XIII-1 : Le serpent de Brocélie
La bataille du fleuve d'Aahrimbald marqua un tournant dans la guerre. Pour la première fois, l'avancée inexorable des armées rouges fut stoppée par le nouveau Général de Kalendor, Zagnar Pteï. Dans les jours qui suivirent, les deux camps s'enterrèrent sur leurs positions, incapables, l'un comme l'autre, de briser les défenses ennemies.
Hupias Ecterian, L'Ascension du 47e Général Chef d'Oriale
Lune d'Oriale, basse-ville de Kystan, douze ans plus tôt
Esmène tomba sur le dallage de la cour à l'abandon. Son bâton lui échappa pour rouler près de poubelles.
« J'ai vraiment cru... j'ai vraiment cru que j'y arriverai, cette fois-ci.
— Tu te débrouilles bien, remarqua Octale.
— Mais ce n'était pas suffisant.
— C'est parce que je suis très forte. »
Esmène se releva, avant de s'asseoir sur un banc de pierre. Ici, les maisons de bois s'entassaient dans un bric-à-brac impensable et seules les trois tours sanglantes du palais apparaissaient au loin, comme inaccessibles. Une odeur d'iode parcourait les rues, l'embrun des océans accompagnait parfois les navires jusqu'au port. Puis, dans l'agitation s'échangeaient les marchandises, parfois aussi des coups et autres règlements de comptes. De nombreux contrebandiers pullulaient, et leurs entrepôts essaimaient jusque dans les recoins les plus improbables. Avec la guerre manquaient de nombreux gardes rouges et soldats, mobilisés sur le front. Avec la guerre apparaissaient orphelins et réfugiés. Et, parmi ceux qui n'avaient plus rien à perdre, le crime devenait parfois un dernier recours.
Octale s'assit près d'elle, la mine enjouée, les cheveux balayés par le vent. Esmène redressa la tête.
« Octale, hasarda-t-elle, tu n'es pas d'ici, n'est-ce pas ?
— Je suis de Kystan, démentit-elle.
— Je veux dire, pas de ce quartier. Qu'est-ce que tu fais ici ? »
Ses vêtements, bien que simples et passe-partout apparaissaient bien trop propres et entretenus. À l'inverse, Esmène portait toujours les mêmes toiles de bures reprisées.
« Disons que... je me promène, j'observe, j'apprends », éluda-t-elle.
Les mains jointes, le regard penché, Esmène reprit la parole. Ses cheveux noirs retombaient sur son visage anguleux, comme pour masquer l'inquiétude de ses yeux sombres.
« Je ne comprends pas. Pourquoi tu passes ton temps... avec moi ?
— Parce que je profite de mon temps libre pour le passer avec qui je veux. »
Elle éclata d'un rire clair. Son sourire, sa confiance permanente rayonnait comme un soleil. Esmène, davantage habituée à la pénombre, admirait cette lumière, mais ne la comprenait pas pour autant.
« Mais... pourquoi moi ? »
Octale tourna la tête pour la considérer avec attention.
« Parce que je t'aime bien. Et aussi parce que tu as un don pour le combat. Nos entraînements sont toujours intéressants.
— Mais je n'ai jamais gagné.
— Personne de mon âge ne m'a jamais battue. »
Elle se leva.
« Tu as déjà songé à t'engager, plus tard ?
— Comme soldate ?
— Non, tu peux au moins viser garde rouge. »
Esmène ricana, avant de comprendre, à son regard, qu'elle était sérieuse.
« Il faut être fille de noble pour intégrer cette unité, protesta-t-elle.
— Non, il faut faire partie des meilleurs. Et, si tu le veux, tu en feras partie. »
Esmène cligna ses yeux ronds.
« Qui, moi ?
— Et je parle à qui, à ton avis ?
— Je... »
Elle passa une main dans ses cheveux.
« Il ne faut pas avoir des contacts, de toute façon ? Passer des épreuves ? »
Son interlocutrice haussa les épaules.
« Ce n'est pas un problème. Il y a de jeunes prétendants, qui s'entraînent au palais, je peux t'y amener.
— Au palais ? Le palais ?
— Il n'y en a qu'un, que je sache. »
Esmène se leva à son tour, les yeux fuyants.
« Tu... tu me fais marcher. Tu... qui es-tu ? »
Elle croisa les bras, esquissa un sourire amusé.
« Disons... quelqu'un que tu aurais en permanence sur le dos si tu deviens garde rouge. Je ne sais pas si ça te plairait.
— Je... »
Esmène accusa le coup quelques secondes, avant de se reprendre.
« C'est... c'est juste impossible.
— En ce cas, je serai celle qui rendra possible l'impossible. Néanmoins, je ne te forcerai pas non plus. La vie d'un garde rouge, aussi enviable soit-elle, reste pleine de dangers. Si tu n'en veux pas...
— Si », murmura Esmène.
Octale s'interrompit, comme en attente d'une suite, mais Esmène se cacha le visage.
« Je vais juste vous faire honte, en fait. Vous êtes une noble, c'est ça ? »
La noble en question attrapa son poignet.
« Ça, c'est mon problème. Concentre-toi sur ce que tu veux toi. Et je t'interdis de te mettre à me vouvoyer maintenant. »
Esmène redressa le regard. Auréolée par la lumière d'un soleil déclinant, Octale ressemblait à une messagère divine.
« Je veux y aller. Je veux te suivre, où que tu ailles. »
Des doigts blancs se refermèrent sur sa main.
« Parfait, allons-y, alors.
— Quoi, maintenant ? s'inquiéta Esmène.
— Pourquoi pas ?
— Mais, je, euh, on peut aller au palais, comme ça ?
— Moi oui, donc toi aussi. »
Elles remontaient déjà les ruelles étroites pour revenir vers des quartiers plus aisés. Les empilements de bois laissaient place à la pierre, aux façades sculptées, parfois peintes.
« Je... je ne suis jamais venue par ici », murmura Esmène.
Elle s'empourpra à la vue des costumes riches et robes des passants, parfois agrémentés de diamants. Quelques regards en coin s'appuyèrent sur les deux adolescentes. Avec ses vieux vêtements de toile, elle devait au mieux ressembler à une mendiante.
« On... Je ne devrais même pas être ici », murmura-t-elle.
Une soldate fendit la foule. Par réflexe, Esmène chercha à l'éviter, mais Octale, sa main toujours refermée sur la sienne, l'ignora superbement.
« Je peux savoir ce que vous faites, ici ? Vous allez où, comme ça ? »
Dans tous ses états, Esmène baragouina quelques mots inintelligibles, tandis qu'Octale redressait des yeux emplis d'assurance.
« Nous allons au palais.
— Au palais ? Vous... »
Elle ouvrit la bouche, la referma. Son teint blêmit.
« Vous... vous n'êtes quand même pas. »
Le sourire carnassier de la jeune fille confirma ses impressions. La soldate s'écarta sur le côté.
« Vous ne devriez pas... où est votre escorte ?
— Je suis ici chez moi, je n'en ai pas besoin. »
La femme se fendit d'une révérence.
« Je... euh, veuillez m'excuser, mademoiselle Zdalavitch.
— Zdalavitch ? »
Esmène la dévisageait avec de grands yeux sidérés.
« Zdalavitch ? répéta-t-elle. Comme le Général ?
— Je suis sa fille, Octale Zdalavitch. »
Camp brocélien du fleuve d'Aahrimbald, vingt-deux jours après la mort du Général Chef
Octale ouvrit un œil. Quelques rayons matinaux filtraient à travers la tente. À même le sol, son armure gisait, méconnaissable, disloquée en multiples pièces ensanglantées.
Elle tenta de se lever, grimaça. Une femme à l'armure écarlate se précipita à son chevet.
« Octale, hasarda-t-elle, comment te sens-tu ?
— Semnen ? » reconnut-elle.
Un épais bandage recouvrait le bras de la femme. De nombreux morceaux manquaient à son armure et son casque fracassé laissait entrevoir l'or de sa chevelure. Octale esquissa un sourire qui se voulut rassurant.
« Moyen, mais ça ira. »
Le garde n'était pas dupe. Lorsqu'il s'agissait de sa santé, pour Octale, "excellent" signifiait "bien", "bien" signifiait "très moyen", et "moyen" signifiait "très mal". Le Général tenta un nouveau mouvement, mais la douleur la contraignit à l'immobilisme.
« Tu dois te reposer, lui conseilla Semnen.
— Je suis restée inconsciente longtemps ?
— Toute la nuit. »
Plusieurs personnes s'approchèrent d'elle. À en juger par leurs cernes et visages inquiets, elles avaient dû veiller jusqu'à son réveil.
« Où est Esmène ? s'inquiéta Octale.
— Je suis là. »
Sur un lit proche, la femme leva un bras. Des bandages, en partie ensanglantés, remplaçaient son armure rouge. Quelques blessures légères striaient son visage rassurant.
« Et, en plus, je m'en sors plutôt bien, poursuivit-elle. Je devrais être rétablie avant toi. »
Octale soupira de soulagement, puis tourna de nouveau la tête vers Semnen.
« Quelle est la situation sur le terrain ?
— Les Kalendoriens ont avancé durant la nuit, mais nous avons réussi à tenir la berge.
— Nous sommes toujours du côté est de la rivière, ici, c'est cela ?
— Oui, tu n'étais pas vraiment en état d'être transportée. Nous t'avons installée au bord du fleuve, près des canons lourds.
— Qu'est-il advenu des deux autres points de débarquement ?
— Nos troupes ont été stoppées au nord et n'ont pas réussi à traverser. Au sud, en revanche, elles auraient passé le fleuve, mais les combats feraient encore rage sur la berge.
— Vous avez construit le pont, comme prévu ?
— Il est sur le point d'être achevé. Nos chars ne devraient pas tarder à pouvoir traverser. »
Un homme pénétra dans la tente, recouvert de poussière, et l'armure rouge presque en lambeaux.
« Mes respects, mon Général ! C'est un soulagement que de vous voir à nouveau éveillée. Les médecins étaient loin d'être rassurants à votre sujet, cette nuit.
— Vous apportez des nouvelles du front ?
— Je crains qu'elles ne soient plutôt mauvaises. Enfin, je préfère avoir des nouvelles maussades du front et vous rétablie plutôt que des nouvelles bonnes en apparence et... bref, la traversée au sud a échoué. Nos troupes ont reflué jusqu'à la rivière. »
Octale resta pensive. Cette position devenait donc l'unique point faible de Zagnar, et son ennemi ne tarderait pas à faire converger ses troupes ici. À cela s'ajoutait la chute de Sif et de Fermal Eclarian, la veille. Autrement dit, malgré la résistance de Zagnar, elle n'avait toujours pas affronté la pleine puissance de Kalendor et son allié, une situation qui changerait bientôt, à son désavantage.
Elle soupira. Cette guerre risquait fort de s'avérer beaucoup plus longue et difficile que prévu.
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