IX-3 : La Table de Vérité

L'image s'estompa. Les volutes de fumée se résorbèrent dans la Table redevenue calme.

La Prophétesse rendit à Césape sa Pierre d'Origine. Le gris terne initial avait laissé place à un vert émeraude éclatant.

« Césape Victorèle, le verdict est formel. »

Le gigan reprenait son souffle, ses yeux encore perdus revenaient à la réalité. Il récupéra la Pierre que tendait la main ridée, puis la fit disparaître dans sa besace.

« Tu es digne de rejoindre les anges », conclut la vieillarde.

Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette déclaration, puis les salvens scandèrent son nom avec enthousiasme.

« As-tu quelque chose d'autre à déclarer ? »

Césape se gratta la tête d'une patte.

« Ben, c'est chouette, articula-t-il. Je ne savais pas encore hier ce qu'étaient les Voyageurs, mais je suis content que ça vous fasse plaisir. »

De nouveaux applaudissements lui répondirent, encore plus forts que les premiers. Puis Césape salua les salvens, et rejoignit ses camarades.

Une fois le silence revenu, la Prophétesse reprit la parole.

« Et maintenant, lequel de vous deux désire passer en premier ? »

Galaniel consulta du regard Alyne, qui l'encouragea d'un signe de tête. Le jeune homme s'avança finalement d'un pas, et s'annonça d'une voix claire.

Il tendit sa Pierre d'Origine à la Prophétesse qui la posa sur la Table, pour réitérer son rituel.

Elle récita les mêmes incantations hermétiques. La Table s'illumina presque aussitôt d'une couleur écarlate, et la Pierre de Galaniel se souleva, cerclée de flammes. Des filaments d'une fumée rougeoyante s'échappèrent pour entourer le jeune homme. Ils coururent tout autour de lui, s'enroulèrent, se déroulèrent, glissèrent en silence, s'interpénétrèrent, se chevauchèrent. Ils le sondaient, comme l'on feuillette un livre ouvert, et lui procuraient un chatouillement à peine désagréable.

Pour devenir Voyageur, il fallait réunir les trois caractéristiques fondamentales : physique, intellectuelle, et magique.

Galaniel jouissait des deux premières depuis sa naissance, et sa Pierre d'Origine lui permettait d'acquérir la dernière.

Son esprit ne devait être contrôlé par aucun autre ; de même ne devait-il pas être une créature artificielle.

Ce n'était pas le cas.

Il ne devait pas avoir copié l'apparence et les capacités d'un autre, comme pouvaient le faire certaines créatures maudites.

Galaniel avait toujours été unique.

Une cité en ruine. Tours de métal brisées, ponts éventrés, véhicules jetés pêle-mêle dans des monceaux de décombres.

Silence de mort.

Son esprit tourne au coin d'une rue délabrée, puis s'arrête, frappé de stupeur.

Devant lui, les vestiges d'une tour à demi effondrée narguent encore le ciel. Malgré son délabrement, elle reste un monument impressionnant, interminable architecture de métal, fleuron d'une ville à sa mesure. Le cœur de Galaniel se fige. Il connaît cette tour, il connaît cette ville.

Un pont devrait la rejoindre, ici, mais il ne reste plus qu'un gouffre béant. Le jeune homme traverse le vide d'une traite pour s'arrêter face à l'entrée béante. Deux statues brisées gisent au sol. Un homme et une femme. Karl et Asmanthe.

Aucun doute n'est plus possible. Ses yeux contemplent le devenir de Barcad, capitale de Zyx.

Galaniel revint à la réalité, sa vision s'estompa dans un arrière-goût d'amertume et d'inquiétude. Quand, comment ? Les questions l'agitèrent, puis il se contraignit au calme. Il aurait tout le temps de tirer cela au clair, et, de toute façon, ne pouvait rien faire pour l'instant.

La Table achevait son examen. Seule restait une dernière vérification, un protocole récent, concernant une possibilité incertaine : s'assurer qu'il n'était pas la réincarnation d'un Voyageur déchu, ayant autrefois juré la chute de l'Ordre.

Il était né sur Shawn, la planète sur laquelle le renégat avait accompli son Rituel.

Il était né dans un village de la frontière septentrionale, non loin de la zone de décès présumée du renégat.

Le lieu de naissance concordait.

La Table s'enflamma de plus belle. Les filets de fumée se firent menaçants ; ils l'enserrèrent, le ligotèrent, le soulevèrent de terre. L'investigation se poursuivit.

Il avait l'âge qu'aurait pu avoir le renégat, si son Rituel avait effectivement fonctionné.

La date de naissance correspondait.

La Table bouillonnait. Les deux poings posés sur une extrémité, la Prophétesse s'agitait de spasmes violents. Galaniel fut ballotté en tous sens.

Il connaissait le Signe.

Des langues de feu traversèrent le ciel : un simple cercle, surplombé par une sorte de V. Les villageois furent frappés de stupeur ; Alyne elle-même laissa échapper une exclamation de surprise. Seul Césape eut la désagréable sensation d'être le seul à ne rien comprendre.

« Où as-tu rencontré le Signe ? » tonna la Prophétesse, la voix devenue forte et menaçante.

Galaniel écarquilla les yeux. Il ne se souvenait pas avoir rencontré tel symbole auparavant. La Table l'avait extirpé depuis les profondeurs de son inconscient, à demi effacé. L'avait-il seulement déjà vu ?

« Sais-tu ce qu'il signifie ? insista la Prophétesse.

— Je n'en ai aucune idée. »

Il avait beau fouiller ses souvenirs, aucun écho ne remontait à lui.

La Table s'infiltra en lui, pour décortiquer jusqu'à la moindre réminiscence. La tête lui tourna, de plus en plus douloureuse. Secoué en tous sens, à demi conscient, agité de soubresauts toujours plus violents, il entrevit des images défiler à toute vitesse. S'agissait-il du passé ou du futur, déjà ? Leur sens lui échappait.

La seule chose qu'il savait encore, c'était que l'examen se poursuivait, toujours plus rapide, toujours plus inquisiteur, et toujours plus désagréable.

Sur la Table, les flammes se dressèrent, comme pour embraser le ciel nocturne. Un cercle ardent se matérialisa, puis la fumée se rejoignit pour prendre la forme d'une silhouette. Un homme, vêtu d'un épais manteau violet, et recouvert d'une cape rouge sang.

Galaniel ne put retenir une expression de surprise face au visage qui se précisait. Des yeux sombres, une barbe de plusieurs jours, semaines, même, et des cheveux d'un noir de jais.

Son visage. Vieilli de quelques années peut-être. Son reflet, à travers le miroir du destin.

Les yeux de la Prophétesse se fixèrent sur l'apparition, malgré leur handicap apparent.

« Qui es-tu ? » rugit-elle.

Autour d'elle tournoyaient des volutes de fumée comme de lumière. Des ombres inquiétantes parcouraient sa face ridée.

L'homme ricana, puis posa ses yeux noirs impénétrables sur la Prophétesse. Sa voix résonna, ferme et assurée.

« Vous savez déjà qui je suis. Plus que sa potentialité, je suis son devenir, son devenir après le Mur.

— Ce n'est pas possible, tonna la Prophétesse. Nulle prédiction de la Table ne peut aller au-delà du Mur. »

Un sourire ambigu traversa le visage de l'homme.

« Ce sera néanmoins le cas, me concernant. Mais peut-être est-ce parce que je suis la clé du Mur, celui dont les choix décideront de l'avenir de la Galaxie toute entière. Je ne suis pas seulement son futur, je suis le futur de tous. »

Il éleva ses bras immatériels vers le ciel.

« Je suis celui qui fera basculer la destinée de cet Univers, le Grand Maître Galaniel Zawhyka Espan. »

La vision de Galaniel se brouilla. Incapable d'endurer plus longtemps l'effort que lui demandait la Table de Vérité, il perdit connaissance.

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