Prologue
Le cliquetis de l'armure suspend le souffle des cimes enneigées. Derrière le pas lourd, pesant, de l'interminable ascension, suivent des vautours de sang. Et alors qu'approche le héraut infernal, les lapins se cachent dans leur terrier, les moineaux s'égaillent, même la montagne éternelle s'effraie d'un frémissement.
L'homme attrape la dernière prise pour se hisser sur le promontoire. Un air pur, constellé de flocons, secoue ses cheveux, mais le relent de soufre et de cendres s'accroche toujours à ses narines. Dans son dos, une lourde épée murmure les anathèmes des défunts. Sans hésiter, il avise un pont de corde et avance d'un pas décidé. Sous ses bottes, quelques flocons disparaissent dans un gouffre sans fond, presque hypnotique. Seul un trait découpe le Néant, un unique sentier aussi frêle qu'incertain, à la manière d'une existence humaine. Il redresse la tête, ses yeux se portent sur le monastère de bois et de papier. Des sculptures rouges et blanches accompagnent des statues intemporelles, leurs orbites de pierre posées sur sa progression, comme pour juger ses gestes, ses choix, ses crimes.
Mais, de tous ses crimes, le plus orgueilleux, le plus dément, le plus horrifiant, reste encore à venir. Tout le sang de ses pas ne peut masquer l'avenir qu'il s'est décidé, l'ultime accomplissement d'une hubris sans commune mesure, le double meurtre qui fera basculer l'Univers tout entier dans une nouvelle ère.
Ahura Mazda et Ahriman.
Il brisera les chaînes des dieux, anéantira la Lumière, balaiera l'Ombre. Les hommes, jusqu'ici esclaves, s'éveilleront, enfin, à leur existence. La Guerre...
« La guerre n'a pas sa place ici. »
Comme en écho à ses propres pensées, un moine lui barre l'arrivée. Seulement vêtu d'une toge chatoyante, le crâne rasé, buriné sous les rides du Temps, ses bras frêles n'offrent qu'un rempart dérisoire. Le guerrier sourit de cette candeur presque enfantine, du ridicule de ces principes.
« Je ne suis plus son servant, je serai son fossoyeur », tonne-t-il.
Il peut le balayer d'un revers de main, même un souffle menacerait le vieillard, mais le moine s'obstine, visage fermé.
« Qui peut prétendre mettre fin à la Guerre ? Qui peut prétendre l'affronter en se jetant dans ses bras ? La Mort, comme la Vie, fait partie du Monde, nul...
— Les dieux ne font pas partie du Monde », cracha le guerrier.
Le moine secoue la tête, les yeux mis clos, les lèvres retournées comme de tristesse et de déception.
« Le sang macule encore les mailles de votre armure, votre épée crie les larmes des âmes arrachées. Quel nouveau Monde justifierait dans ses fondations, les ossements de milliers ? »
Le guerrier serre les poings. Un bouillonnement secoue ses veines, une colère sourde, pulsante.
« J'ai tout sacrifié pour cette quête, tout abandonné ! Vous, votre passivité entérine la souffrance la mort de milliards. Quel Monde mérite autant de sacrifices, seulement pour assurer sa propre persistance ?
— Ceux qui arpentent la voie des démons ne peuvent prétendre...
— Peu me chaut votre avis, je suis venu chercher Amiliade. J'ai besoin d'apprendre l'Éveil.
— Ne peuvent prétendre à l'Éveil », opposa le moine.
Le guerrier croise les bras, considère son adversaire, muré dans une immobile ténacité. Ici, la force ne lui offrirait nul recours, mais, aussi impressionnante soit-elle, jamais elle n'a constitué la première de ses qualités. Pour accomplir son dessein, une infaillible détermination l'accompagne, une obstination, une opiniâtreté que nul n'égalera jamais.
« En ce cas, je serai le premier. »
Dénicher ce monastère oublié représente déjà une épreuve en soi, mais le guerrier se doute que d'autres attendent. À commencer par ce gardien têtu, aussi insignifiant paraisse-t-il.
« Je resterai ici autant qu'il le faudra, prévient le guerrier. Jusqu'à ce que vous vous décidiez à me laisser passer. »
Pour autant, le vieillard ne bronche pas. Les secondes s'écoulent, puis les minutes, les heures. La neige étend un mince voile poudreux, l'ombre succède à la lumière, puis encore l'ombre. Trois fois le soleil étend son œil sur les duellistes, figés d'une constante immobilité, puis, écrasé de silence, regagne son antre par dépit.
À la troisième aube, le guerrier cligne des yeux, la vision embrumée de papillons lumineux. Le moine lui fait toujours face, frêle comme une plume, solide comme le roc de la montagne. Mais, derrière, coulisse une porte de papier, et une silhouette féminine descend les marches du monastère. Il veut parler, mais ses lèvres gercées, asséchées, refusent tout mouvement. Ses membres tremblent sous son propre poids. Lui, qui ordonne aux démons, lui, que redoutent les archanges des deux camps, lui, l'auteur d'une impossible croisade contre les dieux, lui, poussé dans ses derniers retranchements par un vieillard obtus.
« Je savais ta venue, Gathor. »
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