XVII-3 : Le maître et l'apprenti

Les mains d'Ignis tremblèrent. Les Kalendoriens avaient massacré des milliers de Shawniens. Ils avaient tué Greta. Mis Sif à feu et à sang. Ils...

L'homme était désarmé, enchaîné dans cette cellule. Il s'agitait en borborygmes incompréhensibles. S'il ne comprenait pas la langue unifiée, leurs actions devaient parler d'elles-mêmes. Il comprenait sa mort imminente. Avait-il de la famille, des amis ? Elle ne savait rien de lui, peut-être n'avait-il même pas participé au massacre. Il était juste un inconnu, un prisonnier.

Comme elle avant lui. Comme Greta.

Elle fit volte-face vers le Prince. Même pour partir d'ici, elle n'imiterait pas les Kalendoriens.

« Je pense que j'ai ma réponse », commenta l'Orcalien.

Un bouillonnement furieux agita la magicienne, quelques étincelles rouges crépitèrent sur ses mains. Une dizaine de gardes bleus l'entouraient. Ils l'avaient déjà capturée une fois. Même avec ses pouvoirs, seule, sans doute ne ferait-elle le poids.

Mais elle n'abandonnerait pas pour autant.

« Calmez-vous », lui intima le Prince.

Il posa sa main sur son arme.

« Ce pistolet est déchargé. Allez-y, tirez, pour vérifier. »

Incrédule, elle pointa l'arme au plafond, appuya sur la gâchette. Seul un claquement répondit.

« Je... pourquoi ?

— Je vous l'ai déjà expliqué. Je voulais savoir qui vous étiez, je voulais savoir si vous étiez comme moi. »

Il se détourna pour parcourir le chemin en sens inverse, suivi par sa troupe.

« Il y a dix ans, j'ai perdu mon père lors du siège d'Epithaï. J'étais en colère. Contre Kalendor, contre Sméarn Pteï. Je ne faisais que ruminer des projets de vengeance. »

Il soupira.

« Ma mère m'a fait passer le même test. Elle m'a dit que si je tuais le prisonnier, elle me laisserait la tête du pays. Je n'ai pas pu. Elle m'a laissé le trône le lendemain. »

Sa voix s'assombrit.

« Le plus difficile, sans doute, fut de m'agenouiller devant Sméarn Pteï, de le reconnaître Général Chef. Mais devenir Prince implique aussi d'abstraire ses sentiments, et la responsabilité m'incombait de limiter les morts de cette guerre perdue. »

Quelques secondes planèrent, puis Ignis brisa le silence.

« Les Kalendoriens ont tué tous ceux de mon vaisseau. Il ne reste plus que moi.

— Ainsi que Galaniel Espan, l'homme qui a tué le Général Chef. »

Les yeux de la magicienne s'agrandirent. Galaniel ? Vivant ?

« Il se murmure beaucoup de choses, à ce sujet. Il est fait mention de vieux secrets, d'un ordre galactique secret...

— Les Voyageurs, se rappela Ignis. Il m'en avait parlé à demi-mot, durant la bataille. »

Le Prince hocha la tête.

« Tous ces pouvoirs et légendes me fascinent, mais je ne vous ai pas encore montré pourquoi. »

Ils arrivèrent dans une salle à la décoration épurée. Bâtons, épées et haches s'alignaient contre les murs blancs.

Le Prince retira son A.O.M., puis étendit une main, ouvrit les doigts et ferma les yeux. Quelques étincelles crépitèrent entre ses doigts.

« Ce don s'est révélé durant mon enfance. J'ai longtemps cherché sur Oriale un équivalent, mais je n'ai jamais rien trouvé d'autre que d'anciennes légendes, certaines concernant mes ancêtres. »

Il releva la tête, les yeux scintillants.

« Vous, vous êtes une véritable magicienne. Apprenez-moi, formez-moi. Je vous donnerai ce que vous voulez. »

Elle se détourna.

« Je ne suis pas un maître, je ne prends pas d'apprenti.

— Pas un maître ? répéta le Prince. La magie vous obéit déjà, que vous manquerait-il de plus ? »

Ignis ferma les yeux.

« Entendre le souffle de l'Univers, voir, parcourir ses fissures, s'affranchir des contraintes spatiales.

— Ce... »

Le Prince s'arrêta, avant de reprendre.

« Ne venez-vous pas de me décrire la téléportation ? Et n'en avez-vous pas déjà expérimenté l'usage, lorsque mes gardes vous ont... interceptée ? »

Elle secoua la tête.

« Je ne l'ai fait qu'une fois, un peu par hasard ; je ne prétendrais pas la maîtriser. »

Elle soupira.

« Sur Shawn, le concile des maîtres magiciens se réunit, tous les ans, dans les terres septentrionnales. C'est à cette occasion que des magiciens confirmés, tels que moi, peuvent rejoindre leurs rangs. Ils obtiennent alors le droit de prendre, à leur tour, des apprentis.

— Je... vois. »

Il croisa les bras et se déporta jusqu'à une fenêtre, pensif. Dehors s'étendaient les jardins du palais. Des haies se recoupaient, taillées au cordeau, des arbres de toutes les espèces s'enchevêtraient, parcourus d'oiseaux multicolores. Surplombée par l'égide ordonnée d'une géométrie végétale bruissait une vie furieuse, incontrôlable.

« J'ai une... proposition à vous faire. »

Quelques secondes s'écoulèrent, avant qu'il ne reprenne.

« À vous écouter, j'ai bon espoir que vous deveniez maître prochainement, ce qui lèverait, de fait, vos... réticences. »

Elle hocha la tête.

« Aussi, je vous laisserai libre de tous vos mouvements et décisions d'ici là. Je peux même vous révéler ce que je sais sur les Voyageurs, sur ce qui est arrivé à Galaniel. En échange, je veux seulement votre promesse que vous reviendrez m'enseigner la magie, une fois obtenu votre nouveau statut.

— Je... »

Elle hésita.

« Qu'est-ce que vous savez, concernant Galaniel et les Voyageurs ?

— Votre promesse, d'abord. C'est donnant-donnant. »

Elle le considéra quelques instants, indécise.

« Je viens à peine de vous rencontrer. Qu'est-ce qui me prouve que vous n'utiliserez pas ces pouvoirs à mauvais escient ? »

Il balaya la question d'un geste de la main.

« Je dirige déjà l'une des plus puissantes nations de la lune. Si, en vérité, j'étais malintentionné, quelques sorts magiques supplémentaires ne changeraient pas grand-chose, je pense. »

Et, pourtant, les plus puissants maîtres pouvaient plier toute une nation, voire une planète entière à leur volonté. Mais peut-être n'apparaissaient-ils pas dans les légendes d'Oriale, peut-être l'ignorait-il vraiment.

Et lui... Elle plissa les yeux. Une flamme brillait bien en lui, mais tellement faible, indistincte. Avec beaucoup d'efforts et d'entraînement, peut-être deviendrait-il, un jour, magicien confirmé. Mais il ne passerait jamais maître.

« Je doute que vous soyez jamais capable de grands prodiges, quels que soient vos efforts, tempéra-t-elle. Il y a des... limites que vous risquez de ne pas dépasser. »

Il lui répondit par un sourire.

« Chaque homme possède d'ultimes limites, qu'il ne dépassera jamais. Ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à les approcher. Et, en soi, le seul fait d'utiliser la magie m'apparaît déjà comme un prodige.

— Comme vous voyez. »

Elle resta encore silencieuse quelques secondes, le regard figé dans le vide.

« Et vous... me laisserez libre de partir, d'agir comme je l'entends ? Vous ne craignez pas que... je ne revienne pas ?

— Votre hésitation constitue sans doute le meilleur gage de votre parole. Et puis, si je vous demande une forme de confiance, je suppose qu'une certaine réciprocité s'impose. D'autant que je sais, désormais, que vous ne trahiriez pas quelqu'un, même un inconnu, même un ennemi, probablement, pour servir vos propres intérêts. »

Elle passa une main dans ses cheveux. Devenir maître lui apparaissait déjà comme un objectif à peine envisageable, jamais elle n'avait songé à ce qui s'ensuivrait, un éventuel apprenti. Jamais elle n'aurait imaginé enseigner sur cette lune inconnue.

« D'accord, accepta-t-elle. Je serai votre maître. Dites-moi ce que vous savez sur les Voyageurs, sur ce qui est arrivé à Galaniel. »

Il s'inclina.

« Je vous en sais fort gré. Galaniel, donc, après avoir tué le Général Chef a... disparu du champ de bataille et échappé, de fait, aux armées kalendoriennes. »

Elle écarquilla les yeux.

« Selon les rumeurs, poursuivit le Prince, il y avait un Voyageur, dans cette bataille, ainsi qu'un Itinérant, le Général Chef Sméarn Pteï. Selon la légende, tous deux possèdent un artefact magique, offert par d'hypothétiques dieux respectifs. Et, à la mort de son porteur, l'artefact cherche un nouveau porteur...

— Galaniel... »

Le Prince hocha la tête.

« Le porteur est alors transporté hors du monde pour, toujours selon la légende, rencontrer son Dieu. Il devient alors Voyageur, ou bien Itinérant.

— Rencontrer Dieu ? La Déesse Cristal ?

— Si vous l'appelez ainsi. À ce stade, il s'agit vraiment de légende, je ne peux garantir l'existence d'un tel être.

— Continuez.

— Le nouveau Voyageur, ou Itinérant, revient alors, au terme d'une durée variable, à proximité de son lieu de départ. Mais, investi par les pouvoirs de son artefact, il peut désormais passer d'un monde à l'autre, et entame un périple initiatique. »

Il croisa les mains.

« Le nouveau Général de Kalendor, Zagnar Pteï, apparemment, prend cette légende très au sérieux, ce qui ne fait, sans doute, que renforcer sa plausibilité. Une portion appréciable de ses troupes continue de surveiller la région de Sif ; il veut la mort de votre ami. »

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