VII-3 : Le spectre de la guerre
Cité Céleste, trois mois avant la mort du Général Chef
Les prétendantes se tenaient toutes dans une splendide salle, inondée par une intense lumière bleue. Des arcades sculptées les entouraient, soutenues par d'innombrables colonnades de cristal. Sur le plafond, sur les murs, s'étalaient des fresques démesurées, qui retraçaient la glorieuse histoire de leur peuple.
Depuis l'estrade colossale de marbre blanc ouvragé, la Reine en personne les surplombait, pour leur réciter un interminable discours. Plusieurs Guides Éclairées l'encadraient, dans leurs uniformes officiels splendides, brodés d'or et d'argent. Enfin, des Guerrières Immaculées veillaient de part et d'autre de la pièce, droites et imperturbables, dans leurs célèbres armures blanches éclatantes. Si leurs regards fixes donnaient une impression d'absence, aucun détail de la scène n'échappait à leur légendaire acuité.
Ce discours, la Reine le répétait à chaque cycle et Alyne n'écoutait que d'une oreille discrète. Elle connaissait déjà les grandes lignes, agrémentées de félicitations pour cette première sélection. Désormais, elles pourraient accéder aux épreuves du Matayella.
Il n'y aurait qu'une seule Élue. Une seule d'entre elles accéderait au titre de Voyageuse. Tout son esprit se fixait sur cet objectif, son rêve de toujours. Elle n'aurait droit qu'à un seul essai. Un seul.
Elle compta les prétendantes. Dix-huit, plus elle. Toutes lui étaient inconnues, exceptée une, Saëlle, qui écoutait la Reine avec l'attention la plus profonde. Alyne se résigna finalement à suivre son exemple.
Galaniel manifesta un recul de surprise. Non seulement les Voyageurs étaient connus dans d'autres mondes, mais ils se trouvaient même au centre d'institutions. La Reine continuait son discours, et ses paroles, jusqu'alors floues et indistinctes, s'étaient gravées en lettres de feu dans la mémoire d'Alyne.
« Celle d'entre vous que choisira le Matayella, l'Élue, sera ainsi amenée à rencontrer de nombreuses peuplades aux mœurs parfois aussi variées que discutables. Aucune ne peut se mesurer à notre civilisation, fleuron de la Lumière, mais n'oubliez pas que même le renfort de primitifs peut parfois s'avérer appréciable : aussi avancée que soit notre Cité, nous ne pouvons pas intervenir simultanément aux quatre coins de la Galaxie.
« Oui, le rôle des anges est aussi de guider les races inférieures sur le chemin de la Lumière. Pour autant, ne vous laissez pas abuser : dans notre lutte, les Forces Obscures se cachent aussi souvent dans le cœur de nos prétendus alliés. Arrogance, avidité, envie, animosité, concupiscence, immodération ou oisiveté, vous croiserez tous les pêchés, devrez déjouer mensonges et tricheries, aussi n'accordez jamais nulle confiance, nul crédit à leurs affirmations. Il sont comme des enfants, parfois tapageurs, incapables de penser par eux-mêmes, manipulables à souhait, qui ne comprennent pas même la nécessité de notre éducation. Si ce n'étaient la main invisible de la Déesse, la patiente bienveillance des anges ou l'expression de notre foi, combien auraient déjà succombé aux Ténèbres ? Combien auraient déjà appelé de leurs vœux les fausses promesses de Moloch, entraînés par le vice de leurs passions ? Quelle que soit la situation, n'oubliez jamais le fossé qui nous sépare, n'oubliez jamais le rôle que portent les anges. L'une d'entre vous portera la Lumière, puisse-t-elle essaimer nos valeurs, puisse-t-elle honorer la Déesse ! »
Alors que les prétendantes se dispersaient, Alyne tourna de nouveau la tête vers son amie Saëlle.
Et sursauta.
Galaniel lui faisait face, les yeux noirs et réprobateurs.
« C'est cela, les défenseurs de la Lumière ? Comment pouvez-vous à ce point mépriser toutes les autres civilisations ? » cracha-t-il.
Les prétendantes s'effacèrent, seule demeura la Reine, réduite à l'état de spectre. Les murs se colorèrent de noir, les vitraux se teintèrent de sang. Horrifiée, Alyne recula. Il n'aurait jamais dû rentrer dans son esprit, il n'aurait jamais dû arriver ici, il n'aurait jamais dû s'incruster dans ses propres souvenirs !
Une odeur de cendre lui souleva les narines. Les colonnades sculptées retournèrent à la poussière, dehors retentirent des canons.
« Tu parles comme si tu savais tout de l'Ordre, de la vie, poursuivit Galaniel. Mais tu es restée enfermée toute ta vie dans le même endroit, nourrie par les mêmes contes malsains, à ressasser les mêmes rêves de gloriole. Qui, de nous deux, est l'enfant ? »
Des étincelles bleues crépitèrent sur les doigts d'Alyne.
« La Grande Déesse et ses idéaux t'indiffèrent, rétorqua-t-elle. Tu ne veux rejoindre ses rangs que pour le pouvoir qu'elle peut te procurer. »
Galaniel croisa les bras.
« Oui, je cherche du pouvoir. Mais cette soif n'est pas que mienne ; tes propres désirs sont aussi forts que les miens. »
Alyne avança jusqu'à lui d'un pas décidé. Des flammes bleutées recouvraient désormais ses avant-bras blancs. Derrière, dans les ténèbres, résonnaient encore les échos inintelligibles de la Reine, réduite à l'état de marionnette sépulcrale.
« J'ai dédié ma vie à la Grande Déesse, à l'accomplissement de Sa volonté. Ce pouvoir n'est pas le mien et ne sera jamais le mien, il n'est rien qu'un don prodigué à la servante que je suis. Mais toi, pour qui te prends-tu ? »
Son pied s'enfonça dans de la boue. Tout autour d'elle s'amoncelaient les cadavres, le hurlement d'un obus souleva la terre.
L'enfer.
Face à elle, l'apparition de Galaniel s'étendait en volutes de fumée anarchiques.
« Je me fiche bien de ce que tu penses de moi, rétorqua le Shawnien. Je deviendrai Voyageur, que cela te plaise ou non. »
Cette fois-ci, Alyne effleura son angoisse. Elle se tenait en équilibre au-dessus d'un gouffre aussi noir que la nuit, terrier de ses peurs dévorantes.
D'autres arrivent. Les Itinérants... les Ténèbres... leurs vaisseaux veulent Zyx.
Les dernières paroles de son père émergeaient des abysses, imprimaient leur funeste présage en lettres de feu. Rien n'était terminé. Le Général Chef n'était que l'avant-garde, mais, là, dans le vide de l'espace, avançait, en silence, une flotte inconnue, les Ténèbres égrenaient leur compte à rebours funeste.
Dans l'obscurité se dessinaient des ombres floues, mais inquiétantes, porteuses d'une terreur sans nom. L'opération d'Oriale, malgré la présence de trois Voyageurs, s'était terminée dans le sang et les larmes, et, pourtant, le pire restait à venir.
Des milliers d'hommes et de femmes étaient morts, leurs cadavres pourrissaient dans la boue d'une terre étrangère.
Et, pourtant, le pire restait à venir.
Il n'avait pas pu sauver Saxen, ses autres compagnons restaient livrés à eux-mêmes dans cette contrée hostile. Avaient-ils seulement survécu ? Qu'était-il advenu de Greta, d'Ignis ? Et Stakis, où était-il en ce moment ?
Et, pourtant, le pire restait à venir.
Son père était mort dans ses bras. Une étoile blanche s'était éteinte, engloutie par les Ténèbres.
Et, pourtant, le pire restait à venir.
Au cœur du désespoir, Galaniel avait récupéré sa Pierre, le dernier héritage de son père. Il prendrait sa relève, protégerait ce qu'il ne pouvait plus protéger. Même s'il devait le faire seul.
Main sur la bouche, Alyne se rendit compte qu'elle pleurait.
« Qu'est-ce que... »
Les larmes descendaient le long de ses joues, intarissables. Pourtant, cette émotion n'était pas la sienne.
« Ton père, comprit-elle, tu l'aimais vraiment. »
Elle parlait à l'éther, mais elle savait que Galaniel l'avait entendue. Autour d'eux, tout avait disparu ; seul restait le silence de la mort. Elle était seule. Seule.
Alyne reprit connaissance. Sa vue brouillée distingua à peine les silhouettes des villageois. Dans sa tête et ses tympans résonnaient encore les échos d'Oriale et elle n'entendit d'abord que des voix déformées, incompréhensibles.
Du sable crissait contre ses jambes, s'infiltrait dans sa tunique. Elle était tombée au sol, à l'instar de Galaniel.
Elle entrevit le jeune homme s'essuyer le visage, se relever, chanceler, porter une main à la tête. La masse sombre de Césape s'approcha de lui, qu'il arrêta d'une main.
« J'ai besoin d'être seul, pour l'instant », articula le Shawnien.
Il s'écarta d'une démarche hésitante, avant de disparaître entre les huttes. Alyne resta allongée dans le sable, le souffle court, les pensées en désordre. Cet humain n'avait rien d'ordinaire et, pourtant, dans son cœur noyé résonnait un appel à l'aide.
Le pas pesant du gigan se rapprocha d'elle, avant qu'il ne s'accroupisse à son niveau.
« Ahem, ça va ? tenta Césape. Vous avez l'air dans un sale état, tous les deux.
— Oui. Non. Je ne sais pas. »
Elle passa une main dans ses cheveux ébouriffés. La sueur se colla au sable. Dans sa poitrine tonnaient les battements erratiques de son cœur.
« Je suis rentrée dans sa tête, je n'aurais pas dû.
— Je suppose, oui », confirma Césape.
Ces visions d'horreur la poursuivaient encore, mais Galaniel, lui, vivait avec, devrait vivre avec. Elle cligna des yeux.
Il avait vu les Ténèbres.
Et elle, ne devrait-elle pas y faire face un jour ? N'était-ce pas le rôle d'un ange ? La Grande Déesse aurait-Elle décidé de la mettre à l'épreuve, dès maintenant ?
Elle se redressa, ignora la douleur qui secoua sa tête.
Toute sa vie, elle s'était préparée à rejoindre les anges de la Déesse. Elle ne faillirait pas. Et, pourtant, l'amertume de l'échec empoisonnait sa bouche.
Elle claudiqua plus qu'elle ne courut entre les huttes. Galaniel. Cet homme, non content de lui mettre les nerfs à vif, renfermait aussi une inquiétante noirceur. Mais elle ne pouvait pas pour autant l'ignorer, certainement pas après ce qu'elle avait vu.
Elle bifurqua, et se rendit compte que ni Césape ni les salvens ne l'avaient suivie. Elle était seule. Seule.
Elle secoua la tête, chassa ces pensées résiduelles, qui venaient interférer avec les siennes. Puis maugréa lorsque reprit la migraine.
Comme tous les anges son rôle serait d'apporter la Lumière, sauver les peuples des Ténèbres. Elle n'était pas venue jusqu'ici pour se détourner de ses responsabilités dès la première difficulté. Elle ferma les yeux, parcourut l'éther. Ses pas la menèrent en bordure du village, pour retrouver Galaniel face aux eaux diaphanes d'une rivière. Entre les arbres fleuris chantaient des oiseaux exotiques, mais le jeune homme restait prostré, les genoux repliés contre son torse.
Enfin, il tourna la tête, puis détourna le regard en soupirant. Ses yeux étaient rougis, ses cheveux en désordre, et son visage faisait peine à voir. Elle-même devait certainement offrir le même spectacle.
« Qu'est-ce que tu es venue faire là ? grogna-t-il.
— Je... »
Elle ravala sa salive.
« Je suis désolée, pour ton père. Je ne savais pas. »
Galaniel bascula en arrière pour s'allonger dans l'herbe.
« Tu n'as rien à voir avec ça.
— Je voulais aussi te rappeler que tu n'es pas seul, dans ce combat. Si ta planète est menacée par les Ténèbres, les Voyageurs feront bloc. Si tu as besoin d'aide, nous serons là... je serai là.
— Tu n'as rien à voir avec ça, répéta le Shawnien.
— Ce n'est pas vrai. »
Elle exhiba sa Pierre d'Origine.
« Nous sommes dans le même bateau, maintenant, et on risque encore de faire du chemin ensemble. Alors, que cela te plaise ou non, je deviendrai une ange et j'accomplirai la volonté de la Grande Déesse. »
Il ricana. Malgré tout, Alyne se sentit libérée d'un poids oppressant.
« La guerre n'est pas un jeu, objecta le jeune homme. Il suffit d'échouer une seule fois pour que ce soit terminé, pour que tout soit terminé.
— C'est bien pour ça que je suis là. »
Elle s'assit près de lui.
« Et tu n'as pas peur ? demanda Galaniel.
— Maintenant... je ne sais pas. J'ai foi en la Grande Déesse, et je n'abandonnerai pas. »
Le jeune homme posa un bras contre le front.
« Je suis terrifié, avoua-t-il. Et je n'ai pas le droit d'abandonner. »
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