XIX-3 : Lorsque prendra fin la guerre

Fleuve d'Aahrimbald, cinquante-cinq jours après la mort du Général Chef

Le hurlement des alarmes réveilla Octale. Par réflexe, le Général se leva, avisa son uniforme de combat, et enfila l'armure rouge aussi vite que ses membres endoloris le permettaient.

À la symphonie stridente s'ajouta le vrombissement de quelques appareils aériens, accompagnés des lourdes déflagrations de canons de défense. Octale soupira puis, d'un pas difficile, sortit de la tente.

Son regard se porta aussitôt vers le ciel, au nord, en direction d'un grondement grandissant. Des nuées de vaisseaux blancs s'approchaient, en formation d'attaque.

« Mon Général, vous ne devriez pas... »

Elle écarquilla les yeux. Le Wienskor disposait d'une aviation limitée, mais, au bas mot, les trois quarts de ses appareils convergeaient vers elle. La base, dégarnie de troupes et de matériel, ne résisterait jamais.

« Mon Général, vous ne devez pas rester ici », insista un garde rouge.

Octale tourna la tête. À quoi jouait Rhampsodis ? Toute l'armée brocélienne convergeait sur Epithaï et, lui, ne trouvait rien de mieux que d'envoyer toute son aviation ici même ? Non, le Général blanc n'aurait jamais pris, de lui-même, une telle initiative. Zagnar ? Non plus. Elle ferma les poings. Le Commandant.

Était-il donc si confiant, dans sa capacité à sauver Epithaï, pour qu'il décide de se séparer de cette appréciable force de frappe ? Il savait, d'une manière ou d'une autre, ou avait deviné, qu'elle pansait ses blessures ici. Toute cette intervention venait pour elle. Elle, qui n'avait pas même envisagé cette éventualité.

« Que toutes les unités se replient de l'autre côté de la rivière, ordonna-t-elle.

— Général, je crains que cela ne soit plus possible... »

Elle tourna la tête, pour contempler, effarée, les hautes flammes danser sur l'eau, ou, plutôt, sur la nappe de naphte venue du nord. Les modules flottants des ponts improvisés se tordaient dans le brasier et ne tardèrent pas à se disloquer pour disparaître dans les profondeurs du fleuve.

Des explosions retentirent. Les soutes blanches, grandes ouvertes, déversaient un méticuleux tapis de bombes pour tout détruire sur leur avancée. Canons, armes, soldats comme blessés, tentes de repos, d'infirmerie, disparaissaient sous leur déluge d'apocalypse. Dans le ciel, les vaisseaux brocéliens, bien que plus maniables, dépérissaient sous le nombre ennemi.

Octale se mit en route, accompagnée d'une poignée de gardes rouges. Si elle voulait sortir d'ici vivante, les airs, bien qu'hostiles, constituaient sa seule échappatoire. Elle devait rejoindre son appareil, la Flèche Rouge. À pleine puissance, les lourds vaisseaux blindés de Rhampsodis ne la rattraperaient jamais.

« D'après le poste radio, rapporta une soldate, Rhampsodis aurait diffusé un message : "Livrez-nous Octale, ou mourez". C'est bien après vous qu'ils en ont.

— Qu'est-ce qu'il espère ? intervint une femme en armure rouge. Pour Octale, nous nous battrons jusqu'à la mort, s'il le faut ! »

Aux obus succédaient des nuées de parachutistes blancs. Des tirs s'échangèrent entre les tentes éventrées. Octale enjamba les débris d'un lourd canon, évita les lambeaux de toile déchirée et rejoignit, enfin, l'aire de décollage.

« Nous sommes arrivées », commenta une femme.

La douleur interrompit Octale. Main crispée sur les côtes, le Général retrouva son souffle. Le temps pressait. Déjà, les bombardements menaçaient la piste improvisée.

« Mon Général ? Vous allez bien ?

— Très bien, mentit-elle. La Flèche Rouge a bien été transférée au hangar 6B ?

— C'est le cas.

— Rejoignez des appareils s'il en reste et allez-vous-en. Je ne veux pas d'héroïsme inutile. Si possible, négociez une reddition de la base.

— Vous êtes sûre d'être en état de piloter ? »

Elle passa une main sur son visage trempé de sueur. Son pouls s'accélérait, sa respiration s'essoufflait, même sa vue faiblissait par intermittence.

Néanmoins, elle n'abandonnerait pas, elle n'abandonnerait jamais.

« Je vais très bien, répéta-t-elle. Et souvenez-vous : pas d'héroïsme inutile.

— À vos ordres, Général. »

Elle s'aventura dans un préfabriqué de tôle et ne s'arrêta que pour souffler l'espace d'un instant. Une poignée de soldates l'accueillit par un garde-à-vous.

« Mon Général !

— Retournez à vos postes, soldates ! Ce n'est certainement pas le moment de se perdre en formalités. »

Sans attendre, elle grimpa dans son vaisseau personnel. Des tirs à l'entrée détournèrent son attention. Des gardes blancs apparurent depuis l'extérieur et leurs regards, comme leurs armes, se pointèrent dans sa direction. Sans attendre, les soldates se dissimulèrent derrière caisses et fûts pour échanger des tirs.

À son tour, Octale verrouilla le cockpit et actionna les canons. La mitraille balaya plusieurs Wienkrois, les derniers refluèrent en désordre derrière l'entrée. Elle enchaîna avec les moteurs. Un rugissement épouvantable lui répondit, la Flèche Rouge s'ébranla.

Une grêle de balles l'accueillit à la sortie du hangar. Octale baissa la tête. Son A.O.M., toujours fixé sur sa tête, dévia la plupart de ces projectiles légers. Seuls quelques impacts sans gravité résonnèrent sur la carlingue.

Elle avisa une ligne de terre battue encore intacte et accéléra. Contrairement aux appareils wienskrois ou kalendoriens, les chasseurs brocéliens ignoraient le décollage vertical. De fait, leurs grandes pistes dégagées les rendaient particulièrement vulnérables, au sol, même s'ils compensaient, une fois en vol, par leur maniabilité et leur vitesse.

Des tirs ennemis l'effleurèrent. En face, un obus égaré défigura la piste.

Les yeux d'Octale vérifièrent le compteur. Poussée par les moteurs en furie, l'aiguille avançait, mais bien trop lentement. Si elle décollait maintenant, avant la vitesse limite, ce serait le décrochage, puis l'écrasement immédiat.

« Ça va être serré », souffla-t-elle.

Jamais l'appareil ne franchirait le cratère imminent. Les doigts crispés sur les commandes, un œil sur le panneau de contrôle, elle attendit le dernier instant.

Au dernier instant, l'aiguille dépassa la barre rouge fatidique, au dernier instant, elle pivota le manche de quelques degrés. Les roues quittèrent le sol, l'appareil se redressa de quelques dizaines de centimètres, juste suffisamment pour dépasser l'obstacle, juste suffisamment pour ne pas perdre sa portance. Le train d'atterrissage bascula pour se réintégrer dans le fuselage. Libéré de cette contrainte, l'appareil accéléra encore davantage.

Une salve de chocs parcourut le cockpit. En réponse aux tirs, des voyants d'alerte s'affichèrent sur le tableau de bord. Octale maintint à grand-peine son assiette, tandis que faiblissait un moteur.

Derrière elle, une poignée de vaisseaux blancs la prenait en chasse.

Elle slaloma en rase-mottes, évita de nouveaux traits de feu qui soulevèrent des gerbes de terre. Un voyant s'alluma, l'indicateur d'une communication non sécurisée, qu'elle enclencha aussitôt. Les haut-parleurs grésillèrent.

« Octale. Je suis ravi que vous acceptiez de me parler.

— Qui êtes-vous ? »

Elle connaissait déjà la réponse, mais peut-être gagnerait-elle un peu de temps. Quelques secondes, aussi insignifiantes parussent-elles, pouvaient séparer la vie de la mort, changer le cours d'une bataille. Ses doigts fébriles actionnèrent une manette de refroidissement sur le moteur endommagé.

« Le grand Rhampsodis Ragl en personne, le Général du Wienskor. Je suis surpris que vous ne m'ayez pas déjà reconnu. Octale, combien de temps allez-vous encore vous acharner ? Vous êtes tout aussi à bout que votre appareil, et mes troupes n'attendent qu'un ordre pour vous achever.

— Le grand Rhampsodis Ragl qui fasse preuve de mansuétude ? ironisa-t-elle. Si vous me proposez une reddition, c'est seulement que vous n'êtes pas certain de votre victoire, vous savez que je peux encore vous échapper. Nous savons tous les deux que vous ne ferez pas de prisonnier.

— Vous avez raison, Octale, mais pouvoir ne signifie pas, pour autant, réussir ; j'aurai un grand plaisir à vous tuer. »

Quelques vaisseaux rouges, bien qu'en sous-nombre, apportèrent aux échanges leurs sentences de mitraille. Octale plissa les yeux. Les flammes de la rivière approchaient, elle poursuivrait ensuite sa route vers l'ouest, à pleine vitesse, jusqu'à ce que ses poursuivants soient contraints d'abandonner.

Une nouvelle secousse ébranla ses espoirs. Les voyants rouges se démultiplièrent, l'appareil perdit de l'altitude et plongea vers le brasier.

Par réflexe, elle tordit le manche dans un virage serré sur la gauche. Le vaisseau frôla la mort ardente, manqua de s'enflammer à son tour, et hurla de plus belle. Écrasée sur son siège par la force centrifuge, la vision en partie brouillée, Octale conserva néanmoins le contrôle. L'éclair pourpre de son vaisseau effleura le sol. La moindre seconde d'inattention s'avérerait fatale. Un moteur mort, le fuselage endommagé menaçaient, à tout moment, des trajectoires instables, que refusait Octale.

Elle redressa la tête. Plus aucun brocélien ne l'accompagnait. Seuls restaient deux ennemis blancs, en face, de même que deux autres à l'arrière.

Malgré l'altitude dérisoire, malgré les crachats inquiétants de ses trois derniers moteurs, elle réussit, en quelques acrobaties imprévisibles, à éviter l'implacable mitraille.

Nouvelle connexion non sécurisée.

« Je suis derrière vous, Octale. C'est terminé », triompha Rhampsodis.

Le vaisseau du Général blanc chargea ses canons. Bien trop près pour une improbable esquive. En cet instant, fatidique, le Wienskrois, la main épaisse sur la gâchette, devait exulter.

Elle ne lui laisserait pas ce plaisir.

Octale coupa tous ses moteurs et sortit les volets d'atterrissage. Entraîné par son élan, Rhampsodis la dépassa et manqua son tir de peu. À la limite du décrochage, elle réactiva les moteurs, puis écrasa la commande de tir.

Toute sa puissance de feu se déchaîna sur l'épais blindage blanc. Les tirs, bien qu'en partie déviés, laissèrent une multitude d'impacts noirs fumants, des flammes s'échappèrent. Rhampsodis battit en retraite, vaincu.

Les deux appareils à l'avant furent les suivants. Elle déversa la rage de ses canons, ils firent de même. Quelques chocs résonnèrent, et elle n'évita une collision que de justesse. Erreur de pilotage, ou tentative délibérée ?

Les commandes ne répondaient presque plus. Sur la droite, le feu recouvrait l'aile. Seul le tableau de bord accomplissait toujours son rôle avec la plus grande assiduité, malgré la liste innombrable des avaries.

Et, derrière elle, le dernier vaisseau blanc poursuivait la chasse.

Les canons ennemis sonnèrent l'hallali. La Flèche Rouge trembla sous les impacts répétés. Plusieurs pièces se détachèrent. Elle n'avait plus le choix. Cette carcasse métallique en flammes, en perte de vitesse et d'altitude, ne la sauverait pas. Elle devait se poser.

Le fleuve serpentait à sa droite pour revenir face à elle dans une large boucle. Elle avait déjà dépassé l'extrémité du campement et, ici, l'eau apparaissait calme. Le naphte déversé s'était sans doute consumé avant d'arriver jusqu'ici.

Peut-être pourrait-elle tenter de traverser.

Un nouvel impact la rapprocha du sol comme de la mort. L'appareil érafla la terre glaise, les trains d'atterrissage ne répondaient plus. Plus le choix, elle se poserait sur le ventre.

Les tirs se poursuivirent. La bête de métal, entraînée dans sa course folle, heurta de nouveau le sol, rebondit, secoua son occupante. Son hurlement d'agonie se prolongea sur des centaines de mètres, avant qu'il ne s'immobilise, enfin, à quelques pas du fleuve indifférent.

Les mains fébriles d'Octale défirent les sangles, puis ouvrirent la verrière fracassée. Elle s'extirpa de l'appareil en flammes et, malgré ses jambes vacillantes, courut sans se retourner.

L'explosion la jeta à terre, des débris enflammés traversèrent les effluves de kérosène. Le liquide sur son dos, derrière les plaques d'armure, l'informa qu'elle saignait. Malgré tout, Octale se redressa.

Déjà, le vaisseau blanc piquait sur elle, ses canons actifs. Alors qu'un impitoyable déluge soulevait la terre, Octale se jeta dans l'eau du fleuve.

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