II-1 : Les anges ennemis

Le Serpent Primordial descendit sur le Monde.

Ses anneaux enroulèrent la glaise et de la terre naquit un poirier gigantesque, porteur d'épais fruits argentés. Resté dans les cieux, Ahura Mazda s'étonna de l'œuvre :

« Est-ce là tout ce que tu désirais créer ? vérifia le Soleil. Il ne s'agit que d'un seul arbre, certes vaillant, mais comme j'en ai déjà planté des milliers.

C'est là tout ce que je créerai, confirma Ahriman. Maintenant, seulement, la Création m'apparaît complète. »

Puis il appela tous les conscients à goûter les fruits de son arbre. Et les conscients arrivèrent et cueillirent les poires.

Mais, lorsqu'ils croquèrent la peau argentée, le venin du Serpent se répandit dans leurs esprits.

Ainsi naquit le Mal.

Et les conscients mentirent, brûlèrent les forêts, assassinèrent leurs semblables.

« Maudit sois-tu, Ahriman ! s'horrifia Ahura Mazda. Qu'as-tu donc fait à ma Création ?

Je l'ai sublimée. Cette vie béate, insipide, ne me seyait gère, aussi leur ai-je appris le mensonge, le meurtre et la concupiscence. »

Alors, furieux, Ahura Mazda planta un nouvel arbre, un grand pommier aux fruits d'or. Et, pour attirer la convoitise, il frappa cette dernière création d'interdit.

Dès la nuit venue, les conscients volèrent les fruits défendus, mais, lorsqu'ils les mangèrent, la sagesse d'Ahura Mazda les enveloppa.

Ainsi naquit le Bien.

« Tu ne peux revenir en arrière sur ce que j'ai instillé », siffla Ahriman.

Certains continuaient leurs méfaits, mais d'autres se repentaient de leurs actes, priaient le Soleil pour Sa miséricorde.

« Pour chacun de tes vices une vertu, conclut Ahura Mazda. Puisqu'il doit en être ainsi, les conscients décideront d'eux-mêmes entre ton Monde et le mien. Bien et Mal s'affronteront, jusqu'à la fin des Temps. »

Grand Livre de la Lumière, Le septième jour de la Création


Orbite d'Oriale, poste de pilotage du deuxième vaisseau

« Zawhyk, qu'est-ce qui se passe ? Zawhyk ! »

Seuls des grésillements répondirent. Sur les écrans, le vaisseau de Zawhyk continua de dévier de sa course ; le Shawnien entrait seul dans l'atmosphère, à une vitesse bien plus importante que prévue.

Seyer serra les dents. Bras tendus au centre du poste du pilotage, le capitaine de vaisseau interrompait à distance les tirs des trois vaisseaux mères orialiens. Sous son masque d'albâtre, ses yeux irradiaient désormais d'une lumière blanche absolue, des éclairs à dominante ocre se propageaient sur tout son corps.

« Ô, Éternel, murmura-t-il. Donne-moi Ta force, que mon bras devienne porteur de Ta volonté. »

Ses jambes tremblèrent. Les tirs ennemis s'intensifiaient. Malgré tous ses pouvoirs, il ne tiendrait pas longtemps. Quelques minutes, au maximum.

« Alfonsi, tu en es où ? articula-t-il.

— Je... C'est un sabotage. Les moteurs ne redémarreront pas. »

Il releva les yeux, parcourut, sur les hologrammes, les trajectoires des différents appareils. Aucun vaisseau mère orialien ne suivait Zawhyk. Ils restaient en orbite, mais leurs tirs évitaient aussi Alfonsi.

Ils le voulaient lui. Ils savaient qu'il était ici, qu'il était, de loin, le plus puissant des trois. Ils savaient tout sur eux, tout sur leur stratégie. Un tel tour de force pouvait-il être la seule œuvre du Général Chef ou bien quelqu'un, sur Zyx, de parfaitement informé, avait-il décidé leur chute ?

À ce stade, le plus sûr aurait sans doute été d'abandonner, de se replier. Mais l'échec serait définitif : impossible d'organiser une nouvelle opération avant l'invasion de Zyx. Et puis, Zawhyk était peut-être encore en vie. À deux, même sans Alfonsi, ils seraient capables de vaincre le Général Chef. Même seul, Seyer serait capable de vaincre le Général. À condition de ne pas épuiser tous ses pouvoirs avant.

« Alfonsi, il va falloir que j'y aille. »

Des crachotements électriques parcoururent la radio.

« Ils vont me tuer, Seyer.

— Si je reste, ils vont nous tuer tous les deux. Et le Général Chef l'emportera.

— Je suis sûr de pouvoir remettre ces fichus moteurs en route. C'est l'affaire de dix minutes, Seyer !

— Je ne tiendrai pas... dix minutes, Alfonsi.

— Tu sais quoi ? Fais ce que tu veux, comme toujours ! »

La communication se coupa. La lumière des yeux de Seyer se posa sur les Zyssiens de la salle. Tous le regardaient, indécis, ébahis, effrayés, même, par un tel déchaînement de pouvoirs.

« On... y va, ordonna Seyer. On suit le vaisseau de Zawhyk, on applique le plan... comme prévu. »

Il prenait la meilleure décision stratégique, il n'avait pas le choix. Pourquoi ne pouvait-il donc pas se départir de ce sentiment de culpabilité ? Zawhyk, son ancien élève, représentait désormais un ami de confiance, tandis que les relations avec Alfonsi s'avéraient autrement plus... compliquées. Aurait-il hésité, si les rôles s'étaient retrouvés inversés ?

L'appareil pénétra dans l'atmosphère, pourchassé par deux vaisseaux mères. Le dernier restait près d'Alfonsi, ses canons inactifs.

Ils le veulent vivant, comprit Seyer.

Il avait encore une chance de sauver tout le monde. À condition que meure le Général Chef, aujourd'hui même.

L'appareil trembla. Les poursuivants continuaient leurs tirs, inlassables. Seyer se sentit défaillir, posa une main contre un panneau proche. Une fumée blanche émanait de ses membres, le métal grésilla.

Avec ses pouvoirs diminués, il aurait besoin du support de Zawhyk, face au Général. Mais à deux, rien n'était encore perdu.

« Capitaine, on a des affrontements en salle des machines. »

Un hologramme s'afficha. Une silhouette encagoulée projeta un Zyssien contre un mur, ouvrit le feu sur d'autres. Une porte se referma, que l'homme enfonça d'un coup de poing.

L'image se brouilla, la connexion se perdit.

« Les... les moteurs entrent en surchauffe. »

Une explosion parcourut l'appareil. Les hologrammes de trajectoire s'affolèrent, les voyants d'alarme se démultiplièrent.

Derrière, les Orialiens continuaient de tirer, mais ne pourraient les suivre dans leur course folle. Des secousses parcoururent l'appareil, la coque s'échauffa.

« Capitaine ? »

Une première estimation du point d'impact les situa à plus de cent kilomètres de Sif, en pleine campagne. Ils percuteraient le sol à mille kilomètres par heure.

Seyer abaissa ses bras, mains relevées vers le haut. Dans une prière silencieuse, il modela l'éther en bouclier invisible, tout autour de lui. Les hommes criaient, mais, malgré tous ses pouvoirs, il ne pourrait pas les sauver. Des millions de tonnes de métal tranchaient l'atmosphère à pleine vitesse, des forces contradictoires arrachaient l'acier en feu.

La lumière s'intensifia jusqu'à l'albâtre, les hurlements s'effacèrent dans une distance cotonneuse.

Il ne pourrait sauver personne. Lui-même doutait de sa propre survie.

Je ne pourrai pas t'aider, Zawhyk. Tout repose sur toi, désormais.


Lune d'Oriale, abords de Sif

L'épée de Galaniel s'interposa face à la mort.

Sous le ciel déchiré par les éclairs, les lames s'entrechoquèrent, furieuses, désespérées.

Saxen blessé, Ignis à terre, le jeune homme restait seul. Il enchaîna les attaques, fit reculer l'armure noire d'un pas. La moindre erreur, la moindre inattention signifierait la mort. L'épée ennemie mordit sa joue, chercha son abdomen. Les gardes noirs représentaient l'élite de Kalendor et Galaniel peinait à suivre.

Une seconde suffisait. Une seconde d'inattention, une seule erreur fatale. Mais son adversaire n'offrait rien qu'un rempart d'acier impénétrable, une défense forgée dans les épreuves. Pire, ses attaques, mordantes, incisives, cherchaient à le déstabiliser.

Un éclair de feu trancha les ténèbres, chercha l'homme de métal. D'un geste de la main, il dévia le projectile qui s'écrasa dans la boue.

Une demi-seconde.

Galaniel se précipita dans la brèche, la fissure, sa lame pointée vers le cœur noir.

Le garde interposa son bras gauche au dernier instant. L'acier mordit la chair sans pouvoir tuer. Presque par instinct, Galaniel recula d'un bond pour éviter la contre-attaque. L'arc de cercle métallique effleura ses yeux sans l'atteindre.

« Galaniel, attention ! »

La voix d'Ignis traversa la tempête. Par réflexe, Galaniel esquiva sur le côté, contra une nouvelle lame.

Ils ne se battaient pas contre un seul homme, aussi formidable fût-il, mais une armée entière. Des cohortes de soldats prenaient d'assaut leur position, appuyées par des chars noirs.

Galaniel entrevit plusieurs fusils le mettre en joue, des canons se pointer dans sa direction. Le crépitement des balles couvrit jusqu'au tonnerre.

Ignis s'interposa. Les cheveux boueux, le visage maculé de sang, elle étendit une main parcourue de crépitements électriques. Les projectiles s'interrompirent dans leur course avant de retomber dans la boue.

« Saxen est blessé ! prévint Galaniel.

— J'ai vu. »

Elle se précipita sur le Shawnien à terre, posa les mains sur le corps étendu. Ses doigts irradièrent d'une lueur chaude, réconfortante.

Un sifflement ramena Galaniel à l'immédiate préoccupation de sa propre survie. Le jeune homme contra une nouvelle épée, une deuxième, puis une troisième.

Les Kalendoriens l'attaquaient en nombre, mais le jeune homme ne se laisserait pas tuer. Il ne les laisserait pas tuer ses compagnons. Animé d'une rage implacable, ses sens portés à l'extrême, son épée trancha dans le vif. Un arc de cercle écarlate se dilua dans la pluie, des corps rejoignirent la terre.

Sa main gauche ponctua son assaut d'une rafale de balles. Cependant, les hurlements du fusil-mitrailleur s'interrompirent bien vite dans la tempête, inutiles. Resté en retrait, la main droite tendue en avant, le garde noir offrait une protection infaillible à ses troupes.

Galaniel fronça les yeux. L'homme conservait son bras gauche le long du corps, pendant ; entre les jointures de l'armure fracassée s'écoulait un inépuisable filet vermeil.

Le Shawnien se baissa pour éviter une nouvelle attaque, effleura une jambe, se redressa, percuta une gorge. Chacun de ses mouvements, plus rapides que jamais, frappait avec une implacable létalité.

Le garde blessé restait hors de sa portée, mais suffisamment proche pour arrêter les balles.

« Ignis, projette-moi ! »

Il tourna le regard vers la magicienne, restée agenouillée près de Saxen, tête penchée.

« Ignis ! » insista Galaniel.

Elle étendit une main tremblante. Une onde de choc détona, un mur invisible percuta le dos de Galaniel, projeta le jeune homme plusieurs mètres en avant. Face à lui, le garde noir voulut reculer, dressa son arme.

Les épées se rencontrèrent, glissèrent l'une sur l'autre ; les deux corps se percutèrent, s'effondrèrent dans la boue.

Dans la tempête, un seul homme se redressa, son équipement sombre taché de terre et de sang. Les rugissements de son fusil-mitrailleur balayèrent les Kalendoriens ; seuls quelques survivants se replièrent.

« On... on a réussi, souffla Galaniel.

— Non... »

Il rejoignit Ignis en quelques enjambées. Penchée sur Saxen, la jeune magicienne sanglotait. Plus aucune lumière n'émanait de ses mains.

Galaniel prit seulement conscience du torrent écarlate, noyé dans la pluie et la boue. Transpercé en plein cœur, Saxen ne bougeait plus, ne bougerait plus jamais.

« C'est ma faute, hoqueta Ignis. Si seulement j'avais su le sauver, si j'avais pu... »

Galaniel resta silencieux. Avec Saxen disparaissait un compagnon de son enfance, un ami. Le jeune homme essuya ses yeux rougis d'un revers de manche. Du sel se mêlait aux pleurs du ciel.

« Il ne faut pas rester ici, prévint-il, les Kalendoriens vont revenir...

— C'était... remarquable, Galaniel. »

Le Shawnien fit volte-face, les mains crispées sur ses armes. La silhouette d'une femme perça les éléments. Une armure rudimentaire de cuir et de métal, quelques mèches dorées dissimulées sous un casque ouvert et deux yeux brillants, deux orbes au bleu de glace.

« Dalen ? reconnut Galaniel.

— J'ai rarement vu quelqu'un capable de se battre comme tu l'as fait, poursuivit-elle. Quelqu'un capable de regarder la mort en face, pour mieux la repousser. »

Elle s'arrêta.

« Stakis avait raison, tu... tu es comme notre ancien Maître. Tu es l'Élu. »

Elle lui tendit une main.

« C'est moi, Dalen, tu te souviens ? Nous t'avons attendu si longtemps, nous... »

Le sifflement d'un obus interrompit sa déclaration. Le sol se souleva, un souffle poisseux repoussa les interlocuteurs. Galaniel roula dans la boue, alors que retentissaient de nouvelles explosions. Les canons des chars hurlaient la mort, les chenilles implacables s'ébranlèrent, écrasant les cadavres.

« Galaniel ! »

Une nouvelle gerbe de mort déchira la glaise. Les cris de Dalen se perdirent dans le tumulte. Un genou à terre, Ignis tendait ses deux bras face à elle, face à la pluie d'acier. Quelques projectiles dévièrent de leur course, d'autres éclatèrent à mi-parcours. Galaniel rampa jusqu'à la jeune magicienne. Son visage fermé restait concentré sur l'effort.

« Je... je ne vais pas pouvoir tenir indéfiniment », prévint-elle.

Une explosion plus proche les projeta en arrière.

« On ne peut pas rester ici, constata Galaniel. Ignis, Ignis ? »

Une main s'extirpa de la fange. La magicienne cracha de la terre, leva le regard. Dans le ciel, les obus s'espaçaient, se raréfiaient. Un répit aussi inattendu que providentiel.

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