Chapitre 23

Un écran totalement noir s'était imprimé derrière ses rétines. Alya se retourna sur elle-même afin d'apercevoir quelque chose, n'importe quoi. Mais seul subsistait le néant.

Était-elle vraiment consciente ? Si c'était le cas, où était donc passée la rue grouillante de passants ?

Quelque chose dans l'air lui brûlait les yeux et l'empêcher de respirer. Elle étouffait, l'air refusant d'entrer dans ses poumons douloureux.

Les secondes qui défilaient lui semblaient être des heures. Quand enfin un rayon de lumière l'éclaira, elle comprit qu'elle était pleinement consciente. Et réalisa où elle se trouvait.

Elle n'avait pas bougé. C'était toujours la même rue rouennaise, à quelques différences près. Une épaisse fumée noire lui brouillait la vue, cette même fumée qui l'empêchait d'inhaler à plein poumon. Des cendres encore chaudes dégringolaient depuis le ciel tels une pluie scintillante et éphémère. Et il y avait une odeur infecte qui planait dans l'air, dégoûtant la jeune femme qui en eut la nausée.

Son ouïe revint petit à petit, la laissant percevoir de nombreux cris d'horreur provenant de l'autre côté de l'écran de fumée. Alya tenta un pas maladroit en avant. Elle se sentait si faible que ses jambes menacèrent de céder sous son poids écrasant.

Le vent souffla, balayant un peu plus de fumée, laissant entrevoir la lumière du crépuscule.

Là, à quelques mètres de la jeune femme, gigotait une masse informe étendue sur le sol. Celle-ci ressemblait à s'y méprendre à un chiche-kebab.

Alya posa une main à sa bouche afin de retenir le cri d'horreur qui menaçait d'en sortir.

L'odeur ignoble qui régnait dans l'air n'était autre que celle de la chair brûlée. La personne qui gisait à terre était méconnaissable, le corps et le visage brûlés au troisième dégrée.

Une alarme s'alluma au fond de sa tête. Elle devait partir d'ici au plus vite. Désorientée, elle chercha la meilleure direction à prendre. Ses pieds lui firent mal alors qu'elle survolait le béton éclaté. Ses chaussures et ses vêtements avaient disparu. Ceux-ci étaient très certainement parti en fumée lors de l'explosion qui avait tout ravagé.

Explosion qu'elle avait provoqué.

Alya refoula ses larmes. Ce n'était pas le moment de s'accabler sur son sort. Elle devait quitter les lieux.

Elle marcha jusqu'à ce que la brume noire et épaisse disparaisse, puis se mit à courir en direction de la maison. Des gens, témoins de la scène, s'égosillèrent d'horreur à son passage, mais elle en fit fi. Personne ne la suivrait, et la suie noire recouvrant son corps ne leur permettrait pas de l'identifier.

Elle courut longtemps, désemparée, ne sachant plus trop quelle direction prendre. Lorsqu'elle finit par retrouver ses repaires, la nuit était tombée. Se cachant dans le coin d'une ruelle, elle se força à réfléchir. Elle ne pouvait pas rentrer chez elle dans cet état, sa mère péterait les plombs. Mais il y avait bien des gens qui eux seraient prêts à l'accueillir sans broncher.

Elle se mit en route, courant à toute vitesse, hors d'haleine. Elle était nue et crasseuse. Les gens ne devaient pas l'arrêter.

Elle finit par arriver devant la maison de Coline. Les muscles aussi mous qu'une guimauve, la jeune femme tendit le bras afin d'appuyer sur la sonnette. Alice, la mère adoptive de Coline, lui ouvrit la porte. Ses yeux sortirent de leur orbite en voyant la silhouette déplorable de la jeune femme.

—Qu'est-ce que...

La vieille femme - qui paraissait avoir trente ans de moins que ce qu'elle ne devrait - porta ses deux mains à sa bouche ouverte.

—Oh mes dieux, Alya, c'est bien toi ? Entre, entre ma chérie. Ne reste pas dehors dans cet état.

La jeune femme traina des pieds jusqu'au salon familial. Elle serra ses bras contre sa poitrine nue. Cela ne choqua pas Alice de voir la blonde ainsi dévêtue, après tout, c'était une métamorphe, la nudité était de coutume chez eux. En revanche, la suie qui maculait sa peau et ses cheveux l'inquiéta.

—Coline, descends tout de suite ! Tiens, mets-toi ça sur le dos, lui dit-elle après avoir agrippé une petite couverture qui trainait là.

Alya se laissa recouvrir du plaid sans esquisser le moindre geste. Elle était épuisée, tant qu'elle semblait déconnecter de la réalité. Le tissu doux caressa sa peau glacée et l'aida à se réchauffer.

On entendit quelqu'un descendre les marches quatre à quatre avant que Coline ne débarque dans le salon. Elle s'apprêtait à demander à sa mère la raison de son appel, quand son regard tomba sur la silhouette de son amie.

—Par tous les dieux, que s'est-il passé ? souffla t-elle.

—Je vais préparer du chocolat chaud. Coline chéri, emmène là dans la salle de bain, veux-tu ? exigea Alice avant de s'éclipser.

Coline esquissa un geste pour la guider à l'étage, mais Alya ne coopéra pas. Délaissant la couverture au sol, elle se jeta dans les bras de sa plus tendre amie et fondit en larmes. Son corps était secoué de soubresauts tandis que des perles d'eau dévalaient le long de ses joues, torrent inarrêtable. Incertaine, la féline la serra doucement contre elle, se voulant réconfortante.

—Hé, tout va bien se passer. On va laver toute cette crasse et, ensuite, tu me raconteras tout ce qu'il s'est passé. D'accord ? la consola t-elle en lui frottant les cheveux noirâtres.

Alya acquiesça avec peine, ses larmes souillant la chemise du serval.

—Allez viens.

Coline emmena avec peine la jeune femme jusque dans la baignoire où elle fit couler de l'eau tiède - Alya protestait chaque fois qu'une goutte trop chaude s'approchait d'elle. Lentement mais sûrement, elle rinça la peau grisâtre à l'eau claire. La jeune humaine se laissa bercer par le son du clapotis, rassurée par la présence de son amie qui ne cessait de lui répéter que tout irait bien maintenant.

Mais elle avait tort. Tout irait mal à présent. Ce qu'il s'était passé, ce qu'elle avait fait, c'était un acte immonde et abominable. Coline pourrait frotter autant qu'elle le souhaite, jamais elle ne pourrait nettoyer la noirceur venue souiller son âme.

Une fois propre, sèche et habillée, Coline accompagna Alya jusque dans le salon dans lequel elle put s'installer devant une grande tasse fumante de lait cacaoté. À la demande de sa fille, Alice avait quitté la cuisine, non sans s'être assurée que la jeune humaine avait tout ce qu'il lui fallait. Elle précisa également qu'elle pouvait rester dormir à la maison si elle le souhaitait - Tino n'était pas à la maison, elle pourrait prendre sa chambre.

Coline s'installa en face de son amie et capta son attention.

—J'ai appelé Simon, il ne va pas tarder à nous rejoindre, l'informa t-elle.

Elle parlait tout bas, comme si elle risquait de brusquer la jeune femme si jamais elle venait à hausser le ton. Alya s'en voulut de paraître si fragile en cet instant. Après tout, ce n'était pas elle la victime.

Comme prévu, le sorcier frappa à la porte quelques minutes plus tard. Coline le fit entrer et Simon les rejoignit dans la cuisine.

—Alors, est-ce que quelqu'un va se décider à m'expliquer ?

Coline le rabroua d'une tape violente sur l'épaule qui le fit grimacer.

—Tu ne vois pas qu'elle est traumatisée ? s'énerva t-elle après le sorcier.

Soufflant pour retrouver son calme, elle reprit place en face d'Alya.

—Tu es en sécurité ici, raconte-nous ce qu'il s'est passé.

La gorge de la jeune femme se serra comme si elle s'apprêtait à pleurer de nouveau. Mais les larmes avaient tellement coulé qu'elle ne semblait plus en avoir en réserve.

—Je... J'étais...

—Détends-toi, tu as tout le temps devant toi pour nous expliquer.

Elle déglutit.

—Je marchais dans la rue. Des gens n'ont pas cessé de m'accoster, parlant à tout-va de Raphaël et de la relation que je pouvais bien entretenir avec lui. Je me suis sentie prise au piège. Et j'ai commencé à avoir chaud, tellement chaud...

Elle baissa le regard sur ses mains tremblantes qu'elle cacha sous la table.

—J'étais en colère aussi. Non, j'étais enragée. Puis il y a eu cette voix qui a résonné au fond de ma tête, juste avant que... juste avant...

Les mots restaient bloqués dans sa gorge.

—Avant que quoi ? insista Simon.

Elle releva la tête, croisant le regard réconfortant de son amie.

—Quelque chose en moi a déclenché une explosion et je crois bien que des gens ont été sévèrement blessés, avoua t-elle.

Devant l'aveu terrifiant de l'humaine, Coline ne sut que dire. Au lieu de chercher les paroles les plus réconfortantes afin d'alléger sa peine, elle se leva et prit la femme dans ses bras. Alya se laissa faire. Elle était bien, nichée ainsi contre elle.

—Bon sang, mais c'est bien-sûr ! s'exclama soudain Simon.

Le jeune sorcier avait réalisé quelque chose qui échappait aux deux jeunes femmes et il ne semblait pas en revenir.

—Quoi ? aboya Coline.

La bonne humeur inappropriée du sorcier déplut fortement à la féline qui s'en mordait encore les doigts d'avoir trouvé son amie dans un état aussi déplorable.

—Je sais ce que tu es ! continua Simon.

Alya l'avait déjà compris.

—Je suis un monstre, souffla t-elle.

Depuis tout ce temps, elle s'opposait aux chasseurs et à leurs idéaux. Ils voyaient le mal partout, et en l'occurrence, en chacun des êtres surnaturels qui peuplaient cette Terre. Mais ils n'étaient pas tous innocents. Non, il y en avait qui ne faisait que le mal autour d'eux, des abominations.

Comme elle.

Simon secoua la tête. Il vint la prendre par les épaules sous les protestations de Coline.

—Tu ne comprends pas. J'ai toujours pensé que Trevor t'avait jeté un sort. Mais ce n'est pas une malédiction qu'il t'a donnée, c'est un don !

Alya dévisagea son ami comme s'il lui était poussé une deuxième tête. Ce qu'elle subissait n'avait rien d'un don, c'était un fléau, qui corrompait son âme et la condamnait à une existence comblée de remords.

—Tu es fou.

—Moi, fou ? Peut-être bien, ricana le sorcier, mal à l'aise. Mais je crois ne pas me tromper dans ce que j'avance.

Coline voulut protester, le réprimander sévèrement afin qu'il la ferme, mais Alya l'en empêcha.

—Dis-moi, exigea t-elle. Qu'est-ce que je suis devenue ?

Elle retint son souffle, persuadée que les prochains mots qui sortiront de la bouche du sorcier changerait sa vie à tout jamais.

—Tu es un dragon, Alya.

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