Cénia, capitale de l'Orcalie, le soir même
Le vrombissement du vaisseau noir secoua les arbres fleuris. L'appareil entama sa descente, dans la végétation et la poussière, jusqu'à toucher le sol bitumeux. Enfin, l'infernale cacophonie des moteurs s'interrompit.
Une trappe s'ouvrit sur le côté pour révéler un jeune homme aux cheveux blonds coupés courts, en armure noir et or, le bras droit en bandoulière. Zagnar Pteï, Général de Kalendor, accompagné par une poignée de ses gardes d'élite.
Le Prince Bleu se détacha des dignitaires rassemblés pour se porter jusqu'à ses hôtes. Un grand sourire avenant masqué sur son visage, il avait, au contraire des Kalendoriens, dédaigné tout apparat guerrier. Ainsi, ses mains gantées de blanc disparaissaient dans les manches d'un large manteau céruléen, que tapissait une constellation scintillante de diamants. L'A.O.M. de saphir, sur sa chevelure d'azur, représentait la seule exception.
Arrivé devant, Zagnar, il s'inclina en guise de salutation.
« Bienvenue à Cénia, l'accueillit-il. J'ose espérer que votre séjour, malgré les circonstances, vous sera des plus agréables. Une suite d'honneur vous a été réservée, et je me plais à penser qu'elle vous siéra en tous points.
— Épargnez-moi les formalités d'usage, le coupa Zagnar, je suis venu m'occuper de ce traité au plus vite.
— Votre voyage nécessite, sans doute, que vous preniez quelque repos. Vous auriez bien mauvaise grâce à refuser notre hospitalité.
— Je ne suis pas fatigué, mentit Zagnar. Pourrions-nous rédiger tout de suite ce traité et nous reposer seulement après ? »
Le Prince Bleu le jaugea un instant de son regard particulier.
« Comme vous voudrez », concéda-t-il, conciliant.
Puis il s'écarta.
« Suivez-moi, je vous prie. »
Il leur fit traverser les jardins pour aviser un escalier de pierre blanche. L'une après l'autre, les marches révélèrent l'île du palais, en plein cœur du fleuve d'Aahrimbald. Sept ponts traversaient l'étendue liquide d'une traite. Les feux solaires vespéraux rebondissaient sur leur bleu translucide, et résonnaient en écho des tours orcaliennes scintillantes.
Arrivés au sommet, une grande arche de pierre, dissimulée sous des sculptures aux peintures vives, gardait l'une des innombrables entrées secondaires. Des fresques démesurées suivaient ensuite, étalées sur les murs brillants, comme autant de témoins anonymes, séparés par des colonnades élancées.
Des serviteurs en costumes sombres impeccables s'affairaient, s'inclinaient à leur passage, puis reprenaient leurs activités sans s'attarder. Le Prince accorda quelques salutations, traversa plusieurs salles, dépassa une rangée de statues de cristal, et, enfin, poussa les battants de fonte d'une lourde porte ouvragée.
« Nous y voici donc, déclama-t-il, sur un ton presque théâtral. Mais prenez place, je vous prie. »
Il leur désigna une grande table rectangulaire, accompagnée de fauteuils rembourrés.
« Désirez-vous une collation en guise d'accompagnement ? proposa le Prince.
— Nous n'avons pas faim, trancha Zagnar. Maintenant, si nous pouvions aborder les modalités du traité...
— Eh bien, que les négociations débutent, alors ! »
Comme s'il n'avait attendu que cet instant, un serviteur entra dans la pièce pour apporter une liasse de feuilles vierges. Il murmura quelques mots d'orcalien avec le Prince, puis, dans une révérence, disparut aussi vite qu'il était arrivé.
Célestin Orsa croisa ses doigts gantés de blanc. Alors que le Commandant noir menaçait directement Cénia, les armées rouges, elles, filaient droit vers Epithaï, sans plus rien pour les arrêter. Aussi délétères que fussent les relations entre Kalendor et l'Orcalie, les deux nations concurrentes n'avaient plus pour autre choix, désormais, que de convenir cette trêve.
Néanmoins, le temps son restait à l'avantage, tandis que chaque seconde pesait sur Zagnar. L'impatience transpirait dans chaque mouvement du jeune Général. Ses doigts s'agrippaient à un stylo comme à une bouée de sauvetage, et, à intervalles réguliers, retournaient des papiers blancs. Le Prince, sur un ton badin, ne manqua pas de lui faire remarquer ses cernes, d'insister une nouvelle fois pour du repos, avant de lui proposer d'innombrables pâtisseries. Sans attendre, une cohorte de domestiques prit d'assaut la pièce, armée de plateaux dorés.
Le Prince, d'un mouvement mesuré, attrapa une friandise qu'il grignota à petites bouchées
« Vous êtes sûr que vous n'en voulez pas ? insista-t-il. La faim sied mal aux négociations, vous savez. »
Zagnar, bien que fulminant, contint ses émotions. Avec une lenteur infinie, comme pour prolonger la saveur de cet instant, le Prince s'essuya la commissure des lèvres d'un tissu brodé, qu'il reposa ensuite sur un plateau désormais vide. Le domestique s'inclina avant de disparaître à son tour.
Bien que l'Orcalie eût perdu toutes ses batailles, elle remportait, ici, sa guerre. Ou, à défaut, arracherait un statu quo à son redoutable adversaire. À la question des nouvelles frontières, le Prince proposa que Kalendor rendît l'ensemble des terres occupées, de sorte à revenir à la configuration initiale. Zagnar refusa. L'Orcalien se perdit dans d'interminables palabres, agrémentées d'anecdotes personnelles, et digressa sur l'histoire d'un lointain ancêtre, qui, au cours d'un voyage en Ostrie, se mit en tête de réaliser un met à la saveur révolutionnaire, et donna naissance, à la suite de ses innombrables efforts, aux célèbres pâtisseries, devenues, depuis, la spécialité de Cénia, avec leur subtil mélange de dattes, de figues et de pâte d'amande, ces mêmes pâtisseries que Zagnar manquait, décidément, de ne pas avoir goûtées. Aussi le Prince proposa-t-il, ou, plutôt, imposa, un deuxième service, et, sur un simple ordre, libéra un nouveau bataillon de serviteurs.
Les poings du Général noir se crispèrent jusqu'à blanchir les phalanges. Enfin, la véritable conversation reprit. À la question des nouvelles frontières, le Prince, proposa de revenir à la configuration initiale.
Zagnar accepta.
Restait encore la question de la durée de la trêve. Un mois ? Six mois ? Une année ?
Alors que le Prince menaçait une nouvelle digression concernant l'Ostrie et, cette fois-ci, la culture orientale des épices, son interlocuteur, au mépris de la bienséance, l'interrompit au détour d'une inspiration.
« Six mois, ça vous convient ? »
Le Prince le considéra, un instant, de la profondeur de son regard bleu.
« Six mois ? C'est intéressant que vous le proposiez, ratiocina-t-il. Vous savez que, six mois plus tôt, justement, je rendais une visite inopinée à la frontière sud et que...
— Six mois, ça vous convient ? répéta Zagnar.
— Ma foi, force m'est de reconnaître qu'il s'agit d'un intervalle temporel convenable, qui mériterait, certainement, notre considération mutuelle.
— Donc, vous êtes d'accord ?
— Ne vous énervez pas, voyons. Cela sied si mal à votre personne...
— Il faut bien définir une période ! Proposez-en une autre si celle-ci ne vous convient pas !
— Après mûre réflexion, et au vu des conjonctures, cette suggestion me siérait en tous points.
— Eh bien, commençons à rédiger ce contrat, alors !
— Vous êtes sûr que vous ne désirez vraiment aucune de nos pâtisseries ? Votre visage livide semble vouloir faire écho à votre ventre affamé. Elles sont excellentes, vous savez... »
Zagnar le fusilla du regard. Finalement, il préférait encore affronter Octale, plutôt que ces interminables palabres. Sur ce champ de bataille, entre les armées de papier et de sucre, aucune envie de meurtre ne trouverait satisfaction.
Enfin, ils entamèrent la rédaction, ponctuée d'innombrables objections du Prince, principalement des remarques de formes, des tergiversations orthographiques, jusqu'au placement approprié de la moindre virgule.
Arrivé à la fin, Zagnar s'empressa de signer le document, puis le tendit à son interlocuteur. Tracés de la main gauche, à la va-vite, les traits d'encre apparaissaient hésitants et désordonnés, mais pulsaient de sa fureur réprimée.
Le Prince, sans se presser, s'empara d'un étui ouvragé. Ses doigts gantés l'ouvrirent délicatement, se saisirent d'une grande plume d'azur, puis trempèrent son extrémité dans un encrier de verre ciselé.
Comment quelques malheureuses secondes pouvaient ainsi s'étendre jusqu'à l'infini ? Zagnar, les yeux fixés sur son alter ego, conservait son attention portée à l'extrême et, pourtant, restait réduit à l'impuissance par la nécessité de l'inaction. Tout, autour de lui, semblait ralentir autour de cet instant fatidique, même les battements de la grande horloge d'or, qu'il ne remarquait que maintenant, s'espaçaient ostensiblement. Seul son cœur, dans l'insupportable lenteur de cet univers impitoyable, ne cessait d'accélérer.
Enfin, la main gantée s'abaissa, et apposa la signature tant attendue. Zagnar s'empara d'un exemplaire, tandis que le Prince faisait disparaître le second dans une doublure de son manteau.
D'un bond, le Général de Kalendor se leva. Déjà, des rayons matinaux filtraient à travers les vitraux bigarrés. Tremblante, sa main se crispait sur le document tant espéré. La trêve, enfin.
Sans attendre, il prit congé en quelques formules lapidaires. Ses pas l'amenèrent de nouveau à l'extérieur, jusqu'à son vaisseau personnel. Aussitôt, il enclencha la communication avec le Commandant.
« C'est fait ; la trêve est signée », informa-t-il de but en blanc.
Des grésillements lui parvinrent, puis la voix déformée de son subordonné.
« Parfait. Les troupes font demi-tour ; nous nous reverrons à Epithaï. »
Le regard de Zagnar se baissa sur le précieux document si durement conquis, puis sur son bras droit blessé.
« Aurez-vous... le temps ? s'inquiéta-t-il.
— Je fais au plus vite ; ça devrait être suffisant. »
Zagnar soupira. Une autre autre attente commençait, plus cruelle, plus insoutenable que toutes les précédentes.
« Je suis au courant, reprit le Général, pour votre arrangement avec Rhampsodis.
— Et ?
— Ne vaudrait-il pas mieux rappeler son aviation pour protéger Epithaï ? Pour...
— Cela ne changerait rien, trancha le Commandant. Seul, face aux armées rouges, il se ferait écraser. Lui-même rechignerait, d'ailleurs, à engager une bataille perdue d'avance. Et, lorsque je serai revenu, cette force deviendrait dispensable. Au contraire, il sera beaucoup plus utile là où je l'ai envoyé. »
Zagnar soupira. Bien que grièvement blessée, Octale le hantait toujours, mais le Commandant promettait de mettre un terme au problème, une fois pour toutes. De mettre un terme à cette guerre.
« Je suppose que vous savez ce que vous faites, abandonna-t-il. Commandant, je vous fais confiance. »
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