans prévenir, les yeux se rouvrirent, une main attrapa sa gorge. Tous ses compagnons bondirent de surprise.

« Gargheugl », ajouter le pêcheur, pris au dépourvu.

Deux yeux brûlants plongèrent dans les siens, comme à la recherche de réponses. Puis la femme cracha de l'eau, la poigne se desserra, les iris ardents se brouillèrent et elle retomba dans l'inconscience.

« Que ? Hérald ? Ça va ? »

Le dénommé Hérald prit quelques secondes pour recouvrer sa respiration tout comme un battement cardiaque prétendument maîtrisé.

« Merde », grogna-t-il.

Sur le corps de la femme, d'anciens bandages trempés se constellaient de taches rouges grandissantes.

« C'est elle, Octale Zdalavitch, le Général de Brocélie. »

Il prit une profonde inspiration.

« Faites ce que vous pouvez pour la maintenir en vie ; je contacte la garde bleue. »

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