VIII-2 : Premier sang
Une porte grinça ; mal à l'aise, un soldat se glissa dans la pièce.
« J'avais demandé à n'être dérangé sous aucun prétexte, protesta Zagnar.
— Mes... mes excuses, mon Général. Mais... le Général de Brocélie réclame une conversion radio avec vous.
— Octale Zdalavitch ? balaya Zagnar. Elle attendra ; je ne suis pas à sa disposition. »
Du coin de l'œil, il surveilla Kirkòv, plus immobile qu'une statue, ainsi que Rhampsodis, occupé à se resservir un dessert. Entre deux bouchées, le colosse se targua d'un commentaire.
« Cette femelle se croit tout permis ; elle s'imagine déjà Général Chef, et puis quoi d'autre, encore ? »
Zagnar força un sourire crispé.
« C'est que... mon Général, insista le soldat, elle menace d'abattre notre vaisseau mère en orbite dans les dix minutes.
— Pardon ? »
Les Brocéliens, à l'instar de Kalendor et de l'Orcalie, disposaient, eux aussi, de leur propre vaisseau mère. La possibilité de rejoindre l'espace, avec une puissance de feu similaire.
« Je... je vais régler ce problème, prévint Zagnar.
— Faites donc, mon ami, l'encouragea Rhampsodis. De toute façon, nous avions terminé. »
Le colosse agita un éclair à la vanille.
« Rappelez-lui donc quelle est sa place. S'il le faut, n'hésitez pas à frapper le premier ; c'est le meilleur moyen.
— Le vaisseau mère de l'Orcalie est, lui aussi, à portée de tir, prévint le soldat. Le Prince Bleu s'est joint à la demande d'entretien, mais n'a pas encore proféré de menace à notre encontre. »
De mieux en mieux. La Brocélie représentait déjà une force de premier ordre, mais l'Orcalie, plus vaste pays de la lune, atteignait aussi bien le premier rang en termes de population, d'économie, que d'effectifs militaires.
Zagnar laissa Rhampsodis décimer les dernières pâtisseries et se hâta vers le poste de commande. Sur ses talons, Karkòv s'abstenait du moindre commentaire, du moindre mot. Néanmoins, l'épaisseur de sa carrure et les couinements de son armure rappelaient sa présence à chaque instant.
Le jeune homme ferma les poings. Son règne commençait à peine, mais les autres Généraux ne lui laisseraient pas le moindre répit. Avec la mort de Sméarn Pteï se rallumaient d'anciennes convoitises, les rêves d'un titre désormais vacant.
Lorsqu'il ouvrit la porte blindée, l'effervescence de la pièce l'assaillit aussitôt. Près des postes de radio, hauts gradés et magistrats paniquaient, se répandaient en palabres. Deux écrans écrasaient leurs interlocuteurs, deux visages porteurs d'une indicible menace.
À gauche, une femme à la peau de marbre, au regard de velours et à la longue crinière écarlate ; à droite, un homme à la chevelure d'azur et aux yeux énigmatiques.
Octale Zdalavitch, Général de Brocélie, et Célestin Orsa, Prince d'Orcalie.
Des soldats reconnurent Zagnar et se mirent au garde-à-vous ; un soulagement parcourut la salle. Pour la première fois, sans doute, le Général comprit, ressentit véritablement l'importance de son rôle. Ultimement, il restait seul habilité aux décisions qui engageraient l'avenir du pays. Rien de décisif ne pourrait s'établir sans son accord, mais l'entière responsabilité lui revenait.
Et, dans son dos, Karkòv se faisait juge de la moindre action.
« Eh bien, voici enfin votre Général », persifla Octale.
S'il le faut, n'hésitez pas à frapper le premier.
Zagnar croisa les bras. Une autre communication radio le reliait au vaisseau mère kalendorien.
« Capitaine, assena-t-il, ici le Général. Je vous ordonne de pointer toutes vos armes sur le vaisseau brocélien. »
Les yeux d'Octale se plissèrent, presque réduits à deux fentes de menaces.
« Je peux savoir à quoi tu joues ? » siffla-t-elle.
Zagnar s'efforça à l'impassibilité.
« Si votre vaisseau mère ne s'écarte pas hors de portée de tir, nous ferons feu, menaça-t-il. Vous perdrez votre appareil et ses troupes.
— Je vous garantis que vous perdrez le vôtre, aussi.
— Alors nous perdrons nos deux vaisseaux, c'est ce que vous voulez ? »
D'un rapide coup d'œil, Zagnar inspecta le Prince Bleu. L'homme, sans la moindre émotion, époussetait sa tunique d'azur aux dentelles d'or. Il n'affichait pas un rôle d'allié ni d'ennemi, plutôt d'observateur. Mais, en politique, les apparences se révélaient souvent trompeuses, et les situations se retournaient à la moindre occasion.
« Et, toi, qu'est-ce que tu veux ? » renchérit Octale.
Le jeune homme ferma les poings. Elle ne prenait pas même la peine du vouvoiement, son regard le toisait avec morgue et condescendance. Si elle voulait la guerre ; elle l'aurait.
« Plutôt que ces algarades, tempéra le Prince, je vous saurais gré de convenir d'un consensus au sujet des captifs extraorialiens, toujours en orbite. »
Zagnar tourna la tête. Ses deux interlocuteurs s'exprimaient dans sa langue, mais seul un léger accent teintait les paroles ampoulées de l'Orcalien.
« Seul le Général Chef est habilité aux affaires extérieures à Oriale, renchérit Octale. Avec la mort de Sméarn, les Kalendoriens n'ont aucune légitimité à retenir ces hommes davantage. »
La mâchoire de Zagnar se crispa.
« Ces hommes sont des prisonniers de guerre. Ils ont attaqué Oriale ; je ne fais que suivre les volontés du Général Chef.
— Feu Général Chef, corrigea Octale.
— En l'absence de dirigeant lunaire défini, prendre de telles décisions m'apparaît hasardeux », soupesa le Prince.
Zagnar rongeait son frein. Tout deviendrait tellement plus simple s'ils acceptaient son règne. Mais les yeux d'Octale brûlaient déjà du même rêve de puissance. Elle aussi testait sa détermination, évaluait son inévitable adversaire.
« Mon vaisseau mère est un territoire kalendorien, martela Zagnar, et, en tant que tel, s'appliquent uniquement les lois kalendoriennes, les décisions du Général de Kalendor. Seul le Général Chef pourrait outrepasser ces directives, mais vous ne l'êtes ni l'un ni l'autre.
— À ce sujet, justement, insista le Prince, si nous pouvions nous enquérir de vos intentions...
— Je serai Général Chef », trancha Zagnar.
Octale éclata d'un rire clair ; sa crinière de feu cascada le long de son cou de nacre. Zagnar serra ses phalanges jusqu'à faire blanchir les jointures. Tôt ou tard, elle lui paierait ces affronts, il lui ferait ravaler sa morgue, elle ramperait à ses pieds comme tous les autres.
« Tu n'es encore qu'un enfant, déclara la femme, un enfant, qui rêve d'une grandeur déjà révolue. »
Les poings crispés, Zagnar préféra l'ignorer pour se tourner vers le Prince.
« Et vous, tenta le jeune homme, avez-vous déjà décidé quel Général soutenir ? »
Le regard bleu étonné doucha les espoirs naissants du Kalendorien.
« Oh, il est encore bien trop tôt pour de telles décisions », balaya l'Orcalien d'un geste.
Le prenait-il seulement au sérieux ? Quelles pensées dissimulait son masque d'affabilité ?
« Une dernière chose, reprit le Prince, nos trois vaisseaux mères représentent un atout majeur pour Oriale et leur perte s'avérerait fort dommageable pour notre lune. »
Zagnar croisa les bras.
« Qu'est-ce que vous proposez ?
— Un pacte de non-agression entre nos vaisseaux mères, de même que leur non-utilisation à des fins militaires sur le territoire d'Oriale. »
Un marché d'autant plus honnête qu'il soustrairait le vaisseau de Zagnar à la menace d'Octale. Kalendor conserverait, en pratique, totale autorité sur le sort des prisonniers zyssiens.
« Très bien, accepta Zagnar, vous avez mon accord. »
Les regards se tournèrent vers Octale. La Brocélienne arborait un sourire en coin, à peine perceptible. Un instant, Zagnar se demanda jusqu'à quel point ce dénouement la satisfaisait, si toutes ses menaces n'avaient pour autre but que de le pousser à accepter. Elle se visualisait déjà à la tête d'Oriale, à la tête de toutes ses forces armées.
« Très bien, déclara-t-elle, j'accepte aussi. »
Ses lèvres carmin se redressèrent sur des rangées de nacre. Dans son regard luisait l'appétit d'un prédateur.
« Le dénouement restera le même, de toute façon. »
Malgré lui, Zagnar ne put réprimer un frisson.
Kystan, capitale de la Brocélie
L'image de Zagnar s'effaça pour ne plus laisser qu'un noir uniforme ; Octale se leva.
Le Kalendorien n'était rien de plus qu'un enfant, un héritier interchangeable. Elle ne s'agenouillerait pas. Pas une nouvelle fois. Dix ans plus tôt, les aspirations brocéliennes avaient pris fin avec la mort de ses deux parents au siège d'Epithaï. À seize ans, elle s'était imposée à la tête d'une nation divisée, rendue exsangue par la guerre, aux alliés en déroute.
Sméarn Pteï ne lui avait pas laissé le choix ; la guerre était déjà perdue.
Mais, aujourd'hui, une occasion inespérée s'offrait à elle.
« Esmène, nous partons pour le nord ce soir. Fais préparer la garde rouge, ordonna-t-elle.
— À tes ordres, Octale. »
Les pas du Général résonnèrent sur le dallage de marbre. Octale attrapa un casque écarlate surmonté par trois pointes acérées.
« Où en sont nos divisions blindées ?
— La moitié arrive déjà à la frontière, l'autre sera prête dans les temps.
— Parfait. Nous ne leur laisserons pas le temps de se préparer. »
Un sourire carnassier éclaira son visage de nacre. Elle portait déjà sa tenue de combat. Des rangées d'écailles rouges recouvraient son torse, ses jambes et ses bras, tandis que des plaques supplémentaires renforçaient ses articulations. Elle vérifia le lance-missile intégré à son poignet gauche, de même que les propulseurs dans son dos. Enfin, elle fit coulisser une dernière fois l'épée dans son fourreau. L'acier chuinta, impatient, avide de sang.
Elle redressa la tête. Derrière les vitraux colorés, des myriades de flèches pourpres traversaient le ciel, en formations triangulaires. Le chant guerrier des moteurs annonçait l'inévitable conflit.
Toute sa vie, elle s'était préparée à cet instant, à cette inévitable éventualité. La mort de Sméarn Pteï, la chute de Kalendor. L'adrénaline pulsait dans ses veines ; désormais à portée de main, le titre de Chef l'appelait.
Elle était prête.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top