VII-1 : Le spectre de la guerre

Depuis la chute de Babel, Samuel se morfondait de sa gloire passée. Déchu de son titre de premier archange, le strygoï se retira dans l'ombre d'une planète reculée.

« Je n'ai jamais désiré qu'apporter la Lumière au Monde, prétendit-il, mais celui qui se dit notre créateur a trahi mes ambitions. »

Et, encore, le Serpent Primordial glissa jusqu'à lui.

« Ahura Mazda est un père jaloux de ses enfants. Si tu veux que ta Lumière éclaire ce Monde, il te faudra le lui prendre. »

Les pas de Samuel le menèrent jusqu'à une profonde crypte, dans laquelle sommeillait une bête millénaire, une créature des premiers temps, qu'il avait lui-même enfermée sur les ordres de son ancien maître.

Le Dragon.

Haut comme une montagne, la peau blanche aussi dure, aussi épaisse que le roc, ses naseaux crachaient la lave d'un volcan. Ses griffes, aussi hautes qu'un homme, tranchaient le métal, et sa gueule ouvrait un gouffre abyssal, capable d'engloutir une citadelle.

« Ce Monde te revient de droit, susurra le Serpent. Tu es le plus méritant des anges, le seul être capable de suppléer au Soleil.

Je suis le plus méritant des anges. »

Alors Samuel libéra les chaînes du Dragon. Il perça la voûte de la geôle et, pour la première fois depuis un siècle, les rais du soleil rencontrèrent l'abomination.

Et la Bête infernale s'éveilla.

« Ô Dragon ! Toi, qui fut enfermé par la loi d'Ahura Mazda, te voici désormais libre ! Répands la mort et la destruction parmi ses adeptes, afin que cesse cette tyrannie ! Ensemble, nous régnerons sur ce Monde ! »

Alors le Dragon déploya des ailes aussi noires que la nuit et prit son envol.

Il arriva en Eden, où vivaient les elfines, une planète verdoyante, ponctuée de hameaux blancs. Les parterres de fleurs écoutaient le chant des harpes, l'or du blé bruissait près du rire de cascades et les enfants jouaient sous la protection de statues de marbre.

Sa présence massive occulta la lumière du soleil. Tous les animaux se turent, les musiques, les conversations s'éteignirent, même les éléments, l'eau et le vent interrompirent leur respiration.

Un silence immense tomba sur le monde.

Alors la Bête redressa sa gorge et abattit une lave ardente. Son souffle embrasa les forêts, incendia les villages et assécha les fleuves. Emportés par les flammes, les corps se dispersèrent en cendres.

Grand Livre de la Lumière, Le souffle du Dragon


Grand Arène d'Hyktacrite, deux années zyssiennes et demie avant la mort du Général Chef

L'épée émoussée effleura le casque de Galaniel ; le jeune homme feinta, riposta.

Plutôt petit, son adversaire compensait par une étonnante agilité. Il esquiva de justesse, mais Galaniel persévéra, sans lui laisser de répit.

Riposte, parade, contre-attaque. Ostensiblement, l'homme reculait, faiblissait.

Le Shawnien menaça un flanc à découvert, se détourna sur une jambe.

Choc.

L'acier rebondit contre la jambière ; l'adversaire perdit l'équilibre.

Maintenant, la fin.

Les deux armes de Galaniel fusèrent sur la tête pour s'arrêter au dernier instant. Un cor retentit.

« Fin du duel ! déclama l'arbitre. Galaniel Zawhyka Espan est vainqueur ! »

Le jeune homme rangea ses armes, et tendit une main à son adversaire pour l'aider à se relever.

« Bien joué, souffla-t-il.

— Vous vous êtes bien débrouillé aussi, le félicita Galaniel. C'était un match serré. »

Ils se serrèrent la main une dernière fois et saluèrent la foule, massée dans les gradins de pierre. Galaniel reconnut aussitôt son père, Zawhyk, sa mère, Ethmine, ainsi que son frère, Marzog, venus depuis Epadonas. Le maître d'armes du village, Rhétar, les accompagnait, et même l'austérité de son épaisse moustache ne parvenait à masquer son enthousiasme. S'il avait proposé d'inscrire Galaniel au tournoi des glaces de cette année, lui-même n'envisageait sans doute pas un tel succès. Enfin venaient d'autres habitants et amis : Aktalin, un jeune magicien qui avait, de son côté, échoué aux éliminatoires, mais aussi Jarélie, Lisdon, Saxen...

Le Shawnien retira son casque. Des flocons blancs tourbillonnaient, emportés par une brise glaciale.

Avec cette victoire, il se qualifiait pour les demi-finales.

Une nouvelle ovation l'acclama.

***

Ses nouveaux compagnons n'avaient, jusqu'ici, partagé que des lacunes béantes. Extirpés de coins reculés, ignorants de l'enseignement de la Lumière, pétris d'assurance et d'orgueil. Césape, malgré toutes ses paroles, n'opposait pas davantage que la maladresse du néophyte. Galaniel... venait sans doute de bénéficier de la chance du débutant.

Déséquilibrée un instant, Alyne échappa à la chute, contra une attaque décisive, se décala de quelques mètres. Emportée par son assurance, elle avait laissé échappé une ouverture. Elle plissa les yeux. Sur le qui-vive, Galaniel la guettait, à travers son casque à demi-arraché. Espérait-il l'emporter ? S'imaginait-il seulement rivaliser avec elle ? L'orgueil humain ne connaissait nulle limite. Toute sa vie, elle s'était préparée, entraînée, elle arraché sa sélection dans la concurrence d'une myriade de prétendantes ; elle ferait honneur aux anges de la Lumière !

Ses pieds ne soufflaient pas le moindre son, épousaient les grains de sable sans les déplacer. L'humain, au contraire, écrasait le sol de sa démarche balourde. Moins souple, plus empoté, pourquoi une telle méfiance retenait-elle donc son bras ?

Elle s'arrêta ; l'homme fit de même. Autour d'eux se regroupaient les salvens, comme intéressés par la tournure des événements. Elle laissa échapper un claquement de langue frustré.

« On ne va pas continuer ainsi indéfiniment », s'agaça-t-elle.

Sur le visage de l'homme ne transparaissait nulle intention, seulement les marques d'une concentration absolue. Qu'avait-il donc à faire durer l'attente ? La fin serait la même ?

Un fin sourire lui répondit.

« C'est toi qui vois. Je t'attends. »

Cet épouvantail, malgré tout son ridicule, drapé dans les sombre reliques d'une tenue en lambeaux, la narguait, de surcroît ! Alyne n'attendit pas davantage et, animée d'un sang bouillonnant, se précipita. Elle enchaîna des assauts fulgurants, sans parvenir à percer la défense. Le jeune homme répondait au coup par coup, guidé par des réflexes impossibles. Il n'était pourtant qu'un homme ! Parfois, la chance offrait ses faveurs au premier venu, mais avec une telle régularité ? Une telle précision ? Elle se reprit. Peut-être, peut-être s'avérait-il effectivement un peu plus dégourdi que la moyenne de ses congénères, mais cela ne suffirait pas, face à elle.

Elle accéléra. Enchaîna sur une botte imparable, le dernier enseignement d'une Guerrière Immaculée. L'humain ne lui tenait encore tête que par la force d'une étonnante volonté, arrachait ses contres, ses parades, à l'ultime fragment de seconde. Alyne tournoya, les bâtons virevoltèrent en tous sens. Elle évita une arme, dévia l'autre d'un revers, se rapprocha de l'humain, abattit ses armes.

Il était à bout, acculé contre une hutte, jamais il ne pourrait...

Un choc interrompit son élan. Alyne écarquilla les yeux. Une arme, revenue de nulle part, interrompait les siennes à quelques centimètres de la poitrine se Galaniel. Impossible.

« Dommage », sourit Galaniel.

Il repoussa les armes d'Alyne de la main droite, tandis que la gauche décrivait un arc de cercle dévastateur. L'elfine se pencha en arrière, accepta le déséquilibres ; ses mains rencontrèrent le sol, l'en soulevèrent dans une impeccable rotation.

Ses pieds rencontrèrent le sable, alors même que ses bras reprenaient une garde parfaite. Déjà Galaniel l'attaquait de nouveau. Elle dévia une attaque, pirouetta, riposta sans succès, puis se baissa pour laisser l'arme de Galaniel siffler au-dessus de ses cheveux. Elle contre-attaqua aussitôt sur les jambes.

Le jeune homme bondit au dernier moment dans sa direction. Elle s'écarta d'un mouvement fluide et lança l'une de ses armes alors qu'il se réceptionnait au sol. Galaniel la vit arriver droit vers sa tête, voulut l'arrêter, l'éviter, perdit l'équilibre, puis s'affala sur le sol sablonneux.

Il n'aurait pas le temps de se remettre d'aplomb. Alyne bondit à son tour dans sa direction, sans lui accorder le moindre répit. D'un coup de coude, elle lui fit lâcher son arme, abandonner toute défense. Il tenta de se relever, mais elle le plaqua au sol.

L'homme se débattait comme un beau diable, refusait d'admettre sa défaite. Ses yeux se noyaient sous un nuage de poussière. Incapable de se battre correctement, il transformait la noblesse de leur duel en brouillon rageur. Furieuse, Alyne ramena le bâton à sa gorge pour signifier la fin de l'affrontement.

Et fut stoppée net.

Contre toute vraisemblance, le dernier bâton de Galaniel venait de rencontrer le sien, malgré la vision opacifiée de l'humain.

Figée dans une demi-seconde de stupeur, elle n'entrevit que trop tard les jambes se détendre, la propulser en arrière.

Alyne se redressa, une main sur ses côtes douloureuses, épousseta de l'autre sa tunique poussiéreuse. Devait-elle vraiment tout donner pour remporter ce qui aurait dû n'être qu'une formalité. Son cœur accéléra, emporté dans une salve d'adrénaline. L'humain, déjà debout, frottait des yeux rougis. Il toussota, secoua son bras gauche, raffermit sa prise sur son dernier bâton. Les armures d'or se massaient désormais sur les côtés, même Césape, apparemment remis de son « échauffement » dardait ses yeux jaunes étonnés.

« On pourrait s'arrêter », proposa le Shawnien.

Son cœur rata un bond. Arrêter ? Maintenant ? Sans avoir rien accompli ? L'humain essayait-il seulement de lui arracher un match nul, de préserver un semblant d'honneur ? Elle répliqua vertement, sur un ton plus agressif qu'elle n'imaginait

« Pourquoi, tu es déjà fatigué ?

— Pas particulièrement, non, mais je...

— Alors on continue », trancha-t-elle.

Elle s'élança vers lui telle le souffle d'une tornade, se déroba au dernier instant, le contourna et abattit son arme de toutes ses forces.

S'ils voulaient du spectacle, ils l'auraient. Elle n'avait encore rien donné.

Déjà, Galaniel avait déjà pivoté, rapide comme l'éclair. Leurs bâtons s'entrechoquèrent, leurs regards se rencontrèrent. Un œil noir porteur d'une inflexible détermination, comme en miroir de son âme. Elle se dégagea, accéléra, s'acharna, frappa de toute sa force. Il suivait encore, bien qu'incertain. Mais, si ses traits restaient fermés, des pensées glissaient de son esprit, s'accrochaient à ses mouvements. Alyne se baissa en arrière, laissa le bâton siffler au-dessus de ses yeux, contre-attaqua d'un coup de genou. Elle étendit ses propres pensées, dilua sa conscience dans l'éther.

Elle l'entendait, elle le voyait. Et, lui, se rendait-il seulement compte de sa présence ?

Un coup de pied fouetté repoussa l'humain. Elle poussa l'avantage, esquiva. Il se contentait d'agiter un bâton pour se battre, elle utilisait tout son corps, tout son esprit. Dans une rare lucidité, l'éther étendait ses voies diaphanes. L'homme ne connaissait que la force, ne remarquait pas même les portes laissées grandes ouvertes. Elle aurait pu le tuer d'une seule pensée, si elle l'avait seulement voulu.

Comme si l'Univers redevenait l'expression même d'une simple logique, elle se glissa dans sa garde, se rapprocha de lui jusqu'au contact et, d'une manœuvre habile, lui arracha enfin son arme.

Le souffle court, elle recula d'un pas, tendit le bâton dans sa direction. Elle l'emportait. Bien évidemment. Peut-être. Pourquoi un tel épuisement s'accrochait-il à ses membres ?

Elle esquissa un sourire, calma sa respiration. Le jeune homme restait immobile, un éclat étrange dans les yeux.

« Pas mal », concéda-t-elle finalement.

Elle laissa retomber son bras, sans chercher à masquer sa satisfaction.

« Je pense que nous pouvons nous arrêter, maintenant. »

Le pied de Galaniel souleva un bâton tombé tout près, puis le lança en l'air. Ses doigts se refermèrent sur le manche.

« Pourquoi ? Tu en as assez, maintenant ? »

Qu'espérait-il donc ? Une revanche ? Alyne fronça les yeux.

« J'admets que tu ne te débrouilles à peu près, pour un humain... »

Les yeux de Galaniel se plissèrent, ses doigts se crispèrent sur l'arme.

« Heureux de voir que nous n'en sommes pas restés qu'à "l'échauffement", persifla-t-il.

— Mais tu te reposes uniquement sur le physique. Tu ne sais pas manipuler l'éther,  même pour l'esprit, c'est le néant. »

Elle soupira face au regard perplexe de Galaniel, puis pointa un index blanc contre son crâne.

« Je m'en étais déjà rendue compte, dans l'Antichambre : tu laisses grandes ouvertes les portes de ton esprit. Tes pensées sont semblables à un enfant : faibles, désorganisées, inconsistantes. Dans un véritable combat, tu finirais à genoux en l'espace d'une seconde.

— J'attends de voir. »

Elle lui adressa un nouveau sourire, laissa tomber son bâton à terre, puis écarta les bras.

« Pas d'armes, aucun soutien ; mais je fais de toi ce que je veux. »

Elle regroupa ses pensées, puis chevaucha l'éther pour déferler en raz-de-marée. Galaniel porta les mains à genoux, tomba à genoux. Bien évidemment. Rien n'arrêtait l'armée elfinique, aucune muraille, aucune barrière, aucune protection. Une mer de souvenirs, un Empire à sa merci, incapable de se défendre, de repousser les ordres d'une nouvelle reine.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top