III-3 : L'héritier

Lune d'Oriale, Epithaï, quinze ans plus tôt

La porte s'ouvrit sans prévenir. Le pas martial du garde noir résonna entre les boiseries de la pièce.

« Mon Général, voici le prisonnier, selon vos ordres. »

Assis face à son bureau, l'homme reposa sa plume. Ses yeux d'aigle se redressèrent et détaillèrent le captif silencieux. Les mains entravées, la tête penchée vers l'avant, l'homme restait aussi immobile que silencieux. De longs cheveux noirs redescendaient sur son visage, et masquaient à peine le trait d'incarnat encore brillant sur sa peau blafarde.

« Très bien, laissez-nous, ordonna le Général. »

Le garde noir marqua un instant d'hésitation.

« Je... vous êtes sûr ? Il a... il a essayé de vous tuer.

— Laissez-nous. »

Le garde obtempéra à contrecœur et referma la porte. Le Général plissa les yeux, croisa les mains.

« Vous savez, j'ai mené mon enquête, sur vous. »

L'homme ne répondit pas.

« Je connais peu de personnes suffisamment téméraires pour essayer de s'en prendre à moi, et encore moins capables ne serait-ce que de me blesser. »

Comme pour illustrer son propos, le Général agita la main gauche, recouverte d'épais bandages.

« Apparemment, vous avez acquis une certaine... réputation, dans les bas-fonds de cette ville. Beaucoup vous craignent, à juste titre. »

L'homme n'esquissa pas davantage de réactions ; son interlocuteur soupira.

« Votre commanditaire travaillait pour les Wienskrois. Leur Général pensait sans doute que ma mort lui permettrait d'annexer notre nation, ou du moins une partie de nos terres. Je me demande ce que vous en pensez.

— La politique ne m'intéresse pas. »

Le Général ricana.

« Vous devriez. Chacune de nos actions est politique, que vous le vouliez ou non ; chacun de nos actes est empreint de conséquences.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— J'ai eu vent de certains contrats, retrouvé certains commanditaires. Un assassin en fuite, cinquante mille ktobas ; le chef d'un gang, soixante-dix-mille ktobas ; un parrain de la mafia locale, cent mille ktobas ; et, enfin, moi, le Général, un million de ktobas. Et vous savez ce que j'ai remarqué ? »

L'homme redressa la tête. Ses yeux très clairs n'exprimaient pas d'émotion, seulement le reflet d'un vide absolu.

« À chacun de vos contrats réussis, on retrouve un don d'argent équivalent, quelques jours plus tard, de la part d'un généreux anonyme, à des œuvres de charité. Orphelinat, soupe populaire, j'ai bien sûr enquêté, mais, le plus intéressant, c'est qu'il n'y avait rien à trouver. Pas de blanchiment, pas de magouille, rien. »

L'homme ne répondit pas, mais, à la lueur furtive dans ses yeux, le Général comprit avoir capté son attention.

« Je connais peu de personnes à n'avoir aussi peu d'intérêt pour l'argent, et encore moins à côtoyer à ce point la mort sans jamais la rencontrer. S'agit-il d'un jeu, pour vous ? Ou pensiez-vous faire une différence en ces milieux troubles ?

— Je fais... »

L'homme hésita.

« Je fais ce pour quoi je suis fait. »

Le Général esquissa une moue dubitative.

« Ce ne sont jamais que nos actes qui nous définissent. »

L'homme se crispa, son regard se redressa. Un abîme insondable, empreint d'une douleur absolue et d'une infinie solitude. Le regard de ceux qui n'avaient rien à perdre.

« Vous êtes le premier à me survivre », répondit-il.

Sa voix ne reflétait pas de regret ni d'animosité, pas d'émotion, seulement une constatation.

« Qui êtes-vous ? poursuivit-il. Ou, plutôt, qu'êtes-vous ? Un sorcier, un démon, un ange des ténèbres ? »

Malgré lui, le Général sentit un frisson lui parcourir l'échine. L'homme avait fait l'expérience de son pouvoir lors de l'affrontement, avait contemplé le cœur des Ténèbres et, pourtant, il ne le craignait pas. Aucune peur ne perturbait son visage, même la mort le laissait indifférent.

De tous les hommes, celui-ci s'avérait peut-être le plus dangereux.

« Je suis un ange, répondit le Général, mais sans doute pas dans le sens que vous entendez. »

Des volutes sombres se matérialisèrent, puis s'agitèrent. Un trait noir fusa vers le prisonnier, brisa les chaînes, avant de retourner au néant.

L'homme marqua un instant d'étonnement, puis se massa les poignets.

« Je suis au service du Dieu Noir, poursuivit le Général, mais lui-même nous laisse une certaine liberté. À la toute fin, nos destinées restent nôtres. »

Il se détourna pour se rapprocher d'une fenêtre. En contrebas s'étendait un jardin fleuri.

« Mon prédécesseur était un tyran, je le conçois, reprit le Général. J'aurais aussi pu ne pas revenir ici, j'avais le choix, mais j'ai choisi de revenir pour faire changer les choses. Savez-vous pourquoi je me bats ? »

L'homme nia de la tête. Le Général désigna la cour du doigt. Un garçon et deux filles jouaient entre les statues de pierre.

« Pour eux, pour leur offrir le meilleur avenir possible, et, par extension, pour Kalendor.

— Ce sont vos enfants ? »

Le Général hocha la tête.

« Qu'en est-il de vous ? reprit-il. Avez-vous au moins de la famille ? Un proche ? »

Le regard de l'homme se noya dans une profonde noirceur. Le Général comprit avoir atteint un point sensible.

« J'aurais pu, répondit son interlocuteur.

— Je crois que nous sommes pareils. Ou, plutôt, que vous ressemblez à celui que j'étais il n'y a encore pas si longtemps. »

L'homme redressa la tête, surpris.

« Au nom du Dieu Noir, poursuivit le Général, j'ai mené des guerres, à l'autre bout de la Galaxie. J'ai affronté nombre d'ennemis, vu tomber des camarades chers, brûler des pays entiers. J'en ai eu assez. Je suis revenu ici, j'ai voulu vivre l'amour... puis la mort me l'a arraché. »

Son regard s'assombrit.

« J'ai eu envie de tout laisser tomber, de repartir en croisade, défier la mort pour la dernière fois, mais je ne pouvais pas. Avant de... partir, mon épouse m'a légué trois fragments d'elle, de nous, que je ne pouvais pas abandonner. Sans doute est-ce qui m'a sauvé, ce qui m'a fait comprendre. Nous, les adultes, avons une responsabilité, que ce soit envers les autres ou nous-mêmes. À la fin, on ne peut pas pleurer éternellement ce qu'on a perdu, il faut continuer à avancer, à se battre pour ce qui nous reste encore, pour ce qui a vraiment de la valeur à nos yeux. »

Il se rapprocha de lui.

« Qu'est-ce qui a de la valeur, à vos yeux ? »

L'homme détourna les yeux.

« Je sais ce qui en avait.

— Le passé est terminé, et tous les pleurs du monde n'y changeront rien. Même le Dieu Noir ne peut pas revenir en arrière. Peut-être était-il temps pour vous de trouver une nouvelle raison de vivre. »

L'homme prit quelques secondes avant de répondre.

« C'est trop tard, maintenant. »

Le Général soupira.

« Rappelez-moi qui je suis.

— Le Général de Kalendor, Sméarn Pteï.

— Et, plus que toute chose, savez-vous ce qui fait l'apanage des puissants ?

— Le pouvoir de vie et de mort ?

— Non. »

Le Général lui tendit une main.

« Le pouvoir d'offrir une seconde chance.

— Je... vous me libérez ?

— Non. Je vous propose une nouvelle existence, dont le sens profitera à tous : rejoignez la garde noire, devenez mon bras droit, et, ensemble, nous offrirons à Kalendor la radiance d'un futur qu'elle n'aurait pas même espéré. Notre nation, aujourd'hui malmenée par ses voisins, deviendra plus prospère qu'elle ne l'a jamais été. »

L'apparente indifférence de son interlocuteur se brisa sous un flot d'émotions contradictoires.

« Je... vous... vous voulez vraiment faire confiance à... quelqu'un comme moi ? »

Le Général attrapa une épée pour lui tendre le pommeau.

« J'offre une seconde chance, seulement. La confiance viendra plus tard, si vous la méritez. À vous de saisir ou non cette opportunité, il n'y en aura pas d'autre. »

L'homme, indécis, contempla un instant le miroitement froid de l'acier, avant de refermer ses doigts sur l'arme.

« Puisque vous le désirez, accepta-t-il, je serai votre lame. »


Lune d'Oriale, Epithaï, huit heures après la mort du Général Chef

Tant d'années avaient passé depuis cette main salvatrice. Son existence avait pris sens, et il s'était acquitté de ses nouvelles tâches méthodiquement, sans jamais rechigner.

Quinze ans, déjà. À l'époque, Zagnar avait à peine cinq ans, mais son père ne tarissait alors pas d'espoir. Sméarn se savait mortel, même les anges mouraient, un jour, mais le Général savait aussi que, ce jour, son successeur prendrait la relève. L'engrenage de la vie, sans doute, se rythmait d'inévitables passages de flambeaux.

Le Commandant cligna ses yeux embués. Les pages de l'Histoire se tournaient toujours bien plus vite qu'on ne le croyait. Aujourd'hui, Zagnar, la tête relevée, digne dans son costume or et noir, affrontait une foule inquiète, au pied des murailles sombres. Un vent mordant sifflait, sinistre, jusqu'à faire oublier les rayons tièdes du soleil naissant.

Le Commandant tourna la tête. Quelques dignitaires les accompagnaient, l'air grave, la tête penchée. Et, enfin, les sœurs de Zagnar, Arcale et Astiana, toutes deux vêtues de noir. La première, les cheveux noirs coupés à hauteur des épaules, conservait ses traits figés, le port altier, mais, derrière le masque, ses yeux criaient de détresse. Enfin, la seconde, recroquevillée sur elle-même, la longue chevelure blonde en désordre, peinait à retenir ses larmes.

Au moins, Kalendor restait uni. La succession se déroulait d'une commune volonté, sans affrontements inutiles.

« Mes concitoyens, amis et frères... »

La voix de Zagnar brisa le flot de ses pensées. Chaque mot de ce discours rédigé en hâte menaçait de se briser sous l'émotion. À l'instant même, les troupes rapatriaient le corps de Sméarn, l'enterrement suivrait dans la journée.

« Cette nuit, au cours de la bataille de Sif, poursuivit le jeune homme, notre bien-aimé Général Chef, Sméarn Pteï, est tombé au champ d'honneur. Comme vous, je ne peux rester qu'atterré face à cette nouvelle. Le Général Chef de son vivant, représentait non seulement un stratège avisé, un souverain juste, mais aussi, avant tout, un père bienveillant. »

« S'il est mort, ce ne sera pas en vain. Ses valeurs, ses convictions, sa détermination résonnent toujours en nous. Alors que son nom rejoint l'Histoire, son œuvre ne tombera pas dans l'oubli. Au contraire, nous perpétuerons son combat. »

Zagnar marqua une pause, porta un poing contre le cœur.

« Conformément à sa volonté, je me présente aujourd'hui devant vous afin de porter, à mon tour, les responsabilités qui étaient siennes. Je reste conscient des difficultés, des embûches, mais je sais qu'ensemble, nous saurons les surmonter, nous continuerons de dresser le flambeau qu'il nous a légué. En ce jour, bien trop prématuré à mon goût, je m'engage, devant vous, à faire tout mon possible, à me battre de toutes mes forces pour la protection, la prospérité de notre nation.

« Gloire et honneur à Kalendor ! »

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