XXI-1 : Ce pour quoi nous nous battons
Avec la mort du Général Chef, trois jours avant la date butoir de l'ultimatum, disparurent les projets d'invasion orialenne. Du jour au lendemain, Galaniel Zawhyka Espan, jusqu'ici inconnu du grand public, entra dans l'Histoire. Kalendor, puis le Wienskor, mirent aussitôt sa tête à prix, tandis que Zyx l'érigeait en véritable héros fédéral. Si, suite à sa disparition, son sort restait incertain, grâce à lui, la guerre apparaissait terminée avant même d'avoir commencé.
Et, pourtant, les pions continuaient de s'agiter dans l'ombre, portés par de sombres nécessités. Nous l'ignorions alors tous encore, mais la guerre s'approchait toujours, inévitable.
Hupias Ecterian, La Seconde Guerre de Zyx
Neelhan, frontière occidentale, cinquante-sept jours après la mort du Général Chef
Stakis s'allongea dans les fourrés de la colline, une paire de jumelles à la main. L'odeur du torchis brûlé portait jusqu'ici, accompagnée de clameurs inquiètes.
« Je peux savoir qu'est-ce que tu fous ? »
Dalen venait de le rejoindre, le jeune homme étendit la main. Une poignée de soldats wienskrois regroupait les habitants du hameau, supervisés par deux gardes blancs en armure complète.
« J'ai l'impression qu'ils cherchent quelqu'un. »
À ses côtés, la Shawnienne haussa les épaules.
« À moins qu'il ne s'agisse de Galaniel, ce n'est pas mon problème. Mais je ne vois pas ce qu'il serait venu faire dans ce village ; et, jusqu'ici, rien n'indique même qu'il soit revenu de chez les Voyageurs. »
Quelques hurlements gutturaux leur parvenaient, dont une poignée de mots difficilement déchiffrables. À certains égards, la langue du nord, commune à Kalendor et au Wienskor, comportait des éléments communs avec la langue unifiée des Zyssiens.
« Il parle d'un rebelle. Neelhanais, je crois », traduisit Dalen.
D'un geste du bras, le garde blanc ordonna à deux soldats d'empoigner un homme pour le jeter à genoux devant lui. Puis il dégaina un fusil et le pointa sur le front tremblant. Quelques villageois s'agitèrent, aussitôt jetés à terre par les soldats blancs.
Le garde s'impatienta dans de nouvelles éructations menaçantes.
« Il va le tuer, réalisa Stakis, il va le tuer s'ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent.
— Il n'arrête pas de beugler "Ephas" depuis tout à l'heure, remarqua Dalen. Je crois que c'est un nom, mais je n'en ai jamais entendu parler. »
En un instant, un calme froid, pesant, insupportable, étouffa le feu de l'agitation. Une silhouette traversa le chambranle de bois d'une maisonnette laissée ouverte. Un jeune homme aux vêtements dépenaillés, bras levés, le visage colonisé par les deux semaines d'une barbe brune naissante, les yeux clairs résolus et, pourtant, emplis d'inquiétudes. À sa ceinture pendait une dague grossière accompagnée par un fusil rudimentaire.
Il s'arrêta avant d'atteindre les antagonistes blancs, et, stoïque, hurla plusieurs mots hachés en langue du nord.
« Il a l'air de vouloir se rendre, commenta Stakis.
— Fort bien, soupira Dalen, pour autant que ça nous concerne... »
Nouveau silence ; nouvelle demande de l'homme, Stakis fronça les sourcils.
« Villageois.... Général... jurer, décrypta le Zyssien. Jurer sur l'honneur du Général d'épargner les civils ? »
Seule un glapissement mauvais lui répondit. L'armure blanche pressa la gâchette de son arme ; une déflagration furieuse rendit son implacable jugement.
Le visage ensanglanté, un villageois agenouillé s'effondra au sol.
« Ils vont les tuer, ils vont tous les tuer, comprit le jeune homme. »
Le nouvel arrivant écarquilla les yeux, porta une main à ses armes, recula dans la maison alors que s'approchaient deux soldats.
« Les Wienskrois n'ont jamais été réputés pour leur... mansuétude, reconnut Dalen, mais là, c'est... excessif. »
Les lueurs de torches se démultiplièrent, de nouveaux foyers d'incendie se répandirent. Dans la fumée, les Wienskrois armèrent leurs armes, de nouveaux coups de tonnerre retentirent.
Dalen fronça les sourcils. En Kalendor, le Commandant noir, s'il ne reculait jamais devant le sang, ignorait les morts qu'il jugeait inutiles. Il ne tuait jamais que dans les intérêts de son pays, toujours animé de la même froideur calculatrice. Zagnar, lui pouvait encore se laisser entraîner par le tumulte de ses passions ; ses souvenirs du cachot lui rappelaient les reflets de la souffrance, la colère et la vengeance.
Mais ici, rien de tout cela. Des rires gras recouvraient les râles des mourants, les supplications des mères, les cris des enfants. Les Wienskrois tuaient par plaisir, ils prenaient plaisir à voir leurs proies courir, espérer, souffrir, avant de rendre leur dernier souffle.
Comme elle autrefois.
Cette sensation de toute-puissance absolue, au moment d'ôter la vie, ce désir insatiable de sang versé occupait chaque seconde de ses pensées. Mais cette adrénaline tenace s'était muée, avec le temps, en ennui languissant. Seul le premier meurtre comptait, tous les autres ne représentaient plus qu'un souvenir, de pâles copies, de simples esquisses effacées par le temps comme la répétition. Les hommes mouraient de la même façon, sans but, sans raison, tous aussi dispensables qu'interchangeables. Seul Gathor était différent. Une force de la nature, destinée à reverser les dieux de ce monde corrompu, à instaurer un nouvel ordre, un idéal.
« Nous n'avons rien à faire ici, conclut-elle, on s'en va. »
L'absence de réponse lui fit tourner le regard. Stakis n'était plus là. Elle jura ; l'imbécile, sans réfléchir, dévalait la pente, un fusil en main, une épée dans l'autre. Un instant, elle envisagea de l'abandonner à son sort, mais Rneigl ne le lui pardonnerait pas. Et puis...
En bas s'agitaient les prédateurs ; elle ne voyait que des proies. Une présence froide se glissa sous ses veines. Elle avait fait profil bas, contrôlé ses émotions sur Shawn comme sur Zyx durant deux décennies. Lors de la bataille d'Oriale, elle avait scrupuleusement appliqué le plan jusqu'à provoquer le crash de son vaisseau. Indirectement, elle était déjà responsable de la mort de Zawhyk, comme de milliers de Shawniens, mais elle n'en retirait aucune gloire, aucun plaisir. Elle avait seulement joué son rôle.
Pour Gathor. Tout ce qu'elle faisait, désormais, elle le faisait seulement pour Gathor. Seul leur Maître importait, l'homme qui balaierait l'Ombre comme la Lumière et, à son tour, deviendrait Dieu.
Et aujourd'hui ne différerait pas.
Elle allait tous les tuer.
Elle allait sortir Stakis de ce guêpier. Le jeune homme, bien que nouvelle recrue proposée par Rneigl, avait repéré Galaniel, avait gagné la confiance du Shawien. Maladroit, empoté, rêveur, il s'avérait pourtant, contre toute attente, d'un soutien bienvenu dans cette interminable quête.
Elle allait tous les tuer.
Le pragmatisme imposait de ne laisser aucun témoin. En invoquant la mort, les Wienskrois ignoraient pourtant que son spectre descendait droit sur eux. Ses mains armèrent un fusil mitrailleur, l'autre se porta sur l'inhibiteur. Une première rafale faucha un soldat, ses yeux se figèrent dans une ultime surprise, il s'effondra sans même comprendre.
Le sang, le feu, la fumée n'offraient qu'une réminiscence fugace de ses batailles passées. Ici, pas de héros, de sorcier, de tirs de mortier, de monstres antédiluviens, ni même d'envoyés divins, seulement une poignée d'imbéciles, des animaux en armure. Elle avait connu la guerre dans sa forme la plus absolue sur Jesnérak avec la chute du Royaume noir sous le fracas de centaines de milliers de lames, la pluie incessante des flèches, le feu des catapultes, le déchaînement des éléments, des sorciers du Grand Archimage, les Ténèbres des Itinérants, l'inflexible volonté de Gathor et, par-dessus tout, l'écrasante omnipotence du premier archange, Mitteï Ogame.
Ce jour-là, elle avait contemplé la mort dans les yeux, elle avait contemplé l'apocalypse. Ce jour là, seulement, elle s'était sentie vivante, comme jamais auparavant.
Deux nouveaux soldats blancs tombèrent à terre. De toutes les luttes passées, de toutes les batailles menées, toutes ces morts, toutes ces dévastations, rien, pourtant n'égalerait le jour de la chute des dieux, le jour qui marquerait la fin de ce Monde. Alors que Mitteï tenait son pouvoir de la Lumière, une sainte terreur envahissait la Shawnienne à la pensée de l'être qui, en marge de l'Univers, dispensait de telles capacités à l'entièreté des Voyageurs. Et, pourtant, lorsque viendrait ce jour fatidique, Gathor porterait le coup final, anéantirait la Lumière, dissiperait l'Ombre et, enfin, accomplirait son apothéose.
À quelques mètres d'elle, Stakis tomba au sol. Le jeune homme avait imaginé affronter un garde blanc en duel, à la loyale, en oubliant qu'il se trouvait sur un champ de bataille. Avare en bienséances, le second Wienskrois venait de surgir à l'improviste pour frapper le Zyssien à l'épaule. Dalen tendit son arme.
Elle vit le garde relever sa tête dans sa direction, un mouvement amusé, empli de morgue et de mépris. Il regardait la mort droit dans les yeux, mais, sans le savoir, restait aveugle. Il la toisait, sûr de lui, face à l'inévitable.
Au même instant, Dalen actionna l'inhibiteur et appuya sur la gâchette. Le tonnerre traversa le casque blanc de part en part. L'armure tomba en arrière, accompagnée par une traînée écarlate. Le second garde, d'abord figé par la stupeur, agité par le déni, puis, enfin, secoué par la panique, n'offrit pas plus de résistance. La mort le transperça de la même façon.
Seuls restaient deux soldats qui, mus par un ultime instinct de survie, prirent leurs jambes à leur coup. Ils ne parcoururent que quelques mètres avant que les balles d'une dernière rafale ne les rejoignent.
Une chape de silence retomba sur le village. La Shawnienne se porta jusqu'à Stakis, toujours à terre.
« Je, euh... », commença le Zyssien.
Sans même ranger son arme, elle le gratifia d'une baffe de la main gauche. Hébété, le jeune homme porta la main à sa joue.
« Je suppose que...
— Ferme-la. »
Elle fit volte-face pour pointer son fusil dans la direction d'une silhouette proche. Le dénommé Ephas écarta les bras. Hormis un ruisseau d'écarlate, qui gouttait depuis une manche transpercée, l'homme paraissait indemne. Ses yeux écarquillés parcoururent les heaumes blancs ensanglantés.
« Vous... parler langue unifiée Zyx, vrai ? Vous étrangers ? Comment faire ça ? »
Le regard de Dalen n'exprima aucune réaction, aucune émotion. Seul Stakis s'apprêta à répondre, avant de se reprendre, puis d'interroger la Shawnienne du regard.
« Vous... sauver moi. Je être toujours reconnaissant », poursuivit l'homme.
Dalen ne baissa pas son arme pour autant. Le pragmatisme conseillait de ne laisser aucun survivant, wienskrois comme neelhanais. Les gardes, grâce à leurs A.O.M., pouvaient toujours fouiller les mémoires, remonter jusqu'à eux.
« Moi... Ephas. Membre résistance Neelhan. Combattre Kalendor et Wienskor. Nous alliés. »
Alliés ? Sur cet astre, seul Sméarn Pteï, ex-Général de Kalendor et Général Chef d'Oriale avait mérité ce titre. Avec sa mort, que lui importaient, désormais, ces querelles territoriales ?
« Propose rejoindre nous. Venir base.
— Vous êtes nombreux, dans la résistance ? » intervint Stakis.
Dalen tourna un regard noir vers le Zyssien qui se contenta d'ignorer son sermon silencieux.
« Nous nombreux, assura Ephas. Agents partout.
— Vous avez pu admirer un aperçu de notre... euh efficacité et... »
Il intercepta de nouveaux éclairs oculaires et se reprit, sans s'interrompre pour autant.
« Enfin, au moins l'efficacité de ma camarade ici présente, ahem, je pense qu'il y aurait moyen d'une coopération qui s'avérerait bénéfique à tous.
— Je peux savoir à quoi tu joues ? menaça Dalen.
— À accomplir notre rôle. »
Les yeux du Zyssien pétillèrent.
« Nous sommes à la recherche, en ce pays d'un homme, ennemi juré de Zagnar Pteï. Si nous vous prêtions main-forte, accepteriez-vous de nous aider à le retrouver ?
— Si ennemi Zagnar. Lui allié nous. Nous aider comme possible. »
Dalen laissa échapper un rictus nerveux, puis rangea finalement son arme.
« Tu n'es pas croyable, Stakis, je ne sais pas d'où ni comment Rneigl t'a sorti, mais il a été bien inspiré, ce jour-là. »
Elle soupira.
« C'est d'accord ; je suis avec vous, dans ce cas.
— Qui vous chercher, exactement ? »
La Shawnienne croisa les bras.
« L'homme qui a tué le Général Chef, Galaniel Zawhyka Espan. »
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