VI-1 : La Stèle Universelle

L'archange Samuel était reconnu de tous, sa force et sa bravoure ne connaissaient pas d'égal. Il présidait les anges et siégeait à la droite d'Ahura Mazda. Mais, à la faveur d'une nuit sans lune, le Serpent Primordial glissa jusqu'à lui.

« Ô Samuel, ton labeur force l'admiration. La place de premier archange ne saurait échoir à nul autre que toi car, de tous les anges, tu es assurément le plus méritant.

Sans Ahura Mazda, je ne serais qu'un simple strygoï. Sa Lumière élève nos âmes et nos cœurs. »

Les anneaux d'Ahriman projetèrent leur Ombre sur l'archange.

« Ahura Mazda ne fait que se reposer sur tes accomplissements et, pourtant, il bride ton véritable potentiel. Alors que tu pourrais devenir tellement plus ! Accomplir encore davantage !

Je siège déjà au sommet des anges. Que pourrais-je désirer de plus ?

Ô Samuel, tu portes déjà la Lumière d'Ahura Mazda, mais n'as-tu jamais rêvé d'apporter ta propre Lumière ?

Je connais le venin de ta langue, serpent. Une telle chose est impossible, nul ne peut devenir l'égal de notre Seigneur.

Oh non, ton maître veut seulement que tu la croies impossible, de sorte qu'aucun de ses enfants ne le remplace jamais. Mais le premier siège ne doit-il pas revenir au plus méritant ? Réunis les conscients et, ensemble, bâtissez la plus haute tour jamais construite, jusqu'à atteindre le ciel. Là, au sommet, je vous initierai aux cinq branches du Pentagramme. »

Alors, Samuel rassembla les conscients et, sous les directives du Serpent Primordial, ils érigèrent le plus haut monument que le Monde eût jamais porté. Les pierres s'empilèrent jusqu'à dépasser les nuages, jusqu'à attirer l'attention du Soleil.

« Que fais-tu, Samuel ? s'inquiéta Ahura Mazda. Qu'est-ce donc que ceci ?

Ô Ahura Mazda, répondit l'archange, je dédie ce mausolée à l'astre solaire, qui illumine nos vies. Lorsque se posera la dernière pierre, je deviendrai Ton égal. Tout comme Toi, j'apporterai la Lumière au Monde.

Il ne peut y avoir qu'un seul dieu solaire, s'irrita Ahura Mazda.

Alors, que règne seulement le plus méritant.

Assez ! Je ne tolérerai davantage pareille hubris ! »

Alors le feu céleste s'abattit sur la tour. Les pierres se consumèrent en poussière et Ahura Mazda dispersa les conscients de par le Monde. Puis, pour éviter qu'ils ne recommencent pareille entreprise, Il brouilla leur langage jusqu'à les rendre incapables de se comprendre les uns les autres. Ainsi naquirent les mille langues du Monde.

Mais, pour Ses anges, Ahura Mazda érigea une grande stèle d'or et fit graver à chacun sa nouvelle langue. Ainsi, chacun comprit les mots de l'autre et tous purent continuer de répandre Sa parole..

Grand Livre de la Lumière, La tour de Babel


Galaniel avait perdu toute notion du temps. Le jeune homme s'était occupé à compter les secondes au début, puis cette tâche rébarbative avait eu raison de sa patience. Rien ne permettait de mesurer les durées. Pas de soleil, de lune ou d'étoiles, mais toujours cette même lumière blanche, immuable et uniforme.

Le temps comme l'espace se déformaient ici. De toutes parts, un manteau de brouillard uniforme les entourait. Galaniel avait décidé de marcher dans une direction arbitraire, en ligne droite. Il avait cheminé d'un bon pas, durant une durée indéterminée, curieux de découvrir les aboutissants de cette nouvelle sorcellerie. Les limites de l'Antichambre paraissaient toujours aussi éloignées, aussi inaccessibles. Il avait couru, avec le même insuccès.

Puis le Shawnien s'était retourné, et, stupéfait, avait constaté que seuls quelques mètres l'éloignaient d'Alyne. L'elfine le fixait, un sourire malicieux sur le coin des lèvres, le sourire de ceux qui en savent plus long.

Il n'avait pas communiqué de nouveau avec elle. Il était revenu sur ses pas, puis s'était assis, résigné. Il ne pouvait qu'attendre, sans savoir ce qu'il adviendrait ensuite.

Une toile dorée traversa la brume, tirant aussitôt Galaniel de sa léthargie. Le Shawnien bondit en arrière, prêt à réagir, la main crispée sur sa dague. Alyne se releva en silence. Ses yeux calmes contemplaient le phénomène qui s'agrandissait, jusqu'à prendre la teinte d'une texture translucide lumineuse.

Quelques secondes s'écoulèrent. Enfin, une patte griffue émergea, suivie d'un épais corps de fourrure mordorée. Un grognement rauque accompagna l'arrivée du nouvel être. Des peaux calcinées le recouvraient, tandis qu'un casque cornu protégeait sa tête. Derrière lui disparaissait déjà le portail, pour se fondre dans les volutes blanches.

Prudents, Galaniel et Alyne restèrent à distance. Dressé de toute sa hauteur, le nouvel arrivant les surplombait tous deux de plusieurs têtes. Ses yeux jaunes les remarquèrent enfin. Il ouvrit une mâchoire aux crocs inquiétants, mais n'émit qu'une suite incompréhensible de sonorités dures et rugueuses. Face à leur perplexité, il grogna de nouveau, puis avança d'un pas lourd.

L'humain et l'elfine reculèrent d'instinct, toujours sur leurs gardes.

En réponse, la créature remua un bras, puis n'insista pas.

Tous trois se jaugèrent un instant, incapables de communiquer entre eux. L'apparence du nouvel arrivant n'évoquait rien de connu pour Galaniel, y compris dans des légendes de Shawn ou de Zyx. Il portait dans son dos une lourde hache, sans doute l'apanage d'un guerrier. À l'instar du Shawnien, ses vêtements étaient rapiécés et maculés de sang. Sans doute avait-il vécu périple semblable au sien avant de se retrouver ici.

Les yeux de Galaniel se portèrent sur sa patte droite, enferrée dans un gant de métal. De longs picots ensanglantés émergeaient à hauteur des premières phalanges. L'inconnu suivit son regard, et tira un chiffon d'une sacoche en bandoulière pour essuyer chaque pointe, l'une après l'autre.

Il continua jusqu'à ce qu'elles brillent à nouveau toutes de leur même éclat métallique et sinistre. Il rangea dans sa besace son chiffon désormais coloré d'incarnat, puis dégrafa son gant qui alla l'y rejoindre.

L'inconnu grogna de nouveau. Sans doute un signe d'impatience, ou bien une incitation à l'imiter. Galaniel et Alyne suivirent son exemple, et rangèrent à leur tour leurs armes.

Ils n'eurent pas le temps d'interagir davantage. Le brouillard se dissipa, et le sol prit la texture d'une terre meuble et compacte. Les rayons d'une nouvelle lumière, douce et dorée, chaude et réelle, les enveloppèrent.

Galaniel cligna les yeux. À ce lieu psychédélique et insensé succédait désormais un village. Des huttes de paille les entouraient, agencées en cercles concentriques. Une cinquantaine d'autochtones les fixaient, avec une attention qui le déstabilisa. De l'un à l'autre, leurs apparences pouvaient varier du tout au tout. L'un ressemblait à un nain, l'autre mesurait plus de trois mètres ; l'un avait quatre bras, un autre quatre jambes, et ressemblait à un centaure. Certains avaient des cornes, des écailles, ou même des ailes.

Malgré leurs différences morphologiques, tous étaient recouverts, dans leur intégralité, par la même armure dorée. Certains s'écartèrent, pour laisser le passage à une vieille femme aux longs cheveux grisâtres. Elle s'aida de sa canne pour avancer jusqu'au premier rang. Contrairement aux autres habitants, elle ne portait aucune armure, mais seulement des vêtements amples et usagés.

L'instant de surprise passée, Galaniel resta sur le qui-vive, redoutant une nouvelle épreuve. Il jeta un coup d'œil à ses deux compagnons. Alyne n'avait pas bougé d'un pouce. Néanmoins, son visage laissait transparaître une certaine nervosité. Les deux pattes de l'inconnu s'étaient quant à elles refermées sur sa lourde hache. Il serait prêt à s'en servir si nécessaire.

La femme s'arrêta. Sur son visage raviné par le temps, ses yeux blancs restaient fixes, tournés vers le vide.

Elle leva sa canne vers le ciel blanc, vers l'astre d'or gigantesque à la clarté éblouissante. Le pommeau, jusqu'alors dissimulé par sa main, étincela avec force.

Puis elle la planta d'un geste vigoureux dans le sol.

La canne s'embrasa. Deux traînées pourpres en jaillirent et formèrent un cercle de flammes qui entoura les trois arrivants pris au dépourvu.

Le sol trembla. Tout près d'eux, au centre exact du cercle de flammes, la terre se souleva. Ils reculèrent.

Dans un grondement assourdissant, un gigantesque monolithe émergea du sol. La poussière qui l'entourait ne fut pas longue à se dissiper, non sans avoir arraché quelques toussotements.

Le monument était colossal. Un impressionnant bloc de marbre blanc, gravé d'innombrables inscriptions en or que Galaniel ne parvenait pas à déchiffrer. Les lignes alternaient avec des écritures cunéiformes, des idéogrammes, des hiéroglyphes, ou toutes autres sortes d'alphabets. Les langues d'une multitude de civilisations semblaient cohabiter ici et s'étalaient jusqu'au sommet de la stèle, pour comptabiliser, au total, des centaines, peut-être des milliers de lignes.

Le monument étincela d'une lueur étrange. Un éclair atteignit de plein fouet Alyne et la fit tomber à genoux. Galaniel se précipita vers elle.

Elle restait toujours consciente, bien que le souffle court et irrégulier, et lui fit signe de s'arrêter. Elle se releva péniblement, puis épousseta sa tunique enduite de terre et de poussière.

Galaniel se retourna vers le monolithe, et le scruta avec anxiété. Des étincelles crépitantes le parsemaient ; parfois des arcs électriques se formaient avec le sol dans un craquement sonore impressionnant.

Un éclair l'atteignit à son tour. Le contact fut cependant indolore, à la grande surprise du jeune homme. En revanche, un flot de mots, de symboles inconnus, de sons inédits, déferla dans son esprit. Il tomba à genoux, suffocant, et tenta de rassembler ses pensées. De nouvelles manières de désigner le monde se faisaient jour ; de nouveaux vocabulaires résonnaient dans sa tête.

Peu à peu, il retrouva ses moyens, et parvint à assimiler l'héritage transmis par la stèle. Il se redressa, le cerveau encore brumeux, et remarqua le regard d'Alyne, un sourire malicieux au coin des lèvres.

« Drôle d'impression, n'est-ce pas ? » lui lança-t-elle.

Galaniel s'immobilisa. Elle avait beau lui avoir parlé dans sa propre langue natale, la signification des paroles s'était aussitôt imposée dans son esprit.

Il aurait sans doute même pu lui répondre dans cette même langue, mais préféra le faire en shawnien. Une langue qu'il était sûr de maîtriser, et qu'elle devait donc maintenant comprendre de même.

« Ce... c'est ceci qui me permet de vous comprendre, c'est ça ? demanda Galaniel, un doigt pointé sur le monolithe.

— Ceci, comme tu dis, est la Stèle Universelle. Un don de la Grande Déesse, afin de faciliter la tâche des anges. Cela permet de supprimer entre eux les barrières linguistiques, ainsi qu'avec les peuplades qu'ils représentent. »

Elle s'arrêta, avant de reprendre, une lueur énigmatique dans les yeux.

« Pour tout dire, avoua-t-elle, je suis plutôt surprise qu'un ange en devenir puisse présenter autant de lacunes. Est-ce que tu connais au moins le Grand Livre de la Lumière ?

— Il n'y a pas d'épreuves organisées sur ma planète, avoua Galaniel. L'Ordre des Voyageurs y est... particulièrement méconnu, à vrai dire.

— C'est possible, ça ? »

Face à la mine abasourdie d'Alyne, Galaniel préféra détourner le regard vers leur troisième compagnon. Sa griffe gravait des signes inconnus à la base du monolithe, comme dans de l'argile. Arrivé à l'extrémité de la ligne, il s'arrêta, recula, puis fixa son œuvre d'un regard vide. Les lettres s'embrasèrent d'une lumière chaude et dorée.

Galaniel sentit aussitôt les mots d'une nouvelle langue s'immiscer dans son esprit et y trouver signification avant de s'estomper.

Déjà, la Stèle s'enfonçait dans un nouveau nuage de poussière. À sa base s'étalait une nouvelle ligne de lettres d'or.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top