Epilogue

Cette nuit, la guerre prenait fin.

Sans un bruit, l'ombre traversa le sépulcre métallique et glissa jusqu'au corps étendu, emmitouflé dans un épais sac de couchage.

Ce tombeau d'acier marquait la frontière des Enfers ; les voix de spectres emportés s'effaçaient dans les ténèbres, quelques murmures résiduels refusaient encore leur fin.

Et le cerbère dormait. Le valet de la mort, le démon qui avait emporté tant d'âmes, lui par qui tout avait commencé, lui par qui tout devait se terminer. Une ancienne cicatrice traversait l'obscurité, accompagnée de marques plus jeunes, à peine visibles. Lui-même n'était pas invulnérable. Lui, qui écrivait l'Histoire dans l'ombre de ses pages, lui, qui avait porté Sméarn Pteï au titre de Chef, puis transmis le flambeau à Zagnar, avait bien rencontré plus fort, jusqu'à perdre sa dernière bataille. Il n'était pas infaillible.

Un corps vieillissant, marqué par les premières rides de la quarantaine. Un bonnet noir masquait le sommet du crâne, d'où seuls dépassaient une poignée de cheveux blanchissants. Toute légende s'achevait un jour, dans un long oubli ou bien une ultime apothéose. Et, aujourd'hui coulaient les dernières lettres, des lettres de sang.

D'un geste lent, parfaitement mesuré, elle dressa l'épée, sans le moindre chuintement, sans même un souffle d'air. La respiration de l'homme résonnait à ses oreilles, jusqu'aux battements de son cœur.

Et abattit son arme.

Jusqu'à quel point l'Histoire peut-elle basculer, sur la décision d'une seule personne ? Il suffit parfois d'un seul meurtre, d'un seul crime, pour renverser des empires, précipiter des conflits mondiaux. Et jusqu'à quel point l'Histoire peut-elle rester immuable, figée sur son même cours, malgré tous les efforts d'une personne, l'accomplissement inéluctable d'un acte tragique, jusqu'à sa toute fin ?

Que meure le Commandant et le pacte avec les Shawniens se briserait. Dans le chaos, Zagnar mourrait aussi, et Kalendor s'effondrerait. La guerre prenait fin, et Octale s'emparait du titre de Chef.

Mais la guerre, ce monstre vorace et incontrôlable, dont les dents dévoraient les hommes par millions, cette horreur aveugle qui déchirait les familles, imprimait sa terreur dans les cœurs, rabaissait l'humain en-deça de la bestialité, la guerre, ne prendrait pas fin cette nuit.

Dans un déchirement, deux dagues transpercèrent le sac étendu, dévièrent sa lame, alors que le corps roulait sur le côté pour se redresser.

Sans attendre, elle s'élança. Le Commandant était seul, vulnérable, blessé, ses troupes éparpillées à la recherche de Zagnar, il...

Un coup à la jambe réveilla sa blessure, elle perdit l'équilibre. L'acier fusa, arracha sa cagoule, mordit sa joue. Elle voulut se redresser, se débattre, mais une pointe froide se posa sur sa nuque.

« Vous... vous saviez, haleta-t-elle.

— Je me doutais de votre intervention, Esmène. Une épée de facture shawnienne, des pièces d'armure locale, je comprends ce que vous cherchiez à faire. »

Elle serra les poings. Encore une fois, elle échouait. Octale comptait sur elle, mais la seule victoire revenait aux Shawniens. Et nul tombeau de glace n'enfermerait les démons d'Oriale.

« Tuez-moi, qu'on en finisse. Jamais je ne retournerai dans vos geôles. Et, de toute façon, les Voyageurs ne vous laisseront pas me rapatrier sur Oriale.

— C'est exact. »

La pression se fit plus insistante, menaçante. Lorsque viendrait la faucheuse, Esmène espérait garder la tête haute, défier avec morgue le spectre éternel, avec toute l'assurance des héroïnes de contes, mais, alors que la mort lui enserrait sa gorge, ses membres lui échappaient, une peur primale inondait ses veines.

« Mais, comme souvent, vous avez un coup de retard. »

Elle ne releva pas la pique, se concentra sur sa respiration, l'ultime satisfaction de conserver une forme de dignité pour son dernier départ.

« Vous êtes une stratège habile, mais vous répondez mal à l'imprévu. Vous espériez la mort de Zagnar, vous espériez ma mort, que ce soit par Galaniel ou les autres Voyageurs. Vous escomptiez vous servir de vos alliés provisoires pour renverser le cours de la guerre, mais votre plan ne s'est pas déroulé comme prévu. Je n'ai pas capitulé, Kalendor n'a pas capitulé. Votre assassinat raté n'est qu'un sursaut de panique, de désespoir, peut-être même une ultime bravade, l'espoir orgueilleux de mourir dans un dernier éclat. »

Il s'accroupit près d'elle, sans pour autant desserrer son emprise mortelle. Un souffle glacé redescendit jusque dans ses oreilles.

« L'Histoire n'est pas seulement un déroulement actions logiques, pensées et réfléchies, elle est aussi le produit des émotions humaines, l'expression de décisions absurdes, de coups du sort et d'impensables invraisemblances. Attaquer Shawn était une folie, pourtant, Zagnar n'a écouté aucun de mes avertissements. »

Un soupir las emporta les regrets du prophète ignoré.

« Les Shawniens disposaient d'un pouvoir que je ne soupçonnais même pas, mais ce même pouvoir m'a permis une sorte de... révélation, des bribes de mon propre futur. Je ne prétendrai pas avoir tout compris, mais si ce que je redoute le plus se produit effectivement, il est possible que j'aie besoin de vous.

— Jamais. Jamais je ne vous aiderai, de quelque manière que ce soit. »

Elle voulut bouger, mais ses membres restèrent absents, tétanisés sous la griffe de la mort. Dans son dos, l'ombre resta d'abord silencieuse, sans exprimer de réaction particulière. La surprise, la déception, la lassitude, la colère, l'esprit humain imaginait toujours la résonance d'une âme, déployait sans attendre d'innombrables scénarios, mais le Commandant ne ressentait pas davantage qu'une statue antique. Nulle humanité ne perçait jamais la pierre, les membres ne s'agitaient jamais que sous la mesure d'une froide nécessité. Le plus effrayant des monstres.

Pourtant, les mots suivants s'agitèrent d'un léger tremblement, comme sous la caresse d'une peur irrépressible. Et cette réalisation glaça Esmène au plus profond de son être.

« Je crois que vous n'avez aucune idée de ce que peut réserver l'avenir. »


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