XII-1 : Par la plume et l'épée

Beaucoup de Généraux cherchèrent à profiter de la mort de Sméarn Pteï. Son fils et successeur, Zagnar Pteï, restait, en effet, jeune, peu expérimenté et encore relativement méconnu.

Il apparut cependant bien vite que le nouveau prétendant avait non seulement hérité de toute l'ambition et la détermination de son père, mais aussi d'un atout majeur, une figure de l'ombre, dont le rôle, déjà déterminant lors la précédente guerre, se répéterait avec éclat : le Commandant de la garde noire.

Hupias Ecterian, L'Ascension du 47e Général Chef d'Oriale


Lune d'Oriale, Sif, vingt jours après la mort du Général Chef

Aveuglée par l'éclat du soleil, Ignis ferma les paupières. Poussée par un garde, elle avança, maladroitement. Sous ses pieds grinçaient les planches de l'estrade. Des murmures, des huées lui parvinrent. En contrebas, une foule menaçante s'agitait, séparée par une rangée de soldats. Son sang se figea. Des cordes attendaient, des hommes cagoulés de noir.

Un homme haranguait la foule, dans un dialecte inconnu. Son doigt accusateur désignait les Shawniens à intervalles réguliers. Des grondements lui répondaient, tout aussi incompréhensibles.

Enfin, un garde noir s'approcha des prisonniers.

« Barbares ! » cracha-t-il dans la langue unifiée des Zyssiens.

Quelques Shawniens relevèrent la tête. Il tendit un bras, et poursuivit sa vindicte, rendue presque intelligible par son accent guttural.

« Vous êtes reconnus coupables d'immixtion dans un conflit qui ne vous concernait pas ; vous êtes reconnus coupables de la mort de notre bien aimé Général Chef ! Votre sentence est la mort, pour chacun d'entre vous ! »

Des vagues parcouraient la foule, maintenue à distance par une rangée de fusils. Il se tourna vers les bourreaux, pour dégurgiter, dans sa propre langue, l'ordre décisif.

Ainsi, ils allaient mourir. Après tout ce temps. Ignis se sentit défaillir. Même ses pouvoirs ne la sauveraient pas ; elle n'échapperait pas aux gardes noirs. La magicienne sentit ses forces la quitter.

Elle redressa la tête. Des hommes passaient la corde au cou de Shawniens, d'autres dégainaient de longues épées.

Une lueur.

Un soldat la poussa de nouveau. Elle perdit l'équilibre, tomba au sol.

Un deuxième soleil, invisible, irradiait la scène, depuis le sol. Ses yeux balayèrent la foule. Un pouvoir natif, doublé d'un artefact aux capacités démesurées.

Deux hommes la soulevèrent pour l'approcher de la potence. Elle entendit à peine Greta crier son nom.

Elle connaissait cette présence irradiante, son regard s'arrêta sur une silhouette encapuchonnée. Deux yeux violets la rencontrèrent.

Le capitaine du deuxième vaisseau, Seyer Askhalomène.

Elle tourna la tête. Des mouvements. Coordonnés. Planifiés.

Un léger rire lui échappa. Près d'elle, les soldats ne se formalisèrent pas, approchèrent la corde. Une vague d'espoir la submergea. Dans ses mains crépitèrent des étincelles flamboyantes.

Coup de feu.

Un Kalendorien tomba, puis un deuxième. La poignée de gardes noirs se positionna. D'autres balles fusèrent, arrêtées, cette fois-ci.

Depuis le toit d'un bâtiment proche se dressa Fermal Eclarian, Général du Neelhan. Il étendit les bras, harangua la foule. En contrebas, la houle gronda, s'intensifia. Un raz-de-marée déferla sur les Kalendoriens dépassés. Des silhouettes abandonnèrent leurs capes, entre les civils se révélèrent les uniformes verts.

Ignis dressa le bras. Une explosion orange projeta le soldat plusieurs mètres en arrière. Des cris de surprise lui répondirent. Deux gardes noirs convergèrent vers elle.

Elle chercha Greta du regard. La Shawnienne assommait un Kalendorien d'un coup de tête, avant de percuter un suivant de son dernier bras.

Un grondement parcourut l'estrade. Des planches volèrent en éclats, une tempête de bois et de débris projeta plusieurs Kalendoriens en arrière. Le regard brillant, son visage orange à peine masqué par un casque vert, Seyer s'avança, insensible à toutes formes d'attaques. Aucun projectile ne l'atteignait ; un garde noir se précipita, arme au clair. Le Voyageur esquiva sur le côté, riposta d'un coup de coude dans le dos. L'homme s'effondra au sol pour ne plus se relever. Les gardes verts achevaient toute résistance ; en à peine quelques minutes, les Kalendoriens refluèrent vers la tour de pierre proche, le palais de Sif.

« Mes chers alliés, vous êtes désormais libres ! » fanfaronna Fermal dans la langue unifiée.

Les gardes verts brisèrent les chaînes des prisonniers, acclamés par des cris d'allégresse. Plusieurs Shawniens récupérèrent des armes sur les corps de leurs anciens geôliers. Greta ramassa une longue épée et fit siffler l'arme en quelques mouvements rapides.

« Vous avez vraiment attendu le dernier moment », ronchonna-t-elle.

Le Général passa une main derrière la nuque, un sourire gêné sur le visage.

« J'aurais même préféré attendre un peu plus. À l'ouest, les troupes brocéliennes envahissent Kalendor, elles menaceront bientôt sa capitale, Epithaï. Plus j'attendais, plus nos ennemis s'affaiblissaient, et plus je me renforçais. Mais je ne pouvais pas, pour autant, les laisser vous exécuter.

— Vous m'en direz tant. »

Le regard de la Shawnienne s'arrêta sur Seyer, engoncé dans un uniforme neelhanais au vert générique, le visage toujours dissimulé derrière un casque d'émeraude.

« Ces yeux violets... C'est bien vous, le capitaine du deuxième vaisseau ?

— C'est bien moi, confirma Seyer.

— Je le savais, que vous reviendriez nous chercher ! »

Ignis se rapprocha d'elle, ses cheveux roux en pagaille, quelques armes blanches à la ceinture. Ses yeux écarquillés fixaient le Voyageur. Son être irradiait dans l'éther, mais la majorité de son pouvoir provenait de son artefact dissimulé. Ses yeux clairs la rencontrèrent une nouvelle fois. Il la voyait, de la même façon, il voyait son pouvoir, ses propres capacités ; Ignis eut l'impression que ces yeux à l'améthyste énigmatique pouvaient déchiffrer jusqu'aux secrets d'une âme. Elle détourna la tête. Quelques grondements et coups de feu lointains résonnaient dans les ruelles de la ville, tandis que le Général continuait d'étaler sa stratégie. Les Neelhanais attaquaient tous les points stratégiques, en même temps. Leurs adversaires, en infériorité numérique depuis le rapatriement sur le front ouest, ne conservaient plus le moindre espoir. Face à la menace d'Octale, même leur Commandant avait été rappelé en urgence, juste avant l'exécution des Shawniens. Seule restait une garnison de principe, aussi clairsemée qu'inexpérimentée.

La victoire s'annonçait totale.

« C'est une réussite, s'enthousiasma Fermal, toujours dans la langue unifiée. La ville sera bientôt libérée, Kalendor ne se relèvera pas.

— C'était... facile, s'inquiéta Seyer.

— C'est parce que mon plan était parfait, fanfaronna le Neelhanais. Soldats ! Il nous reste le palais, en avant ! »

Il s'élança, aussitôt imité par ses troupes. Le Voyageur suivit le mouvement, de même que les Shawniens libérés. Les Kalendoriens avaient, certes, abandonné la place, mais ils s'étaient repliés dans un semblant d'ordre. Ils avaient réagi plus vite que prévu.

Le Général s'arrêta. Dans le grand hall, entre les statues historiques, les attendait une unique silhouette, de petite taille, encapuchonnée de gris.

« Ainsi, vous voici donc. »

L'homme s'exprimait dans la langue zyssienne unifiée, mais son léger accent provenait du nord d'Oriale. Les yeux de Fermal se plissèrent. Un Kalendorien, forcément. Le Neelhanais pointa son épée face à lui.

« Je suis le Général du Neelhan, tonna-t-il. Qui que vous soyez, rendez-vous à mon autorité !

— Je sais parfaitement qui vous êtes, Fermal Eclarian, ainsi que vous, Xeo Eclarian, Commandant de la garde verte. Mais, en premier lieu, je m'intéresse au Voyageur à vos côtés, le Grand Maître, Seyer Askhalomène. »

L'homme exhiba un document signé.

« J'ai ici une proposition de la part du Général de Kalendor, Zagnar Pteï. Epithaï accepte de libérer ses prisonniers en orbite, dont Alfonsi, qui conservera même sa Pierre, mais, en échange, les Voyageurs cesseront de s'impliquer dans ce conflit. Dans le cas contraire... »

Son autre main exhiba un transmetteur.

« Seyer Askhalomène, si vous ne quittez pas ce champ de bataille immédiatement, si vous ne jurez pas de ne plus jamais interférer, le vaisseau explosera, avec tous ses occupants. »

Le Voyageur se crispa. Kalendor avait déjà prévu tous leurs mouvements, toutes leurs actions. Le dernier acte se jouait, celui d'une inévitable tragédie.

« Qui êtes-vous ? » tenta Fermal.

L'homme abandonna sa cape grise pour révéler une armure noire luisante. Derrière sa visière, seuls transparaissaient une vieille balafre et deux yeux froids, sans émotion.

« Je suis le Commandant de la garde noire de Kalendor.

— Que... vous êtes parti sur le front ouest !

— Vous avez été mal renseigné, Général. Seyer ! Votre décision ! »

Il brandit le transmetteur. Figé dans l'indécision, le Voyageur sentit son cœur rater un battement.

« Je... »

Il avait déjà abandonné Alfonsi une fois ; Zawhyk était mort, il ne permettrait pas un nouvel échec. Mais ses alliés...

« Ne vous en faites pas pour nous, Seyer, le rassura Fermal, avec ou sans vous, nous aurions gagné cette bataille, de toute façon. Kalendor devra négocier.

— Ouais, te fais pas de mouron pour nous, renchérit Greta, on va se débrouiller sans problème. Autant sauver les copains en orbite, pas vrai ? »

Seyer hocha la tête. Sur Sif, seule restait une poignée de Shawniens, tandis qu'en orbite, deux mille vies se jouaient encore. Et, surtout, celle d'un Voyageur.

« Votre décision », insista le Commandant.

Il n'avait pas le choix, et le Kalendorien le savait.

« Très bien. Je jure de ne plus intervenir ; à vous de tenir votre promesse.

— Je tiens toujours ma parole », affirma le Commandant.

Il fit glisser le transmetteur dans une poche, mais conserva sa main à portée et ses yeux posés sur son interlocuteur. Le Voyageur se détourna vers l'entrée, invaincu par les épées, mais dominé par la plume. Des plumes d'or émergèrent dans son dos.

« Pour votre bien, je prie que nous ne nous revoyons pas, commenta Seyer.

— Vous représenteriez sans doute un adversaire redoutable, admit le Commandant. Mais tout homme a ses limites, ses faiblesses, tout homme, comme tout ange. »

Sans répondre, le Voyageur prit son envol, ses ailes brassèrent l'atmosphère en arcs de cercle gracieux. Il retraversa l'entrée, puis s'élança vers le ciel, en direction du soleil radieux, sans se retourner. Il abandonnait ses alliés. Sa décision sauverait sans doute Alfonsi, mais lui apparaissait comme le plus cuisant des échecs.

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