XIV-1 : Les armes de la paix
Lorsqu'elle retrouva son monde natal, l'archange Gabrielle tomba à genoux. Les flammes brûlaient encore, et aux cendres se mêlaient une écœurante odeur de chair brûlée. Mais sa foi la redressa, car cachées dans les grottes, les caves des maisons effondrées, appelaient les pleurs de ses sœurs.
Alors elle fouilla les décombres des jours durant, appliqua la Lumière pour soigner, sauver les âmes épargnées.
« Ô Gabrielle, nos actions ont-elles déplu à la Grande Déesse ? demanda une jeune elfine prénommée Syruze. Qu'avons-nous donc fait pour mériter pareil châtiment ?
— Ces horreurs ne sont pas le fait de la Grande Déesse, mais de Samuel. Lui, qui fut premier archange, nous as trahis. Il a libéré le Dragon et ne s'arrêtera plus, désormais, tant que tous ne s'agenouilleront devant lui. Je dois mettre un terme à ses méfaits. »
Les poings de Syruze se refermèrent dans la poussière, alors que Gabrielle se redressait.
« Toi, qui nous as sauvées, nous ne te laisserons pas combattre seule le Mal. Nous nous tiendrons à tes côtés, nous armerons le bras de la Grande Déesse. »
Alors les elfines survivantes réunirent toute leur science pour arracher à leur monde meurtri une arche gigantesque. Elle bâtirent une forteresse inexpugnable, le dernier refuge de leur peuple, que ni Samuel ni le Dragon ne pourraient jamais atteindre.
Elles couronnèrent Syruze comme leur première Reine et l'elfine prit place dans un trône de marbre et de cristal. Et, sous son ordre, les propulseurs s'allumèrent, la Cité Céleste traversa l'immensité sombre de l'espace.
« Mes sœurs, proclama la Reine, nous avons connu la souffrance et la mort, mais notre foi nous as relevées, plus fortes que jamais. La Grande Déesse arme nos esprits et, aujourd'hui, nous armons son bras. Nous sommes le peuple élu, partout, nous traquerons les Ténèbres, où qu'elles se terrent, nous abattrons le Jugement divin, jusqu'à ce que revienne la paix d'Eden ! En ce jour béni commence, enfin, notre longue quête à travers cette Galaxie, cette quête de Lumière, qui expurgera le Mal du Monde ! »
Grand Livre de la Lumière, La Cité Céleste
Galaniel se tournait et se retournait sans parvenir à trouver le sommeil. En à peine quelques heures, son existence avait basculé du tout au tout. Un combat désespéré, la mort de son père, puis celle du Général Chef. Il se revoyait encore jeter cette épée, au terme de cette seconde fatidique, cette seconde qui ferait basculer son existence.
La Pierre d'Origine lui avait ouvert les portes d'un nouveau monde. Il pouvait désormais prétendre au titre de Voyageur comme son père avant lui. Obtenir un pouvoir qui lui permettrait de protéger Shawn, de protéger Zyx.
Pourtant, les présages funestes de la Table de Vérité hantaient son esprit. Il n'avait pas vaincu, mais seulement repoussé les Ténèbres. Les Itinérants reviendraient, le conflit reprendrait. Et lui, quel rôle jouerait-il ? Pouvait-il être la réincarnation de ce Voyageur déchu, de ce Gathor ? Pouvait-il représenter un danger ? Non, le danger venait des Ténèbres, tant qu'elles ne seraient pas abattues, elles continueraient de torturer le destin des mortels. Jamais il ne les rejoindrait, jamais il ne baisserait la tête face à elle ; il les combattrait jusqu'au bout, quelle que soit la fin.
Enfin, les visions de la Tour le glaçaient d'effroi. Des légendes se rappelaient à ses souvenirs, un monument érigé à l'aube des temps. La vanité des hommes, qui voulaient s'élever jusqu'à la Déesse Cristal, devenir son égal, accomplir leur apothéose.
Babel...
Le souffle d'un spectre lui fit rouvrir les yeux. Le jeune homme se dressa aussitôt sur son matelas de mousse vert. Dans l'obscurité, une apparition bleutée flottait près de lui, une forme humanoïde indéfinie, aux contours indistincts.
Par réflexe, Galaniel porta la main à sa dague. Ses compagnons n'avaient encore rien remarqué. La hutte vibrait des ronflements de Césape et, à l'opposé, une sphère translucide, parcourue de filaments dorés, protégeait l'elfine assoupie.
« Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? » gronda le Shawnien.
L'apparition pencha la tête sur le côté. Dans ses orbites vaporeuses apparaissaient deux billes plus sombres.
« J'étais curieuse d'observer de plus près ta singularité. »
Une voix d'enfant, de jeune fille, même. Elle poursuivit :
« Je ne sais si tu as déjà entendu parler de moi, je suis Mitteï, la première des archanges. »
Galaniel hocha la tête. La Grande Prophétesse avait bien évoqué ce nom. Mitteï avait mené la lutte contre Gathor, avait poursuivi le renégat jusqu'à sa mort, sur Shawn.
Puis il se reprit. Avant toute chose, avant de songer à lui, il devait transmettre le message de son père. Des vaisseaux traversaient l'espace et, bientôt, les griffes des Ténèbres se refermaient de nouveau.
« Pardonnez-moi, répondit-il, mais... Zyx est en danger. Les Itinérants... »
L'apparition l'interrompit d'un mouvement de bras.
« Les Voyageurs sont déjà au courant de cette menace. »
Elle s'approcha de lui, un bras translucide traversa le sien.
« À travers nos Pierres, Ahura Mazda voit ce que nous voyons, entend ce que nous entendons. Nous connaissions déjà les derniers mots de Zawhyk, avant ton arrivée. Depuis, nous avons pu davantage évaluer la situation et établir un plan de riposte. Plan dont tu seras la clé.
— Moi ? s'étonna le jeune homme.
— Je sais les soupçons à ton sujet, mais ton exploit sur Oriale a aussi fait de toi quelqu'un d'important. Tu as tué le Général Chef, tu as sauvé Zyx, pour l'instant. Pour la Fédération, tu es un héros, et donc le plus à même de les convaincre de rebâtir une véritable armée. »
Galaniel baissa la tête, le visage assombri.
« Ils ne le voudront jamais.
— La Fédération t'écoutera, plus que tu ne le crois. C'est, de toute façon, sa seule chance.
— Il y aura une guerre, quoi qu'il advienne. Les visions de la Table... J'ai vu Barcad en ruines. »
Le spectre dédaigna sa remarque d'un geste impatient.
« Une guerre. Elle peut avoir lieu demain, par les Itinérants, ou dans mille ans. Elle peut être une défaite, ou une victoire. Elle peut emporter quelques âmes, ou bien toute la planète. De tes actions dépendront toutes ces incertitudes.
— Vous avez raison. »
Galaniel redressa la tête, une détermination raffermie dans les yeux.
« Je ferai ce que je peux pour protéger le Système. Je me le suis juré. Mon père ne sera pas mort en vain.
— C'est ce que j'espérais entendre.
— À qui tu parles ? »
Galaniel sursauta, puis se retourna. Dans la pénombre le dévisageait la frêle silhouette blanche de l'elfine. Des étincelles bleutées crépitèrent entre les phalanges de nacre.
« Qui êtes-vous ? »
L'apparition se tourna dans sa direction.
« Alyne ol'Astyn, n'est-ce pas ? Je suppose qu'il doit être difficile de me reconnaître ainsi. »
Les volutes de l'apparition se condensèrent jusqu'à prendre la forme d'une jeune fille vêtue de blanc. Sur sa tête s'agitaient des cheveux transparents, aussi épais que le doigt. Enfin, deux puits d'azur perçaient son visage diaphane, aussi profonds que l'océan.
« Et maintenant, me reconnais-tu ? »
Mitteï dépassait à peine la taille d'un humain et présentait une apparence ingénue, inoffensive, même. Une apparence. Ennemie jurée de Gathor, elle avait provoqué la perte de l'ange déchu. Les yeux d'Alyne s'écarquillèrent de surprise.
« C'est... vous ? Le premier des archanges ? »
Comme prise d'une ferveur craintive, elle posa un genou à terre. D'imperceptibles tremblements parcoururent ses membres.
« Pardonnez mon impudence ; mais je croyais que les Voyageurs restaient au Sanctuaire, le temps que nous...
— Je suis au Sanctuaire, comme tous mes confrères. Cette enveloppe imparfaite n'est rien de plus qu'une projection. »
Elle hocha la tête, sans répondre. Mitteï restait, de loin, la plus puissante des anges. Malgré la distance, un tel sortilège ne représentait sans doute rien pour elle.
« Nous attendons votre venue, reprit le Grand Maître, ne nous décevez pas. »
Alyne inclina la nuque.
« Je... Nous nous montrerons dignes de l'Ordre. »
Lorsqu'elle redressa la tête, l'apparition s'évaporait en myriades d'étoiles bleutées. L'elfine attendit quelques secondes, puis se redressa, les yeux brillants.
« Mitteï n'intervient jamais de la sorte, que je sache, d'ordinaire. Il ne doit n'y avoir aucun précédent. »
Elle se tourna vers lui, puis une ombre traversa son regard.
« C'était au sujet de... »
Elle hésita à poursuivre ; Galaniel la devança.
« Elle ne m'a pas vraiment parlé de Gathor, plutôt de Zyx ; les Voyageurs espéreraient que je les aide à sauver la planète.
— C'est... ce que tu voulais. »
Il hocha la tête, pensif. Il n'était pas Gathor, il ne serait pas Gathor, il ne provoquerait pas la chute de Barcad. Pourtant, il connaissait le symbole de ralliement des Chevaliers Oniriques ; la Table l'avait extirpé de sa mémoire.
Sa mémoire.
Il l'avait entrevu. À une occasion. Dissimulé entre des posters et autres affiches de films. Le capharnaüm d'un appartement exigu. Barcad. Stakis.
Stakis ?
Non, c'était impossible. Et pourtant. L'opération d'Oriale avait sombré dans le chaos. Se pouvait-il que des espions les aient menés à leur perte, après s'être alliés aux Ténèbres ? Des apôtres de Gathor, l'ange déchu. Leurs ennemis.
« Galaniel ? »
Sans entendre l'interrogation inquiète d'Alyne, il porta une main à la tête, le souffle court, le cœur agité. Et Dalen, en pleine bataille ? Qu'étaient ses paroles sibyllines, déjà ?
Stakis avait raison, tu... tu es comme notre ancien Maître. Tu es l'Élu.
Eux. C'étaient eux. Ils l'avaient déjà repéré, ils le soupçonnaient. Un haut de cœur remonta dans sa gorge.
Ils l'avaient trahi. Ils les avaient tous trahis. Des milliers d'hommes et de femmes étaient morts ; son propre père était mort.
Ses poings se serrèrent, une flamme funeste dansa dans ses yeux. Il les retrouverait. Il confronterait la vérité et alors...
Un grognement le fit se retourner. Une masse obscure se dressait face à lui. De grands bras trapus, une épaisse fourrure mordorée, d'impressionnantes canines, un museau aplati, deux yeux jaunes brillants...
« Ce... Césape ?
— Mais qu'est-ce que vous faites, comme messes basses ? bougonna le gigan. On n'est toujours pas le matin, que je sache. »
Il se gratta la nuque en bâillant.
« Mitteï était ici, s'extasia Alyne. Elle nous a parlé.
— Super, tu m'en diras tant. Si ce n'est que ça, je retourne profiter de mon repos amplement mérité. »
Alyne ouvrit la bouche, la referma, puis la rouvrit de nouveau.
« Mais je te parle de Mitteï ! s'emporta-t-elle. Le premier des archanges ! Celle dont la Grande Prophétesse a parlé !
— Ouais, ouais. Ce sera sûrement incroyable de la rencontrer. Demain. Là, c'est encore l'heure de dormir. »
Il s'affala de nouveau sur son matelas pour recommencer à ronfler presque aussitôt. Alyne resta abasourdie.
« Ceci étant, il n'a pas complètement tort, parlementa Galaniel. Il nous reste encore les épreuves de demain. »
L'elfine haussa les épaules avant de regagner son coin de la hutte. Galaniel s'allongea de nouveau sur la mousse verte. Était-ce une quelconque magie ou la fatigue, qui, finalement, reprenait ses droits ? Toujours est-il qu'il eut à peine l'impression d'avoir fermé les yeux que résonnèrent les ovations des salvens.
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