XV-3 : Le premier archange blanc
Lune d'Oriale, Epithaï, palais du Général, vingt-six jours après la mort du Général Chef
Le Commandant jeta un regard en arrière. Ses yeux n'aperçurent rien d'autre que la pierre noire, les tableaux et tapisseries, mais, alors, d'où venait cette sensation désagréable ? Était-ce un chuintement inaudible, un courant d'air improbable ? Son instinct ne l'avait jamais trompé, il vivait dans le danger depuis si longtemps qu'il avait appris à reconnaître la présence de la mort, son souffle familier.
Et la mort était là.
« Un problème, mon Commandant ?
— Remettez vos casques, soldats. »
Joignant l'exemple à l'ordre, il rajusta sa propre visière noire sur la tête. À l'intérieur, l'A.O.M. confirma son impression.
Une présence, un esprit proche, invisible à ses yeux.
Les battements de son cœur s'accélérèrent, une adrénaline glaciale agita ses veines. D'un mouvement mesuré, il dégaina son épée. L'esprit l'écrasait de sa présence, impérieuse, absolue. De toute sa vie, jamais la mort n'avait paru aussi proche. Même ce jour où il avait affronté Sméarn Pteï.
De sa main gauche, le Commandant sortit un fusil et tira face à lui. Trois fois.
Les trois balles se figèrent dans leur course, puis se désintégrèrent. Un ricanement d'outre-tombe lui répondit.
« Armes au clair, soldats. On reste groupés », ordonna-t-il.
Ils étaient cinq, au total. Lui, un garde noir, un vétéran, et deux nouvelles recrues. S'il conservait un calme apparent, des tremblements de terreur agitaient ses congénères.
« Je suis venue voir votre Général », s'amusa une voix d'enfant.
Non...
Pour la première fois depuis si longtemps, un spasme agita son bras. La peur, ce sentiment oublié, se rappelait à lui. Il regardait la mort dans les yeux.
« Mitteï Ogame », murmura-t-il d'une voix blanche.
Deux coupoles sombres, aussi profondes que les abysses. Des contours blanchâtres se détachèrent de l'atmosphère, la frêle silhouette d'une jeune fille.
Mitteï. Le pire de tous les démons, le Fléau blanc. La seule qui eût jamais fait trembler Sméarn Pteï.
« Vous êtes un homme intéressant, Commandant », susurra-t-elle.
Une nouvelle recrue paniqua et abattit son épée en hurlant.
« Non ! Restez sur la défensive ! » cria le Commandant.
Les doigts frêles de Mitteï se refermèrent sur le bras du soldat. L'acier grinça, le jeune homme hurla de douleur, jusqu'à ce que cèdent l'armure et l'os. D'un geste négligent, elle le projeta contre un mur, plusieurs mètres en arrière, comme l'on se débarrasserait d'un moucheron inopportun.
« À genoux », ordonna-t-elle.
Les soldats et le garde noir s'effondrèrent au sol. Une chape insoutenable s'abattit sur l'esprit du Commandant. À la limite de l'inconscience, son A.O.M. poussé jusque dans ses extrêmes limites, l'homme sentit ses jambes défaillir.
Elle se rapprocha de lui, d'un pas calme. Il ne pouvait pas même bouger. Sa vue à moitié brouillée, les oreilles bourdonnantes, la tête écrasée par un étau implacable, il luttait contre l'inconscience, contre la mort. Un doigt se posa contre sa gorge. Même à travers l'armure, le Commandant ressentit une froideur glaciale.
« Sméarn Pteï a brisé le pacte qui me reliait aux Généraux Chefs d'Oriale. Je suis venue vous le rappeler.
— Sméarn... Pteï... »
Sa gorge était sèche, sa langue, pâteuse, presque impossible à bouger.
« Sméarn Pteï est mort.
— Je sais. Tant mieux pour lui. Et pour vous. »
Elle agita un doigt. Un spectre bleu se matérialisa, à un mètre de hauteur. Ses bras décharnés portaient une bulle de presque deux mètres de diamètre. Les yeux du Commandant s'agrandirent. À l'intérieur, reposait, recroquevillée sur elle-même, une jeune femme aux longs cheveux blonds. La deuxième sœur de Zagnar.
« Astiana ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
— Rien. Pour l'instant, elle n'est qu'endormie. »
Sa robe bleu sombre en dentelles apparaissait intacte, de même que la peau blanche de ses bras et visage.
« Mais cela peut changer, dépendamment de vos décisions, menaça Mitteï, dépendamment des décisions de Zagnar. »
Que devait-il faire ? Même Sméarn se refusait à affronter un tel monstre. La mener à Zagnar ? Et mettre en danger le Général ? Refuser ? Et sacrifier Astiana ? Zagnar ne le lui pardonnerait jamais, et il avait promis à Sméarn. Lui-même ne se pardonnerait jamais.
« Relâchez-la, intima-t-il. Je suis le Commandant de la garde noire de Kalendor, ma vie a bien plus de valeur que la sienne. Prenez-moi à la place.
— Vous n'êtes pas en position d'effectuer des demandes. »
Des gardes, des soldats apparaissaient de part et d'autre du couloir, indécis. Un attroupement se précisait.
« Que personne n'intervienne ! prévint le Commandant. Que personne ne fasse feu sans mon ordre ! Pas tant que je suis debout ! »
L'alarme se mit en route. Un sourire carnassier éclaira son visage balafré.
« Vous êtes en plein cœur du palais du Général. Il y a plus de deux cents gardes noirs, ici. Malgré tous vos pouvoirs, êtes-vous sûre de sortir vivante, si vous nous déclarez la guerre ? »
Elle pencha la tête sur le côté, comme amusée.
« Si guerre il y a, vous allez mourir, elle va mourir, vos gardes noirs vont mourir, et Kalendor ne s'en remettra pas. Et, si je mourais... »
Elle rapprocha son visage du sien. Sur sa tête de jeune fille à la blancheur d'albâtre s'agitaient d'épais cheveux translucides.
« Si je meurs, susurra-t-elle, vous subirez le courroux de la Lumière. Il ne restera rien, pas même des cendres. Vous serez l'homme qui a précipité son peuple dans l'Apocalypse. »
Il le savait. Pour autant, était-elle prête à aller jusque là ? Ces yeux... Des rivières de sang coulaient dans ces yeux, d'indescriptibles cauchemars. Elle avait vu des mondes entiers brûler, elle avait provoqué la chute de mondes entiers.
« Je...
— Relâchez Astiana. »
Le pas martial de bottes résonna sur le dallage sombre. Le Général de Kalendor en armure complète, le visage dissimulé derrière son casque.
« C'est... elle, Mitteï, prévint le Commandant.
— Je sais. »
La Voyageuse se détourna du Commandant pour se dresser face à Zagnar, la bouche fendue par un sourire effrayant. Le Général ne broncha pas.
« Je sais que mon père a brisé votre pacte, reprit-il. Ces actions ne sont pas de mon fait, et il est mort, désormais. Il n'y a rien pour vous, ici. »
Elle s'approcha de lui, Zagnar ne bougea pas.
« Et vous, quelles sont vos intentions ?
— Je ne cherche pas la guerre avec Zyx ni avec les Voyageurs. J'ai déjà fait libérer Alfonsi, en échange du départ de Seyer. Lorsque je serai reconnu Général Chef, je respecterai le pacte, comme le montrent déjà mes actions.
— Il y a autre chose... »
Elle était tout prêt, et Zagnar n'esquissait toujours aucun mouvement. Le Commandant remarqua un imperceptible frisson, étouffé par l'armure. Le Général mobilisait tout son courage pour rester debout, face à la mort. La peur le paralysait.
« Sméarn Pteï avait des alliés extérieurs.
— Oui, trois Chevaliers Oniriques : Rneigl Reor, Dalen Vonshan et Stakis Lomen. J'ai mis fin à cette alliance, nous n'avons plus rien à voir avec eux.
— Ainsi qu'une flotte d'invasion envoyée par les Ténèbres. Quelle force représente-t-elle ? Quand arrivera-t-elle ? »
Le Commandant s'interposa.
« Elle arrivera dans deux ans », assena-t-il.
Elle le dévisagea de nouveau avec circonspection.
« En tant que Commandant, poursuivit-il, je suis la personne qui connaissait le mieux les secrets de l'ancien Général, Sméarn Pteï. Je vous donnerai les réponses que je peux, mais, après, partez d'ici.
— Très bien. »
Elle se rapprocha de lui. Malgré les battements qui résonnaient derrière son armure, le Commandant resta impassible.
« Mais, alors, laissez-moi lire votre esprit », demanda Mitteï.
L'homme écarta les bras.
« Faites. »
Un tremblement maîtrisé parcourut l'armure noire. Le Commandant abaissa ses défenses et laissa des tentacules sombres s'immiscer dans son esprit, exhumer ses souvenir, décortiquer le moindre de ses secrets. Elle ne faisait que parcourir les pages de sa vie, mais, telle l'armée en pays occupé, elle pouvait aussi, à chaque instant, décider de tout détruire. Quelques spasmes l'agitèrent, pour autant, ses jambes ne plièrent pas. Bien qu'à sa merci, bien que contraint à l'immobilisme, le Commandant resta debout.
« Vous avez une rare force de caractère », remarqua Mitteï.
Enfin, à la suite d'interminables secondes, les tentacules refluèrent, et le Commandant recouvra le contrôle de sa tête comme de son corps. Il porta une main à son casque et tituba, soulagé. Mitteï s'écarta, et ses yeux abyssaux se tournèrent une dernière fois vers Zagnar.
« N'oubliez pas notre pacte, conclut-elle, et vous ne me reverrez plus.
— Je n'oublierai pas », assura le Général, le souffle court.
Le jeune homme hésita, avant de reprendre :
« J'ai cependant une question : qu'en est-il des mondes qui ne sont pas sous protection des Voyageurs ? »
Mitteï balaya la question d'un geste de mains.
« Ces mondes ne me concernent pas.
— Même... Shawn ?
— Tant que Shawn reste neutre, ce monde ne me concerne pas. Si la situation venait à changer, alors ma réponse changerait de même.
— Bien. Je vous souhaite une bonne... continuation.
— Moi de même, Général. Ce fut un plaisir. »
D'un claquement de doigts, le spectre et la bulle se volatilisèrent et le corps d'Astiana retomba au sol. Puis, Mitteï elle-même disparut dans l'atmosphère, vision de cauchemar emportée dans un souffle glacé.
« Astiana ! »
La première sœur de Zagnar, Arcale, se détacha des soldats pour prendre sa cadette dans ses bras. Astiana rouvrit les yeux, visiblement perdue, mais indemne.
Le Commandant s'accorda un soupir. À quelques mètres, Zagnar tomba à genoux. Des tremblements irrépressibles agitaient le corps du jeune homme.
« Elle... elle est partie. J'ai... j'ai réussi. »
Le Commandant le rejoignit et posa une main sur son épaule.
« Vous avez été parfait, mon Général. »
Planète Zyx, Barcad, vingt-sept jours après la mort du Général Chef
Mitteï ouvrit la porte de la salle sécurisée. Seyer et Alfonsi étaient déjà présents, occupés à échanger de part et d'autre d'un bureau ellipsoïdal argenté.
« J'ai obtenu des informations. Un certain nombre », informa Mitteï.
Alfonsi croisa les mains.
« Tu n'aurais jamais dû aller seule sur Oriale, en plein cœur de la gueule du loup », bougonna-t-il.
Elle lui répondit par un grand sourire.
« Dois-je en déduire que tu t'inquiétais pour moi ?
— Non, euh. Tu es importante, pour la Lumière, c'est juste dans nos intérêts. »
Elle leur tendit à chacun trois feuilles, trois portraits robots.
« Qu'est-ce que c'est ? s'étonna Alfonsi.
— Le groupe de Chevaliers Oniriques ayant participé à l'opération. Vous connaissiez déjà Stakis Lomen, il y avait aussi Dalen Vonshan, une Shawnienne, ainsi que Rneigl Réor, un autre Zyssien. Dalen, apparemment, était sur le vaisseau de Zawhyk, tandis que Rneigl serait resté ici, à Barcad, pour superviser.
— Hé, mais je le connais, lui ! s'exclama Alfonsi. C'est lui qui a, euh...
— Infiltré ton centre de recherches de Barcad et dérobé deux prototypes d'inhibiteurs », compléta Seyer, un sourire espiègle sur les lèvres.
Alfonsi le gratifia d'un regard noir, tandis que Mitteï poursuivait :
« Comme le rappelle Seyer, Rneigl est déjà recherché par la police zysssienne. Malheureusement, je n'ai pas plus d'information concernant sa planque.
— C'eut été trop simple, soupira Alfonsi. Et les deux autres, sinon, où sont-ils ?
— Perdus quelque part sur Oriale.
— Ah, on laisse tomber, pour l'instant, alors ?
— On reste vigilants. »
Elle posa ses mains sur la table et son regard se tourna vers Seyer, occupé à contempler le portrait-robot de Rneigl.
« Du nouveau, de ton côté ? »
Le Voyageur nia de la tête.
« J'ai investigué, mais je n'ai rien trouvé. Rneigl a sans doute beaucoup de ressources, mais je ne suis toujours pas sûr qu'il ait pu tout organiser tout seul.
— Dalen et Stakis étaient infiltrés, rappela Mitteï. Il avait accès à beaucoup d'informations.
— Il manque encore une personne. Un saboteur, sur mon propre vaisseau, qui n'a pas hésité à sacrifier sa propre vie avec celle de tout l'équipage. Malheureusement, je n'ai pas pu voir son visage. »
Il reposa le papier et se pencha en arrière, l'améthyste de ses yeux plongée dans une réflexion indécise.
« J'ai une dernière nouvelle, annonça Mitteï, une mauvaise. J'ai obtenu la confirmation que les Itinérants avaient bien envoyé une flotte d'invasion à l'assaut de Zyx. »
Seyer redressa la tête, de même qu'Alfonsi.
« Ils sont partis de Seitampre, compléta Mitteï, à une dizaine d'années-lumière d'ici. Leurs vaisseaux arriveront dans deux ans.
— Seitampre ? interrompit Alfonsi. Je croyais qu'il s'agissait d'une petite planète de pêcheurs papiens. Pas qu'ils maîtrisaient le voyage spatial. »
Mitteï le contempla de ses grands yeux d'azur.
« Apparemment, il serait temps de mettre à jour nos informations. »
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