XII-3 : Par la plume et l'épée

Fleuve d'Aahrimbald, Kalendor, vingt-et-un jours après la mort du Général Chef

Zagnar contempla une dernière fois l'artefact gris, avant de le dissimuler dans sa poche. Son appel lancinant restait une sortie de secours qu'il n'utiliserait qu'en cas d'ultime nécessité. Il ne laisserait pas le Commandant terminer cette guerre seul à sa place. Il était le Général, l'héritier de Sméarn Pteï.

Les parents d'Octale étaient bien morts de la main de son propre père, dix ans plus tôt, l'Histoire pouvait se répéter, l'Histoire se répéterait. Au Neelhan, la glaciale efficacité du Commandant avait permis une victoire décisive, mais il ne le laisserait pas s'arroger tous les lauriers. Dût-il prendre des risques, lui aussi mènerait ses troupes au triomphe !

Avec la chute du Neelhan, un pantin lui avait prêté allégeance. Seuls quatre Généraux restaient encore. Des pourparlers s'échangeaient avec le Furthyr, et les relations, bien que tendues avec l'Ostrie, restaient lointaines. La Brocélie et l'Orcalie demeuraient les seules menaces immédiates.

Octale et le Prince Bleu.

Deux adversaires qui, s'ils n'avaient conclu aucune alliance l'un envers l'autre, avaient pris soin de s'éviter. Octale avait contourné l'armée du Prince vers le nord, pour filer droit vers Epithaï. De leur côté, les Orcaliens avaient choisi de conforter leur avancée sur toute la frontière sud. Eux aussi se rapprochaient de la capitale, et menaçaient à tout instant de le prendre en étau avec les Brocéliens.

Pour l'instant, le Général de Kalendor ne pouvait compter que sur lui-même. Il affronterait Octale. Une fois de plus. Celle qui, tel un démon de feu, hantait ses nuits et alimentait ses pires cauchemars. Celle qu'il n'avait toujours pas réussi à stopper, ni même à ralentir.

De l'autre côté du fleuve scintillant, les armées rouges s'avançaient, en parfait ordre. Octale avait divisé ses forces pour tenter la traversée en trois points distincts. D'après ses renseignements, elle-même dirigeait l'unité centrale. Celle qui avançait droit vers lui. Celle qui livrerait la bataille la plus féroce.

Après quelques ordres brefs, Zagnar descendit de son promontoire. Déjà, des essaims de vaisseaux rouges vrombissaient vers eux. Le Général s'installa dans une tourelle de défense antiaérienne ; ses troupes étaient prêtes pour l'affrontement.

Les vaisseaux noirs traversèrent le ciel pour rencontrer leurs ennemis. Plus épais, disposant d'un meilleur blindage, ils restaient toutefois moins maniables, moins nombreux que leurs adversaires, et se retrouvèrent débordés. Les appareils rouges virevoltaient de toutes parts, plongeaient, mitraillaient, tournoyaient, esquivaient, se regroupaient, puis frappaient avec une précision mortelle.

Zagnar ouvrit le feu sur la nuée incarnate. D'innombrables essaims fondaient sur eux, et tous ses tirs, tous les tirs des défenses antiaériennes se noyaient dans la multitude. Seuls quelques vaisseaux rompirent les combats, moteurs en feu, ou aile à demi arrachée, d'autres s'écrasèrent à la suite d'une vrille incontrôlée. Une goutte d'eau dans la tempête mugissante.

Le Général abaissa le regard vers les eaux miroitantes du fleuve proche. De l'autre côté, les Brocéliens déployaient une flottille de barges légères. Anticipant ses ordres, les lourds canons kalendoriens tonnèrent de concert. Des gerbes d'eau se soulevèrent. Les explosions fracassèrent les embarcations et semblèrent interrompre les mouvements brocéliens. En réponse, seuls quelques tirs légers résonnèrent.

Zagnar n'eut pas le temps de savourer cette victoire qu'une solide escouade de vaisseaux rouges vrombit au-dessus de sa tête, en formation triangulaire. Des soutes s'ouvrirent, une nuée de projectiles tomba sur les centrales antiaériennes.

Zagnar plissa les yeux. Ce n'étaient pas des projectiles.

Les gardes rouges allumèrent les propulseurs fixés dans leurs dos. Les appareils freinèrent leur descente, et leur permirent d'atteindre le sol sans encombre.

Paniqué, le Général activa son communicateur. Déjà, les tirs s'échangeaient, et la situation virait au chaos. Il rappela ses troupes en renfort, redressa la tête.

Une silhouette rouge, juste à côté de lui.

Par réflexe, le jeune homme dégaina son épée, un sillon vermeil l'éclaboussa. La confusion l'entourait. Partout se posaient les Brocéliens, et les Kalendoriens refluaient en désordre.

Zagnar esquissa une grimace, mélange d'excitation, de peur et de haine. Octale. Octale était ici.

Imperturbable, l'armure écarlate traversait le champ de bataille. Les mouvements de sa lame abreuvaient une rivière de sang et pavaient son chemin de corps noir. Près d'elle, sa garde personnelle assurait une protection impénétrable, tout en renforçant chacun de ses coups.

Aucune hésitation, aucun sentiment ne transparaissait dans ses mouvements. Le visage dissimulé derrière son casque, son apparence ne conservait rien d'humain. Trois pointes se dressaient sur sa tête, les cornes du plus terrifiant des démons, dont Zagnar devrait affronter les légions infernales.

Les doigts du jeune homme s'agrippèrent à son épée comme le naufragé à la dernière planche du salut. Dans la poussière, les lames s'entrechoquèrent. Des corps-à-corps incertains s'engagèrent. Encadré par des gardes noirs, Zagnar frappa, encore et encore, tant qu'il le pouvait. La fureur animait chacun de ses coups, sa rage de vivre, sa rage de victoire.

Les Kalendoriens avaient cessé de reculer. Mieux, il eut l'impression que la garde noire, une fois ressaisie, commençait à reprendre du terrain, mètre après mètre.

Une tourelle explosa sur sa droite. Sabotée par les Brocéliens pour empêcher ses troupes de la reprendre. Le jeune homme acheva un adversaire, ressortit son épée rougie, voulut s'éponger le front, se cogna à son casque, s'immobilisa.

La silhouette rouge perça la grisaille opaque. De près apparaissait le détail des écailles de l'armure, le tranchant brillant des pointes du casque. Les mains gantées de la femme dressèrent son épée gorgée de sang.

Octale.

Le cœur de Zagnar s'accéléra d'un bond, ses doigts se crispèrent. Jusqu'ici, il avait toujours fui, il ne l'avait jamais vue d'aussi prêt.

Et, en cet instant, ses jambes, son ventre et chacun de ses muscles lui criaient de fuir à nouveau.

Autour d'eux retombait le souffle des combats. Le calme avant la tempête ; l'œil du cyclone.

« Vous... vous êtes encerclée, tenta-t-il, rendez-vous ! »

Sa voix trembla. Même elle le trahissait ! Tout son corps le trahissait ! Tout son corps refusait ce combat !

Octale éclata d'un rire clair, avant de reprendre la parole en langue du nord.

« Pauvre gamin. Même ta voix s'imbibe de peur. Tu es terrorisé, car tu sais que tu as déjà perdu cette bataille, de même que tu vas perdre cette guerre. Tu es à ma merci ! »

Elle s'avança d'un pas vers lui. Zagnar resta pétrifié.

« N'approchez pas ! » prévint-il.

Des tirs à l'arme lourde grondèrent près de la rivière.

« Sinon quoi ? Tu crois que je n'ai pas paré à toute éventualité ? Mes vaisseaux ont contraint les tiens à reculer et pilonnent actuellement tes canons de défense. Mes troupes ont désormais tout le champ libre pour traverser la rivière. Tu as perdu. Tu ferais mieux de me reconnaître Général Chef, tant qu'il en est encore temps.

— Jamais ! cracha-t-il.

— Alors, c'est la mort que ton orgueil inconséquent te fait choisir. »

Elle se mit en garde et ricana.

« Viens, si tu en as le courage. »

Une fois de plus, Zagnar se raccrocha au souvenir de son père, Sméarn Pteï. Une décennie plus tôt, durant le siège d'Epithaï, les parents d'Octale étaient morts de sa main. Leur héritière, alors seulement âgée de seize ans, n'avait eu d'autre choix que de se soumettre. Et elle se soumettrait de nouveau, ou partagerait le sort funeste de ses ancêtres !

Il répéterait l'Histoire ! Les Brocéliens n'étaient pas invulnérables ; de même que ses parents, Octale n'était pas immortelle !

Il hurla pour se donner courage et contenance, puis abattit son épée de toutes ses forces.

Zagnar eut l'impression d'avoir frappé un mur.

D'un geste négligent, Octale avait levé son arme au-dessus de sa tête. L'acier rebondit, entraîna le jeune homme en arrière.

La riposte d'Octale fusa de plein fouet sur le bras droit du Kalendorien. Avant qu'il ne puisse réagir, le métal de l'armure éclata et une douleur atroce irradia dans tout son corps.

Il lâcha son arme, porta l'autre main à son bras, et recula, hébété.

Octale l'emportait. Mais elle-même semblait surprise de cette facilité.

« C'est donc tout ce dont tu es capable ? » siffla-t-elle de mépris.

Elle releva son arme, tua un soldat noir qui tentait de s'interposer, puis sa lame chercha de nouveau Zagnar. Les amazones rouges fondirent sur les Kalendoriens, qui refluèrent dans le plus grand désordre. La garde noire essaya de ramener son Général vers l'arrière, tout en le protégeant d'Octale.

La lame fusa sur la tête de Zagnar. Un garde noir contra à la dernière seconde, pour s'effondrer quelques secondes plus tard, mort. Deux autres soldats se portèrent à la rencontre d'Octale. Sa lame perça la défense du premier tandis que son coude percutait le second pour lui faire perdre l'équilibre.

Sans plus se préoccuper d'eux, elle s'élança à la poursuite de Zagnar, accompagnée de sa garde personnelle. Les Kalendoriens se révélèrent incapables de les arrêter, ni même de freiner leur progression. Octale, triomphante, éclatante, traçait un sillage de mort dans les rangs adverses. Ses troupes la suivaient aussitôt, galvanisées.

Aucune balle ne les atteignait, aucune lame ne les inquiétait.

Rien ne les arrêtait.

Ils étaient invulnérables.

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