Un jour, les Dieux connaîtront leur chute. Alors la Lumière des Voyageurs s'éteindra et l'Ombre des Itinérants s'effacera à jamais. Ce sera la fin de la Guerre, le début d'un nouveau Monde.

Le Monde de Gathor

Rneigl Réor, Mémoires

L'esprit de Galaniel parcourt des bâtiments en ruines, les ponts effondrés, les vestiges de Barcad. De cette cité, autrefois si bruyante, agitée, ne reste plus qu'un sanctuaire désolé. Les néons se sont tus, les lumières se sont éteintes, et, aux myriades de véhicules volants, ont succédé une poignée de corbeaux esseulés.

De nouveau, il arrive devant la Tour Centrale. L'entrée principale est désormais inaccessible, recouverte de débris. Les statues des fondateurs, Asmanthe et Karl, sont brisées en plusieurs morceaux.

Le jeune homme redresse la tête. Amputé du tiers de son sommet, l'immense édifice vacille sur des fondations désormais instables. Plus aucun humain n'habite ici, un cataclysme sans nom a tout balayé, la cité millénaire, le fleuron de la technologie, n'est plus que l'ombre d'elle-même.

Une solitude infinie l'écrase, le silence d'un cimetière.

Son regard traverse les vitres brisées d'une salle lézardée. Un écran noir contemple des tables et chaises renversées, tandis que quelques rayons extérieurs éclairent la poussière en suspension.

Il est là.

Une seule personne, droite, immobile, près de la fenêtre. L'apparition de la Table, son devenir, le prétendu nouveau Grand Maître. La barbe naissante, les cheveux noirs en broussaille, il arbore désormais une armure aux tons noir et améthyste. Pensif, son regard sombre s'égare sur les ruines de la capitale.

« Tu ne t'attendais pas à ça, n'est-ce pas ? »

Galaniel sursaute. Il n'est pas qu'un spectre, dans cette vision de l'avenir ; son double peut le voir, et même lui parler.

« Moi aussi, poursuivit l'apparition, j'ai été pris de stupeur, face à cette dévastation, alors que j'espérais avoir sauvé Zyx.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Rien que tu ne pourras empêcher, si c'est ce que tu veux savoir. Rien de ce que je n'ai pu empêcher. »

Il soupire. Galaniel s'approche de lui, non sans appréhension. Il parle à lui-même, à son propre reflet, vieilli de quelques années. Pourtant, son interlocuteur lui apparaît aussi étranger qu'un inconnu.

« Qui ?

— Il n'y a jamais qu'un seul responsable. Parfois même, la guerre n'est qu'une équation du destin, que d'aucuns considèrent comme un mal nécessaire. »

Il se retourne. Une lueur étrange danse dans ses yeux, Galaniel croit même y discerner un éclat vermeil. Le jeune homme recule.

« Ne me dis pas... Comment es-tu devenu Grand Maître ? Où sont les Voyageurs, les autres Grands Maîtres ?

— Les Grands Maîtres de ton temps sont morts, les Dieux se sont éteints et l'Ordre a failli. Il n'y a plus de Voyageurs, de même qu'il n'y a plus d'Itinérants. »

Galaniel continue de reculer. Son double s'approche désormais de lui, les yeux étincelants.

« J'ai pris part à l'ultime dénouement de la Guerre, j'ai balayé l'Ombre comme la Lumière, et causé la fin de l'Ancien Monde. Désormais il ne reste plus que nous, les Renégats, les derniers survivants et seuls véritables protecteurs de la Galaxie.

— Tu... tu as perdu la raison. »

Il éclate d'un rire clair.

« Au contraire, je suis plus lucide que je ne l'ai jamais été. Je me suis affranchi des illusions qui nous bernaient, des illusions qui te bernent encore. Les notions de Bien et de Mal que l'on voulait nous faire croire n'étaient que des mirages. Lorsque je l'ai compris, j'ai précipité la chute des Dieux, j'ai libéré l'Univers de ce manichéisme aveugle.

— Ainsi... L'homme dont ils se méfiaient... C'était bien toi ?

— Tu veux parler de la réincarnation de Gathor, sans doute ? C'est vrai que les Voyageurs s'étaient posé la question, à mon sujet. On pourrait dire qu'ils avaient presque raison...

— Tu me fais peur... »

Il esquisse un geste de la main.

« Tu ne peux pas déjà comprendre. Les mirages t'aveuglent encore. Mais, lorsque tu auras vécu ce que j'ai vécu, vu ce que j'ai vu, et éprouvé ce que j'ai éprouvé, alors tu deviendras comme moi. Tu seras moi. »

Le regard de Galaniel s'échappe à travers la fenêtre brisée. Deux milliards de personnes habitaient ici. Que leur est-il arrivé ? Qu'est-il arrivé à la Fédération ? Et Shawn ?

« C'est faux, je ne suis pas toi. Tu ne peux pas me juger pour des actes que je n'ai pas encore commis.

— Qui te parle de juger, ici ? Au contraire, je les assume pleinement. Nous sommes la même personne, Galaniel, le même reflet ; je ne suis pas qu'une potentialité, je suis ton devenir. Tu deviendras moi, nécessairement. Et tu n'empêcheras rien, comme je n'ai rien pu empêcher. Il ne te reste, il ne nous reste plus qu'à accepter : le désastre de Barcad, la chute de l'Ordre, l'Apocalypse. »

Une puissance indicible émane de lui. Il ne possède plus sa Pierre d'Origine, mais des flammes intrépides dansent dans ses yeux. À quels démons a-t-il fait allégeance afin de remplacer le pouvoir de l'Ordre, et même le surpasser ?

« C'est faux, je... je trouverai une solution, nia finalement Galaniel. Je ne te permettrai pas d'exister. »

Le regard de son double s'assombrit.

« Tu feras ce que tu peux, du mieux que tu peux. Mais ce sera insuffisant. Il y aura toujours des gens que tu ne pourras pas sauver. »

Un sourire nostalgique parcourut son visage.

« Il y a quelques années, à peine, je pensais la même chose que toi, je disais la même chose que toi. »

Galaniel recule encore. Le sol se dérobe sous ses pieds, la pièce se déforme, et il tombe en arrière. Sa chute se poursuit à travers un abîme sans fond, aussi froid et noir que la mort. Il ferme les yeux.

Il ne rouvre les paupières que lorsqu'une main salvatrice l'empoigne pour l'extirper à ces abysses de ténèbres.

Lumière.

Une silhouette blanche se découpe dans la lumière qui l'entoure, mais Galaniel peine à distinguer la forme et les contours.

« Qui êtes-vous ?

— Je suis celle que tu aimeras, celle qui t'aimera. Celle que tu sauveras, celle qui te sauvera. »

Galaniel veut parler, mais les mots s'évaporent dans sa bouche. Un sentiment de peur l'envahit. Pas pour lui-même, mais pour elle.

« Pour toi, poursuivit-elle, j'abandonnerai tout ce en quoi je croyais, je renierai le divin, je te suivrai jusqu'à travers les Enfers. »

Une vibration sourde et puissante dissipe la lumière. Une double porte se dresse face à lui, titanesque, aux couleurs du feu, de la souffrance et de la damnation. Galaniel se sent frappé d'effroi. Il est seul. L'espoir est mort, ne restent plus que les ténèbres et l'anéantissement.

Dans un lent grincement s'ouvrent les portes des Enfers.

La vision se brouille, et défile une série d'images : le fier Cristal d'Hyktacrite brisé, la cité de pierre gagnée par les flammes d'un affrontement désespéré  ; des vaisseaux dans l'espace, des explosions, une mort rampante et omniprésente ; puis le feu du ciel qui s'abat sur Barcad, les tours qui s'effondrent, emportées par un conflit insoutenable.

Partout les ténèbres, le chaos, et la guerre se répandent, jusqu'à faire faire vaciller des civilisations entières, jusqu'à faire vaciller la Galaxie elle-même.

Mort et désolation.

Là-bas, dans le ciel noir d'un astre qu'il ne reconnaît pas, se dresse, triomphante, une tour gigantesque, cerclée d'éclairs et de nuages sombres. Une échelle dressée vers le ciel, qui effleure les étoiles, et menace l'infini de l'Univers.

La Tour. Noire et verte, sa sombre lueur inonde l'insignifiant rocher, en dessous d'elle. Un îlot, non, une île, en plein cœur d'un océan noyé dans ses ténèbres éclatantes, un océan scintillant qui ne la rend que d'autant plus inatteignable, titanesque, invincible.

Creuset dans lequel se consumeront les cendres de l'Ancien Monde.

Univers dans lequel s'éteindra la Lumière à jamais.

Univers dans lequel s'effacera l'Ombre à son tour.

Univers dans lequel triomphera la Mort.