XVI-1 : Les démons de Zyx
Dans les Enfers se murmurent bien souvent de bonnes intentions, de sordides justifications. Parfois, les démons se drapent de bien-pensance et, camouflés derrière des apparences policées, prétendent agir au nom de la justice, du bien commun, de la nécessité. Mais leurs paroles sont blasphèmes et, sous leurs gants blancs, se dissimulent des mains tachées de sang.
Ils apportent la Lumière et agitent leurs lanternes grossières pour prendre au piège les âmes naïves. Mais nous libérerons l'Univers de leur corruption tenace, nous jetterons à bas leur idole maudite, Ahura Mazda, dussions-nous, pour ce faire, soutenir le poids de tous les pêchés du Monde. Car seul Ahriman peut nous sauver et, lorsque viendra ce jour béni, Il descendra absoudre ses fidèles et dira :
« Voyez, les démons blancs sont retournés à leur poussière originelle, leurs mensonges se sont effacés, déjà oubliés par le Temps. Mais à vous, rendus immortels par votre foi, s'ouvrent les portes noires de mon Royaume. Je vous offre une éternité de béatitude, de paix et de prospérité. »
Et, ainsi, les Ténèbres engloutiront le Monde.
Grand Livre de l'Ombre, Les démons blancs
Planète Zyx, Barcad, centre de recherches secret, deux mois plus tôt
La décharge traversa tous ses muscles en même temps. Ses membres se crispèrent, s'agitèrent dans l'eau glaciale, alors qu'irradiait la douleur, aiguë, insoutenable.
Nouvelle décharge. Nouvelle souffrance. Elle avait cessé de compter, mais ce supplice lui apparaissait plus long que jamais. Dans un sursaut, le respirateur se décala dans sa gorge et manqua de l'étouffer.
Que cela cesse. Rien que pour une fois.
Personne n'entendrait ses prières, elle mourait ici, un jour, dans la souffrance et l'indifférence du monde. Parfois, elle espérait cette fin.
Nouvel électrochoc. Une rage sourde remonta en elle comme les vagues d'une marée. Elle n'avait rien fait de mal, elle n'en avait jamais eu l'occasion, mais ce monde, ce monde, lui, ne méritait pas d'exister. Dans cet enfer l'encerclaient des démons en blouse blanche et aucun dieu ne lui viendrait en aide. Si elle devait survivre, leur échapper, elle mettrait fin à cette hideuse caricature. Son esprit se raccrocha à des images de destruction, aux flammes dévorants les locaux aseptisés, les corps étendus de ses geôliers. S'ils la méprisaient, ils commençaient aussi à la craindre, à craindre ses capacités.
La douleur la traversa encore. Son cœur rata un battement, paniqua. La sensation de ses doigts lui échappa, un frisson glacial remonta jusqu'à sa nuque. Peut-être allait-elle mourir, finalement, peut-être cette expérience serait la dernière.
Un signal sonore, étouffé par l'eau, la traversa d'une vague de soulagement. Terminé. Enfin.
Des pinces métalliques la soulevèrent du caisson pour la jeter à même le sol carrelé. Les membres gourds, elle toussa, respira de nouveau l'air fade du complexe. L'eau dégoulinait de ses cheveux noirs, sur son visage, sur son corps glacé. Les oreilles bourdonnantes, un voile sombre devant les yeux, elle entrevit à peine les silhouettes blanches des démons, décrypta quelques bribes de conversation.
« C'est incroyable, non ? Elle a résisté à vingt fois la dose létale. N'importe qui serait mort dès les premières minutes.
— À chaque fois, les champs mésiens qu'elle génère se renforce. Nous avons encore établi un record. »
Ses doigts glissèrent sur les carreaux, sa main se crispa. Quelques étincelles crépitèrent. Elle allait les tuer.
Un couperet glacial oppressa sa nuque. Une présence grise, accompagnée par une pulsation blanche de pouvoir. Celui-là... celui-là ne possédait pas, comme elle, de don, mais son artefact dissimulé pallierait cette insuffisance. Une froide détermination infectait ses pas, un regard sans empathie, seulement motivé par les excuses d'une cruelle nécessité. Il dirigeait le complexe, ordonnait les expériences et, si besoin, n'hésiterait pas à la tuer.
Alfonsi.
Ses membres se figèrent devant la menace létale. Face à la certitude de la mort, l'instinct de survie reprenait toujours le dessus, malgré cette colère furieuse, cette haine absolue, qui bouillonnait dans son cœur.
Une silhouette pâle s'approcha finalement d'elle pour essorer rapidement sa chevelure et la réchauffer dans une épaisse serviette. Puis de nouvelles mains attrapèrent ses membres et leur enfilèrent l'uniforme blanc abhorré.
Elle se laissa faire. Son corps, même ses yeux, n'exprimèrent pas la moindre action, pas la moindre émotion. Alfonsi, depuis l'obscurité d'un recoin, continuait de la fixer, son regard oppressant brûlait sa nuque. Même si une énergie furieuse bouillonnait encore dans ses veines, mieux valait éviter ses soupçons, ne pas justifier son attention.
Elle continua de simuler l'épuisement et deux silhouettes blanches la portèrent jusqu'à sa cellule. Elle se laissa tomber sur le sol capitonné, la porte blindée se referma. La présence tant redoutée d'Alfonsi s'éloigna ; enfin, elle put respirer.
Un blanc uniforme l'encerclait de toutes parts. Cette couleur hideuse, détestable, qui accompagnait chaque seconde de sa captivité, chaque seconde de sa vie. Pas de fenêtre, pas de décoration, seulement quatre murs refermés sur elle-même.
Elle laissa quelques secondes s'écouler, puis s'assit en tailleur au centre de la pièce. Ses forces, bien qu'entamées, lui revenaient déjà. Ses pouvoirs, sources de tant de convoitises, ne l'abandonnaient pas. Avec les années, ils n'avaient fait que croître, se renforcer, une évolution qu'elle avait dissimulée du mieux possible. Et, aujourd'hui, elle était décidée à ne pas attendre dans la crainte la fin de cet énième répit, aujourd'hui, elle quittait cet enfer.
Elle ferma les yeux, ignora les capteurs omniprésents. Elle craignait ces yeux invisibles, craignait qu'ils ne pussent disséquer ses mouvements, décrypter ses secrets, anticiper ses décisions.
Elle expira, se contraignit au calme. De ses parents, elle ne gardait presque aucun souvenir, mais, dans sa tête, une comptine nostalgique refusait de mourir. Elle était née dans la neige d'un hiver glacé, mais, depuis, les murs blancs enfermaient son nouvel enfer. Un enfer peuplé de démons en blouse blanche, sous l'égide d'Alfonsi. Elle était leur objet d'étude, le cobaye de leurs expérimentations nauséeuses.
Elle ne souvenait même pas du visage de sa mère, seulement de ce capuchon noir, une présence douce et réconfortante.
Les battements de son cœur se calmèrent, quelques larmes coulèrent sur ses joues.
Aujourd'hui, elle sortait d'ici.
Une froide détermination inonda ses veines. Son pouvoir pulsa, des crépitements parcoururent sa peau. Lentement, elle se redressa et, d'une démarche malhabile, titubante, s'approcha de la porte fermée. Ses doigts effleurèrent la double épaisseur d'acier, comme à la recherche d'un soutien à ses forces fuyantes.
Quelle énergie pour briser ses chaînes ? Elle avait déjà essayé, enfant, et ses vaines tentatives s'étaient toutes soldées par de cuisants échecs. Mais aujourd'hui, son pouvoir accumulé hurlait une rage décuplée.
Aujourd'hui, elle sortait d'ici.
Sa main se crispa. Une explosion de flammes assourdissante engloutit la pièce. Le métal s'arracha de ses gongs pour s'encastrer dans un mur.
Sa première chaîne se brisa.
Des alarmes retentirent en désordre, des extincteurs automatiques s'activèrent, tandis que, derrière elle, un gaz soporifique se répandait dans sa cellule. Mais, déjà, elle avançait dans le couloir.
Deux blouses blanches éberluées l'interrompirent. D'un seul mouvement de bras, elle projeta les importuns de part et d'autre. Les corps rebondirent contre les parois, s'écrasèrent au sol. Le premier, nuque brisée dans l'impact, ne respirait déjà plus. Le second rampa sous la pluie des extincteurs, sa main tremblante se porta à une poche.
Un lance-éclair. Leurs douloureuses décharges remontèrent depuis les souvenirs de son enfance. Elle se porta jusqu'à l'homme, écrasa son bras du talon, puis l'assomma d'un coup de pied.
Lui respirait toujours, quand bien même ne le méritait-il sans doute pas.
Les extincteurs s'interrompirent pour laisser place à une nouvelle alarme stridente. Des lampes clignotèrent de rouge. Elle redressa la tête. À quelques étages à peine se rapprochait une lueur froide, la blancheur nauséeuse d'un pouvoir malfaisant.
Alfonsi.
Sans attendre, elle reprit sa course, les membres gagnés par une incoercible fébrilité. Son regard impitoyable traversait les parois, de même qu'elle, il apercevait son pouvoir, estimait sa position.
Malgré tout, elle devait lui échapper.
La jeune femme dérapa sur une flaque, pulvérisa une porte, bifurqua entre les couloirs, les salles désertées en hâte.
Il la rattrapait. Au contraire d'elle, il connaissait ce complexe par cœur, au contraire d'elle, aucun obstacle n'entravait sa progression.
Elle arriva enfin jusqu'à un mur blindé, percé d'un imposant diaphragme mécanique refermé sur lui-même. Elle arrivait au bout, derrière résonnaient les échos de la liberté, seul un mètre de métal les séparait encore.
Elle se figea. Dans son dos résonnèrent les pas de la lumière blanche.
Déjà.
Elle n'aurait jamais le temps de passer ; elle ne pourrait pas lui échapper, elle ne pourrait pas s'enfuir sans se battre.
Un tremblement remonta dans ses membres, ses poings se fermèrent. Au fond d'elle, pourtant, elle se doutait qu'il en serait ainsi. Elle n'avait jamais eu d'autre choix que de l'affronter. Si elle voulait vivre, si elle voulait survivre, elle devrait le tuer.
Et, aujourd'hui, elle le tuerait.
Lentement, elle se retourna. Deux robots volaient aux côtés de la silhouette grise. Son visage terne accusait les premières marques du temps, quelques épis décolorés parsemaient le noir de sa chevelure. Plutôt petit et maigre, son physique disgracieux n'augurait rien pourtant rien d'inhabituel, mais, pourtant, dissimulée entre les replis de son manteau, scintillait la blancheur d'un pouvoir écrasant.
Sans se presser, il avança de quelques pas.
« 73B, il est temps, pour toi, de regagner ta cellule », déclara-t-il d'un ton presque badin.
Jamais elle ne reviendrait en arrière. Pas après tout ce qu'elle avait traversé, pas alors qu'elle pouvait enfin effleurer des doigts cette liberté tant désirée. Elle joignit les mains ; un jet ardent fusa vers l'homme, une vague de feu dévorante, aussi furieuse que sa rage.
Alfonsi encaissa le choc ; sa main tendue irradia de blanc, et les flammes tumultueuses s'écartèrent de part et d'autre pour noircir les cloisons proches. Le robot de droite, effleuré par le passage ardent, fut emporté en arrière, partit en vrille, puis explosa près du sol.
« Tu n'as aucune échappatoire ; te rendre à l'inévitable t'épargnerait des efforts inutiles », commenta l'homme.
Il avança d'un pas, elle voulut reculer, mais son dos rencontra la barrière métallique. Des phalanges invisibles se refermèrent sur son cou. À distance, Alfonsi souleva un bras ; l'étreinte d'acier se renforça jusqu'à la soulever du sol. Ses poumons suffoquèrent, sa vue se brouilla, tandis que son adversaire se fondait en une inquiétante silhouette grise.
Un picotement traversa son épaule. Le froid d'une aiguille métallique. Quelle substance ce dernier robot de malheur lui avait-il encore injectée ?
Elle serra les poings.
Plus jamais...
De fureur, le bouillonnement de ses veines redoubla d'ampleur. Un arc électrique émergea de sa main, fit éclater la machine. Elle parvint à repousser l'étreinte de son tortionnaire, retomba au sol, se redressa.
Tituba.
« Deuxième dose », ordonna Alfonsi.
Flammes. Le second robot explosa dans la seconde. Elle fit un pas, manqua de défaillir, mais se retint par toute la force de sa volonté. Les murs taguaient, des soubresauts aléatoires agitaient sol et plafond, tandis que seule restait, face à elle, une tache grise erratique, l'instigatrice de son éternel cauchemar.
Des étincelles se développèrent, anarchiques, sur ses avant-bras. Elle s'élança, frappa le vide, enflamma l'atmosphère. Le spectre se coulait entre ses attaques, une main blanche traversa le brasier. Ses jambes défaillirent alors qu'elle reculait. Elle s'effondra sous son poids, ses bras agités en désordre glissèrent contre une paroi de métal.
Cinq phalanges glacées rencontrèrent son front ; la voix d'Alfonsi s'abattit telle un couperet funeste.
« C'est terminé. »
Elle perdit connaissance.
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