II-2 : Les anges ennemis

Les gardes noirs s'écartèrent pour révéler la silhouette boueuse. Les cheveux défaits, ses protections de cuir et de métal en lambeaux, en partie maculés de sang, la femme conservait pourtant son regard autoritaire et impérieux, une glace aussi dure que du diamant.

« Ainsi, c'est vous, Dalen Vonshan. »

L'homme en armure s'approcha d'elle. Un peu plus petit que la moyenne, son torse se parait d'insignes d'or caractéristiques : le Commandant de la garde noire de Kalendor, bras droit du Général Chef.

« Mes troupes ne connaissaient pas votre position, expliqua-t-il ; mais, désormais, vous voici hors de danger. »

Du coin de l'œil, Dalen balaya les myriades de canons, pointées vers le vaisseau écrasé. L'homme présidait l'orchestre de leur symphonie de mort.

« Vous ne faites pas dans la demi-mesure, commenta la Shawnienne.

— Je m'assure seulement de la victoire. »

Dalen hésita, avant de reprendre.

« J'aurais une faveur à vous demander.

— Dites toujours.

— Avant que vos troupes ne pilonnent ma position, je venais de rejoindre un autre Shawnien, Galaniel Espan. Je... je pense qu'il... qu'il est l'Élu. »

Le Commandant se figea.

« Celui qui a tué l'un de mes gardes ? »

Elle soutint son regard glacial, tandis que l'homme poursuivait.

« S'il est bien celui que vous croyez, il a une curieuse façon de soutenir votre cause.

— Je pense qu'il ne se souvient pas encore...

— Vous pensez, vous pensez. C'est un champ de bataille, ici, des vies se jouent sur chaque décision. Ces prétendues histoires d'élu ne me concernent pas, et je ne mettrai pas la vie de mes troupes en danger pour le récupérer vivant.

— Laissez-moi m'occuper de lui, alors.

— Vous faites ce que vous voulez. »

Le Commandant se retourna vers ses troupes. La bataille prendrait bientôt fin, de toute façon. Leurs ennemis se faisaient écraser sur tous les fronts et les chasseurs noirs régnaient en maîtres dans le ciel. Dévastée par les bombes, ses défenses en ruine, Sif voyait l'armée de Kalendor déferler entre ses murs. De leur côté, Shawniens et Zyssiens se trouvaient encerclés autour des restes de leur propre vaisseau. Aux commandes de l'Araignée, le Général Chef refermait sa toile implacable. Le monstre de métal déployait ses longues pattes, crachait des éclairs de feu, balayait ses maigres adversaires.

Le Commandant tourna la tête. Dans les éléments déchaînés, une lueur blanche étincela, s'intensifia, jusqu'à repousser les ténèbres.


Ignis trébucha sur un cadavre, leva le regard. Une lumière se déployait dans la nuit, l'éther répondait à l'appel d'un immense pouvoir. Un frémissement d'espoir parcourut son corps ; rarement avait-elle ressenti pareille aura.

« Mon père, articula Galaniel, il faut le rejoindre. »

Resté debout, le jeune homme apparaissait presque comme hypnotisé. Seules des formes floues filtraient à travers l'écran de pluie, mais les combats s'intensifiaient. Des traits, des explosions blanches balayaient les Kalendoriens, un monstre de glaise émergeait de terre pour arracher les tourelles des chars, fracasser les machines de métal.

Une chape noire étouffa Ignis. La magicienne tourna les yeux. Dans les ténèbres, l'araignée géante exsudait son pouvoir. Le Général Chef se préparait au combat.

« Ignis... »

Elle remarqua la main tendue de Galaniel, l'attrapa, mais ne bougea pas davantage.

« Qui es-tu, Galaniel ? »

Le jeune homme marqua sa surprise.

« Pardon ?

— Qu'est-ce que voulait dire Dalen ? Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu caches ? Qu'est-ce que vous cachez, toi et ton père ? »

Elle se releva, le jeune homme recula d'un pas.

« Je ne sais pas de quoi parlait Dalen, répondit Galaniel, je ne te cache rien. »

Elle le dévisagea. Son interlocuteur n'émettait rien, pas le moindre résidu de magie, la moindre trace ; son existence toute entière glissait dans l'éther sans interagir, telle un caillou dans le lit d'une rivière. Un jeune homme parfaitement normal, en apparence.

« Et Zawhyk ? demanda-t-elle.

— Tu en sais déjà autant que moi. Il reçoit ses pouvoirs d'une pierre magique et a décidé de les utiliser à bon escient, de même que les deux autres capitaines. Ensemble, ils se font appeler Voyageurs. »

Il soupira.

« D'autres, à l'instar du Général Chef, disposent des mêmes pouvoirs, mais n'ont pas choisi la même voie : ils constituent les Itinérants.

— Et... ?

— C'est tout. »

La jeune femme resta silencieuse, le regard tourné dans la tempête. Sur tout Shawn, existait-il seulement un magicien capable de tels prodiges ?

Puis elle tourna la tête et se figea.

« Non... »

À quelques mètres, une poignée de Shawniens se regroupaient, blessés pour la plupart. Deux hommes déplaçaient un brancard de fortune, trébuchaient sous son poids.

« Non, non, non... »

Elle se précipita. L'amure en lambeaux, un casque aux cornes brisé sur la tête, le corps traînait un membre épais contre le sol. Le cœur battant, l'estomac noué, la magicienne n'entendit pas l'avertissement de son compagnon, resté en arrière. Seul le sifflement de la mort la fit réagir.

L'obus éclata tout près. Elle roula dans la boue, ses bras tendus face à elle, une barrière invisible qui se brisa aussitôt. La main restée tendue de Galaniel disparut dans une gerbe de terre et de poussière. Elle chercha la présence de son esprit, pour repérer une armée en marche. Précédées d'une pluie de métal, les troupes kalendoriennes convergeaient sur leur position. La fumée masquait les hommes, les chars, les hurlements des explosions, le bruit des moteurs, les crissements des chenilles.

Elle dressa de nouveau un bras, dévia plusieurs missiles. De nouveaux cratères éclatèrent tout autour, secouant le sol et les cœurs. Des flammes se répandirent, aussitôt noyées par les pleurs célestes. Des volutes âcres, étouffantes, les remplacèrent.

« Ig...is... Il f... par... ir. »

Galaniel. Alors que la tempête se refermait sur eux, le jeune homme se refusait à l'abandonner. Elle retrouva sa présence, entre les bombes, à quelques dizaines de mètres. Elle conserva sa main gauche tendue vers le ciel, mais tendit la droite dans la direction du jeune homme. Il était trop tard.

Elle concentra son pouvoir, puis le relâcha. Une onde de choc traversa le chaos, percuta le jeune homme, le souleva du sol pour l'entraîner plusieurs mètres, plusieurs dizaines de mètres en arrière. Le plus loin possible d'ici. Hors de ce piège impitoyable. Zawhyk, avec ses pouvoirs, peut-être Zawhyk pourrait-il...

Le lien télékinétique se délita avant de se désagréger. L'éther s'agita jusqu'à devenir incontrôlable ; Ignis perdit le contact. Sur ses bras, les lumières chatoyantes s'effacèrent pour laisser place aux ténèbres.

Comme sur le vaisseau.

Agenouillée dans la glaise, le visage battu par la pluie, elle tremblait. De froid, de peur, d'impuissance, du contrecoup de ses forces déchaînées. Dans l'obscurité, seules restaient des lignes floues, des cris étouffés.

 L'éther désormais inaccessible, la jeune femme se traîna sur plusieurs mètres. Laissé à l'abandon, le brancard reposait désormais à même le sol.

« Gr... Greta. »

Emmaillotée de bandages vermeils, la Shawnienne restait immobile. Ignis remarqua son bras gauche désormais manquant.

« Greta. Greta ! »

La femme rouvrit un unique l'œil, l'autre moitié de son visage recouverte par une mare écarlate.

« Ah. C'est toi... Ignis. Ils avaient un barzac. Avaient. Tu aurais vu ça... C'était... glorieux.

— Tu vas t'en sortir, je vais te soigner. »

Les mains de la magicienne s'irradièrent d'une lueur désespérée. Elle n'avait pas pu sauver Saxen, mais, par tous les esprits, par la Déesse Cristal elle-même, elle ne laisserait pas mourir sa tante. En ce jour maudit, qu'elle sauve au moins une personne.

L'éther, brouillé, refusa d'abord de lui obéir. Ignis s'obstina, batailla à distance contre la source même de ces instabilités.

« Je n'aurais jamais cru... que viendrait aussi vite... le jour où tu veillerais sur moi. »

Greta ferma les yeux, le visage éclairé par un sourire.

« Reste éveillée ! paniqua Ignis.

— Aucune chance... que je puisse dormir avec le bruit que tu fais. »

Comme si ses vœux avaient été exaucés, le tumulte ambiant de l'éther se calma, le pouvoir traversa enfin les veines d'Ignis. Ses mains se parèrent d'une douce lumière, tiède et réconfortante.

Le répit serait de courte durée. L'étau noir de Kalendor se refermait sur eux, les canons des chars se pointaient dans leur direction. Alors que se refermaient les plaies de sa tante, Ignis sentit son esprit glisser vers les limbes de l'inconscience.

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