IX-2 : La Table de Vérité
Une dizaine de gigans accompagnait Césape, dans une vaste plaine aux herbes démesurées. Derrière eux, une fumée blanche s'élevait encore depuis la forêt proche, dernier témoin de l'incendie de la nuit. Leur village n'avait échappé que de peu à la destruction, à cause de la fureur d'une seule créature.
La créature qu'ils étaient partis chasser.
Des dinosaures paissaient autour d'eux. Certains étendaient leurs longs cous, d'autres exhibaient pointes ou écailles. Tous des herbivores, à l'instar de ces petits mammifères gris aux oreilles traînantes, qui bondissaient parfois à l'improviste en piaillant.
Néanmoins, mieux valait se hâter. Parfois, le grand prédateur noir descendait chasser quelque mastodonte, et alors retentissaient les fracas de l'apocalypse. Aussi les siens préféraient-ils, d'ordinaire, éviter la plaine et se cantonner à leur cocon sylvestre.
Césape scruta la montagne proche. Un mur de roche rompait la continuité plate et presque monotone. Une falaise abrupte, escarpée, au sommet de laquelle se terrait leur adversaire. Une falaise de laquelle aucun n'était encore revenu.
Césape connaissait le danger, et ne s'y serait certainement pas risqué en des circonstances ordinaires. Néanmoins, cette affaire devenait personnelle.
Il ne laisserait pas cette créature menacer son village une nouvelle fois.
Les gigans commencèrent leur escalade. Ils bondirent d'une prise à l'autre pour s'agripper à des fissures à peine perceptibles. Leurs lourdes haches, de même que leurs pavois, accrochés dans leurs dos, ne semblaient pas même les incommoder.
Césape s'immobilisa, en équilibre au-dessus du vide abyssal, et huma l'air. La bête était tout près, tapie dans sa tanière. Le vent risquerait néanmoins de les faire repérer. Par quelques gestes rapides, il enjoignit à ses compagnons de se décaler vers la gauche, puis de poursuivre leur progression en silence.
Son gant de fer recouvert de picots se posa sur une plateforme rocheuse. Il dressa la tête, oreilles aux aguets, et jeta un regard prudent.
Elle était là, terrée dans son antre ; la caverne béante résonnait de son souffle régulier.
Il monta sur la corniche et fit signe à ses compagnons de le rejoindre. Une fois réunis, ils avancèrent ensemble, le souffle court, le visage fermé.
Deux yeux verts brillèrent dans l'obscurité. Les gigans attrapèrent leurs haches d'une main, et de l'autre de grands pavois, censés les protéger des flammes. Les parois de pierre s'illuminèrent sous le souffle ardent, de même que des amoncellements d'objets brillants.
Depuis le plus haut sommet, le dragon déploya ses ailes écarlates. Les naseaux encore fumants, il étendit son cou et poussa un rugissement épouvantable.
« Ne vous laissez pas impressionner, commenta Césape. Plus il fait d'esbroufe, plus cela signifie que l'animal nous craint. »
Une nouvelle vague de feu s'abattit sur les chasseurs, qui se protégèrent derrière leurs boucliers. Quelques-uns, armés de longues lances en harpon, se positionnèrent à l'entrée, et déployèrent un filet de corde afin de couper toute retraite à leur proie.
Le dragon, furieux, dévala son trône doré. Les pépites, diamants et bijoux roulèrent en désordre, écrasés par les pattes épaisses.
Face à lui, les intrus continuaient de se rapprocher, groupés.
Son cou se détendit, fulgurant. La tête d'écailles heurta un gigan de plein fouet, et le projeta plusieurs mètres en arrière. Puis il se retourna, frappa de ses griffes d'autres adversaires, mordit, arracha des boucliers, et cracha de nouvelles flammes.
Dans un hurlement sauvage, la bête s'interrompit. Césape, sur le flanc gauche, ramena sa hache désormais ensanglantée. Malgré la puissance du coup, la blessure restait cependant à peine visible, amortie par de solides écailles.
Le dragon se tourna vers lui, toute son attention fixée sur l'inconscient. Cet inconscient qui avait osé le frapper lui, lui, le seigneur du ciel, lui, la terreur de toutes les créatures ! Césape recula. D'un coup d'œil, il remarqua les gigans encercler la bête par derrière. Elle ne semblait pas les avoir remarqués.
Ils tombèrent au sol sans raison, avant de porter le moindre coup. Les mains sur la tête, ils roulèrent entre les monceaux d'objets étincelants.
Décontenancé, Césape ne put éviter le coup de tête de la bête. Elle le percuta de plein fouet et le propulsa jusqu'à l'entrée de la caverne.
Seul le filet stoppa net son vol plané, et le sauva d'une chute mortelle depuis la falaise.
« Trop aimable, grommela le gigan, cette charmante créature nous prête ses ailes. »
Devant lui, cinq lances aiguisées se dressèrent, prêtes à stopper toute velléité de la bête. Encore que Césape se demandait jusqu'à quel point le chasseur ne devenait pas la proie.
Le dragon, loin de leur prêter la moindre attention, se retourna vers le fond de la caverne pour achever les survivants. Il prenait tout son temps, comme pour jouer avec les vies à sa merci.
Les côtes endolories, Césape se releva. La ligne de lances s'était brisée ; ses camarades portaient secours aux gigans harcelés par la bête sauvage.
« Attendez ! » s'écria-t-il.
Trop tard. Le dragon se précipita derirère un lancier, et arracha sa lance d'un coup de dents. Il projeta d'un coup de tête le gigan hébété, puis projeta l'arme sur un autre.
Les trois derniers se regroupèrent contre un mur, leurs cœurs battant la chamade. Ils tremblaient comme des feuilles.
« C'est pas vrai, maugréa Césape, on va tous y passer. »
Le regard étincela de la bête les fixa. Deux tombèrent au sol en gémissant, les pattes portées à leur tête. Le dernier, terrorisé, abandonna sa lance, et courut le plus vite possible vers l'entrée de la caverne. Le monstre, à sa poursuite, claqua ses longues dents.
Nouvelle vague de feu. Césape se plaqua au sol, sans savoir si son compagnon avait fait preuve des mêmes réflexes. Puis il se redressa, et empoigna la hache restée près de lui.
Juste à côté, le dragon réduisait désormais le filet en charpie avec rage, griffes et crocs.
Césape s'approcha en silence ; la bête se retourna. Le gigan joua son va-tout et la frappa du mieux qu'il pouvait. La hache percuta le cou ; quelques gouttes de sang s'écoulèrent entre les écailles démises.
La riposte fut immédiate. Un violent coup d'aile lui arracha son arme et le projeta à terre. La bête se précipita sur lui, folle de rage. Il roula au sol, adressa une prière silencieuse à toutes les divinités connues, puis évita plusieurs coups de dents mortels.
La bête se retourna soudainement, et se dressa face au chasseur qui s'apprêtait à la frapper par-derrière.
Césape n'eut que le temps de reconnaître le fuyard de l'instant précédent avant qu'un souffle ardent ne le balaie.
Profitant de l'opportunité, le gigan bondit sur la créature et s'agrippa aux écailles coupantes. Il grimpa jusqu'à la tête sauvage, qui s'agitait de plus belle.
Des griffes fusèrent vers lui, mais il se raccrocha de justesse au cou blessé.
Tu vas comprendre pourquoi on m'appelle "poing dévastateur".
Il frappa le cou du poing droit. Les pointes de son gantelet s'enfoncèrent dans l'ouverture déjà brillante d'incarnat.
La bête se cabra, hurla de nouveau. Un cri de rage, un cri de mort, bien plus puissant que les précédents. Césape continua de frapper, traça des rivières de sang. Un soubresaut désespéré le fit néanmoins lâcher prise.
Il se réceptionna au sol sans trop de mal, ramassa une hache abandonnée, et s'élança en hurlant. La tête de l'animal passa près de lui, sans l'atteindre ; de toutes ses forces, il abattit son arme.
Un craquement sourd résonna dans la grotte. Dans un ultime sursaut du monstre, Césape perdit l'équilibre et s'empêtra dans le filet saccagé.
La hache encore plantée dans le crâne, la bête fit un pas, hésitante. Des écailles scintillèrent. Quelques plaies se refermèrent. Elle tituba. Ses blessures étaient trop nombreuses, et surtout beaucoup trop profondes.
Elle se laissa tomber à terre. Son souffle se mua en râle. Ses yeux hésitèrent, s'opacifièrent, se fermèrent. Ses membres s'immobilisèrent dans un dernier sommeil.
Césape s'extirpa de la toile saccagée. Il boitilla. Une plaie inquiétante traversait sa jambe, et il ne la remarquait que maintenant. Mais peu importait. Au moins, il était toujours vivant et, face à lui, gisait la bête.
Son village était sauvé.
Il essuya son front imbibé de sueur, puis souffla de soulagement.
« Il y a encore quelqu'un de vivant ? »
Pas de réponse. Au furieux tumulte des combats succédait un silence de mort.
Césape grogna. Il ne pouvait pas être le seul, quand même.
Un toussotement résonna dans l'obscurité. Un gigan tituba jusqu'à lui.
« Tu ne pensais quand même pas t'attribuer le mérite de la victoire à toi tout seul ?
— Eh ! C'est moi qui ai tout fait !
— C'est vrai, ta réputation est plus que justifiée. Je crois qu'on va devoir t'appeler "Césape, le pourfendeur du dragon", maintenant.
— C'est pas mal du tout ; et ça sonne bien mieux que "Césape, la terreur des grenouilles". »
Un dernier compagnon les rejoignit, plutôt mal en point.
« Ce... c'est fini ? »
Son regard se porta sur la bête désormais immobile, les yeux fermés à jamais, le corps constellé de plaies mortelles. Puis il se rasséréna.
« Je ne sais pas pour vous, mais c'est bien la dernière fois que j'accepte un truc pareil. »
Mais Césape ne l'écoutait plus. Dissimulé dans les amas brillants, un objet insolite venait d'attirer son attention. Un objet grisâtre, de forme ovoïde, et sans valeur apparente.
Lentement, il tendit son bras pour le saisir...
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