VIII-1 : Premier sang

À l'évocation des forces armées d'Oriale, l'on songe en premier à leurs fusils, leurs chars, canons, avions, et, plus récemment, leurs vaisseaux mères.

Et, pourtant, ce serait oublier un atout considérable, à savoir les Amplificateurs d'Ondes Mentales, ou A.O.M., comme les appellent les Orialiens. Ces artefacts, hérités d'une technologie oubliée, avant la Grande Guerre de Zyx, permettent au porteur d'user d'une forme limitée de télékinésie à courte portée. Leur principale utilisation consiste à arrêter des balles et projectiles de petite taille, mais il a été avéré qu'ils permettaient aussi une protection contre certains sorts magiques shawniens. Enfin, quelques tentatives de télépathie ont aussi été reportées, mais nécessiteraient, ici encore, des conditions particulières, telles qu'un contact physique avec la cible, ainsi qu'un temps et une énergie considérables.

L'utilisation de ces appareils très convoités reste limitée aux gardes d'élite, ainsi, bien sûr qu'aux Généraux. Leur taille réduite, semblable à un diadème, permet de s'insérer à l'intérieur d'un casque ; le contact avec le crâne humain apparaît, d'ailleurs, une nécessité pour leur fonctionnement. À noter aussi qu'un usage prolongé entraîne, apparemment, d'importantes migraines, aussi sont-ils seulement réservés aux cas de nécessité.

Leur fonctionnement reste encore, à ce jour, un mystère, et, en l'absence d'exemplaire disponible pour étude, nos scientifiques ne peuvent toujours que formuler des hypothèses.

Hupias Ecterian, Mœurs et coutumes d'Oriale


Epithaï, trois jours après la mort du Général Chef

D'un geste nerveux, Zagnar réajusta son costume noir. De part et d'autre s'alignaient des rangées de soldats en uniformes figés dans une unique posture de garde-à-vous. Quelques canons complétaient la démonstration immobile, de même qu'une poignée de barzacs, hauts de leurs quatre mètres de métal. Enfin, au sommet des murs noirs s'agitaient, à l'unisson, drapeaux blancs et noirs, symboles du Wienskor et de Kalendor.

« Ça va bien se passer », murmura Arcale.

Juste derrière lui, sa sœur se voulait rassurante, mais ses yeux gris trahissaient une certaine appréhension. Elle avait opté pour une tenue bleu marine, presque militaire, à peine agrémentée de quelques pierres discrètes. À l'inverse, leur cadette, Astiana, arborait une longue robe blanche de dentelles. Des bracelets complétaient l'ensemble, comme pour faire écho aux boucles blondes de sa longue chevelure.

Zagnar répondit par un sourire forcé. La délégation wienskroise arrivait aux marches, des hommes épais, engoncés dans d'impressionnantes armures blanches complètes. Pas un seul visage n'apparaissait, hormis Rhampsodis. En tête, l'homme, ou plutôt le colosse, fier de ses deux mètres de muscles, arborait un costume de cérémonie immaculé. L'œil goguenard, un sourire édenté, mais carnassier, des tatouages nacrés prospéraient jusque sur son crâne rasé.

Ne lui faites montre d'aucune faiblesse et il vous acceptera.

Zagnar releva le menton. Il était Général de Kalendor et ne laisserait transparaître aucune hésitation, aucune appréhension. Rhampsodis avait, autrefois, prêté allégeance à son père, et joué un rôle déterminant dans la précédente guerre d'Oriale. Restait à le convaincre de recommencer.

Une main posée sur le pommeau d'ivoire de son épée, le jeune homme redressa un bras pour porter le poing contre le cœur.

« Général du Wienskor, Rhampsodis Ragl et, avant tout, très cher ami, je vous souhaite la bienvenue à Epithaï. »

Le colosse grimpa les dernières marches pour s'arrêter face à lui.

« Tout l'honneur est pour moi », répondit une voix caverneuse.

Un battoir calleux se referma pour broyer la main du Général de Kalendor. Zagnar se força à l'impassibilité. Des alliances, des victoires comme des défaites pouvaient se jouer sur le moindre détail.

« Mes hommes ont organisé une collation, proposa le jeune homme. Ce sera pour nous l'occasion de discuter.

— Avec joie. »

Le Kalendorien récupéra ses phalanges meurtries, puis guida son hôte dans le palais. Si, dans l'ensemble, les murs sombres conservaient leur austérité, quelques décorations blanches venaient flatter le Général wienskrois.

Rhampsodis ralentit devant une rangée de portraits, à la gloire des Généraux de Kalendor. Désormais, en dernière position, succédait Zagnar en costume noir, le regard pensif, une main sur l'épée.

« La mort de Sméarn Pteï représente une grande perte, pour nous tous. »

Les yeux du colosse se fixèrent sur l'avant-dernier portrait. Zagnar le laissa poursuivre.

« Je me rappelle encore la bataille d'Epithaï comme si c'était hier. Nous nous sommes battus à un contre deux, mais avons écrasé l'alliance des trois Généraux. Après cela, plus rien n'a pu s'opposer à l'ascension de Sméarn Pteï. »

Un voile de nostalgie obscurcit le regard du colosse. Pas une seule fois, Sméarn n'avait hésité ni même flanché, il régnait sur le champ de bataille en maître absolu, imprimait le destin de son sceau. Et, à ses côtés, une ombre taciturne exécutait ses ordres, serviteur de la mort, le visage marqué d'une éternelle cicatrice. Son célèbre Commandant.

« Je ferai en sorte de perpétrer ses accomplissements, déclara Zagnar. À mon tour, je deviendrai Général Chef d'Oriale. »

Rhampsodis quitta sa rêverie pour dévisager le jeune homme.

« J'ai toujours cru en la victoire de Sméarn, je pouvais la lire dans son regard. »

Le colosse plissa les yeux. Mal à l'aise, Zagnar soutint son inquisition.

« Vous avez son ambition, c'est déjà un début. »

Des effluves d'alcool et de viande grillée détournèrent l'attention de Rhampsodis. Le Général avança d'un pas nonchalant jusqu'à une porte de chêne, encadrée de serviteurs et soldats.

Le cœur battant, Zagnar resta immobile quelques instants. Malgré l'atmosphère cordiale et policée, le jeune homme livrait son premier combat.

« Tu t'en sors bien », commenta Arcale.

Restées en silence dans l'ombre, ses sœurs lui offraient pourtant un soutien discret et une confiance absolue.

« J'aimerais en être certain, répondit Zagnar.

— Tu es l'héritier de notre père, je sais que tu en es capable. »

Le jeune homme prit une profonde inspiration, puis rejoignit Rhampsodis d'un pas décidé. Accompagné de ses gardes, l'homme s'impatientait face à la grande table garnie.

« Je vous en prie, cher ami, prenez place », invita Zagnar.

Les portes se refermèrent ; seuls des soldats restaient, aucun dignitaire, pas même ses sœurs. Zagnar lutterait seul. Face à face.

Insouciant, Rhampsodis s'attabla, avant de prendre d'assaut les victuailles. Jambon, poulet, tranches de rôti finirent dépecés, noyés sous des rasades d'alcool.

« Vos bières kalendoriennes sont toujours aussi fameuses, s'enthousiasma le Général. Il n'y a bien que le Wienskor qui puisse rivaliser.

— Nous faisons de notre mieux », commenta Zagnar.

Le jeune homme triturait les grains d'un raisin, sans savoir comment amener l'objet de ses attentes. Face à lui, le colosse se resservit un nouveau verre qu'il avala d'un coup.

« Aussi mesuré que votre père, hein ? remarqua Rhampsodis. N'exagérez pas, non plus, ou vous finirez par ressembler à votre Commandant. »

Il prit d'assaut une cuisse que ses dents anéantirent en l'espace de quelques bouchées.

« Je sais qu'il fait bien son travail, mais... quand même, il faut aussi profiter des plaisirs de la vie. Les femmes, l'alcool, la bonne chère. À quoi servirait le pouvoir, sinon ? »

Le jeune homme croisa les mains. Des renforts sucrés arrivaient ; les desserts remplacèrent la charcuterie en déroute. Les yeux du colosse pétillèrent d'enthousiasme ; Zagnar avait évalué les points faibles, planifié le terrain. Une liqueur s'ajouta en soutien.

« Je sais ce que vous voulez », déclara Rhampsodis.

Le cœur de Zagnar s'accéléra d'un bond. Le jeune homme s'évertua cependant à conserver un détachement d'apparence.

D'une gorgée, le Wienskrois engloutit sa liqueur.

« Pour devenir Chef, tous les autres Généraux doivent vous prêter allégeance, comme ils l'ont fait pour votre père. Et vous espérez pouvoir commencer avec moi. »

Une suite de tautologies. Les mains de Zagnar se crispèrent.

« Contrairement à vous, poursuivit Rhampsodis, je n'ai pas simplement hérité de mon titre de Général. Un jour, mon père vieillissant nous a réunis, moi et mes frères, et nous nous sommes battus. »

Il se resservit un verre, le regard lointain.

« J'ai tué mes deux aînés à mains nues. Seul mon cadet a refusé le combat, abandonnant le trône, par la même occasion. Un pleutre. »

La liqueur disparut de nouveau, sans pour autant affecter la résilience du Général.

« Ce jour a marqué mon premier sang, c'est là que je suis devenu un homme. »

Ses yeux sombres se redressèrent ; un frisson désagréable parcourut l'échine de Zagnar.

« Vous, vous ne vous êtes pas encore battu, vous n'avez pas eu l'occasion de tuer. Enfin, en même temps, vous n'alliez pas non plus disputer le trône à vos sœurs, quand même, hein ?

— Je me battrai, s'il le faut, jusqu'à ce tous les autres Généraux me reconnaissent Chef. Je suis déterminé. »

Le colosse croisa ses bras épais, hocha la tête.

« Sméarn Pteï avait foi en vous, apparemment, et j'avais foi en Sméarn. Aussi, j'ai une proposition, qui a l'avantage de faire coup double, d'ailleurs. »

Il claqua des doigts. Derrière lui, un garde blanc s'avança d'un pas.

« Je vous présente Kirkòv. Il est actuellement... en probation, et ne fait pas encore officiellement partie de ma garde personnelle. »

Circonspect, Zagnar dévisagea le subordonné. De taille imposante, à l'instar de son Général, l'homme, engoncé dans son armure d'albâtre, ne manifestait aucune réaction. Seule la lueur noire de ses yeux transperçait la visière de son casque.

« Voici ce que je propose, poursuivit Rhampsodis. Pendant trois jours, Kirkòv va vous accompagner en permanence, évaluer la moindre de vos actions. Ce sera formateur pour lui et, suite à son rapport, je vous rendrai ma décision. Qu'en dites-vous ?

— Pourquoi choisir un novice pour une telle tâche ? »

L'avenir de deux nations se jouait ici, peut-être celui d'Oriale. En réponse, le visage du colosse s'éclaira d'un sourire goguenard.

« J'ai déjà peu de doutes sur le dénouement. Cette épreuve n'a pas tant pour but de me rassurer que de vous offrir, disons, un petit défi amical. »

Il attrapa une pâtisserie qu'il engloutit d'une bouchée.

« Alors ? Nous avons un accord ? »

Au vu des enjeux, l'épreuve en question apparaissait bien dérisoire et Zagnar aurait sans doute eu mauvaise grâce à refuser. D'un autre côté, accepter signifiait aussi la présence inquisitrice de Rhampsodis ces trois jours durant. La moindre de ses décisions serait analysée, jugée, passée au crible. Il devrait éviter le moindre faux pas, rien qui ne puisse contrarier le Wienskrois, et assurer, en toutes circonstances, la plus grande fermeté. Mais avait-il vraiment le choix ?

« Très bien, nous avons un accord », conclut-il.

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