II-1 : Barcad

Toutes les nuits, Zébub chantait la gloire de la lune.

Et, tous les matins, la milice arrêtait Zébub.

« Nous sommes les habitants de Somore, disaient ses voisins, la meilleure cité qui soit. Nos pyramides se dressent haut dans le ciel, nos étoffes sont raffinées ; tu dois te plier à nos lois.

J'élevais mes chèvres bien avant votre arrivée, répliquait Zébub. Vos bûcherons ont abattu les arbres pour construire vos tours, vos teintures ont empoisonné le marais, décimé mon troupeau. Que disent vos lois à ce sujet ?

La nature ne fait pas partie de la société ; nos lois ne s'appliquent pas à elle, mais à toi : toujours, tu marcheras dans l'œil solaire, toujours, tu appliqueras les principes divins.

Assez, je ne veux pas de nos lois. Vous ne faites qu'imposer des lubies : comment s'habiller, se comporter, prier, mais, toujours, vous oubliez le plus important.

Alors, tu seras chassé, comme l'animal que tu t'obstines à rester, Zébub. Car la loi ne tolère nulle contradiction. Le jour est le domaine des conscients et la nuit, des bêtes. »

Au trône de l'azur céleste, le Soleil perdit de son éclat. Et les Somoriens constatèrent avec horreur le disque, jusqu'ici parfait, amputé d'une portion. La lune, en pleine journée, dévorait la lumière. En quelques minutes, la nuit s'abattit sur le monde.

« Toujours, tu marcheras dans l'œil solaire. Que faites-vous donc debout, désormais qu'il ne vous regarde plus ? »

À la stupéfaction succéda l'agitation, puis la panique, le chaos. Des miliciens couraient dans les rues, arrêtaient des passants au hasard, s'invectivaient, les étals se renversaient, des feux s'allumaient, incapables de chasser l'obscurité.

« Qu'est-ce qui vous distingue des animaux, si vous ne pouvez respecter ces lois que vous vous êtes inventées ? »

Des filaments noirs descendirent du ciel. Un grand dragon noir recouvrit les Ténèbres, ses yeux plus ardents que le Soleil. Écrasés sous sa présence, les Somoriens retournaient à leur statut d'insecte. Et leur vaillante fourmilière, qu'ils prétendaient absolue, leurs lois, leur ordre, s'effondraient, emporté par le seul Verbe d'une poignée de mots.

« Je suis Ahriman, Créateur de toutes choses, de la nature, des animaux et des rivières. Vous, vous n'êtes venus que bien après, vous avez gravé des tablettes et prétendu qu'elles suppléaient au Monde, vous vous êtes arrogé tous les droits sur ce qui ne vous appartenait pas. »

Sur cet ultime avertissement, Ahriman rejoignit les étoiles, la lune reprit sa course et libéra le soleil. Mais la société toute entière, déjà, n'était plus, écrasée sous le poids de ses propres contradictions.

Le lendemain, Somore avait brûlé. Son peuple s'était dispersé aux quatre vents.

Zebub contempla les cendres, considéra la forêt, la plaine, et le marais dévasté. Puis il partit en quête de la Lune.

Grand Livre de l'Ombre, Les lois de Somore

Les plaines blanchies de Shawn s'effacèrent, aussitôt remplacées par une déferlante de néons colorés. Au soleil glacé succédait la toile sombre de la nuit, les vastes étendues se recroquevillèrent sur des devantures ébréchées.

« Je ne m'y ferai jamais, de changer de monde, comme ça, en avançant une patte. »

La remarque de Césape fit se retourner Galaniel, qui ne put que constater la continuité du décor dissonant. Le gigan, un capuchon gris abaissé sur la tête, dissimulait déjà son visage derrière un masque de bois. Alyne, en silence, ne l'avait pas attendu, et obéissait de même aux recommandations d'Alfonsi. Derrière l'anonyme albâtre, ses yeux de glace s'attardaient entre les rangées de brique démises. Les Zyssiens ignoraient toujours l'existence de peuples en dehors de leur système, aussi les deux Voyageurs devaient éviter d'attirer l'attention. Pourtant, alors que le peuple somnolait d'une insouciante ignorance, des centaines de mondes, des milliers de nations avançaient leurs pions, une guerre impitoyable rongeait le silence des étoiles, et, dans la vacuité des confins, avançait, inéluctable la flotte noire, à l'assaut de Zyx.

« En tout cas, euh, ça change », commenta Césape.

Il renifla l'air jusqu'à dénicher un distributeur de boissons encastré dans un mur. Un hologramme daté, agité de tressaillements électriques, accueillit son arrivée.

« Woah ! sursauta le gigan.

— Bonjour, cher... erreur système endommagé. Je suis... erreur système endommagé, à votre service.

— Hum, enchanté, monsieur système endommagé. »

Il agita une patte qui traversa l'apparition, puis contempla des successions de tags désordonnés tel le touriste d'un musée contemporain, et, enfin, releva la tête.

Alors que sa capuche manquait de retomber en arrière, ses yeux jaunes s'écarquillèrent. Galaniel ne put s'empêcher d'imaginer, derrière le masque de bois, la gueule entrouverte sur une rangée de crocs étonnés. Presque trois ans plus tôt, lui-même avait partagé pareille stupéfaction. Les lois de la physique tremblaient sous la démesure d'une myriade d'esprits fous. Les bâtiments égrenaient leurs étages jusqu'à effleurer l'infini, d'improbables entrelacs de ponts, de plateformes se jetaient en travers du vide, jusqu'à dévorer le ciel.

« C'est... grand, commenta le gigan.

— Barcad, la capitale de Zyx, grogna Alfonsi. Plus de deux milliards de personnes vivent ici, normal que ce soit grand.

— Je m'attendais quand même un peu à mieux », critiqua Alyne.

L'elfine, bras croisé dans son manteau blanc, fixait l'agitation colorée d'une devanture douteuse. Des basses s'exfiltraient des murs, bien trop pauvres et régulières pour mériter le titre de musique.

Comme piqué dans son amour-propre de Zyssien, Alfonsi ponctua sa réponse d'une grimace involontaire.

« La Faille nous a envoyés dans les bas-fonds. Ce n'est clairement pas ici que vous ferez du tourisme, à moins que vous ne soyez adeptes de passions plutôt discutables. Suivez-moi. »

Il engagea la marche d'un pas rapide, les traits refermés sur un mutisme contrarié. La seule émotion que semblait, de toute façon, tolérer son visage, et qui compliquait, généralement, l'interprétation de ses pensées.

« Seyer vous a placés sous ma responsabilité pour la semaine à venir, rappela-t-il. Mon rôle, c'est que vous soyez encore en vie lorsqu'il reviendra. Donc, je le répète encore une fois, interdiction d'intervenir sur quoi que ce soit, à moins d'une directive explicite de ma part.

— On sait, on sait », grommela Césape.

Alfonsi fit mine de ne rien avoir entendu.

« Galaniel, poursuivit-il, tu passeras à l'antenne planétaire d'ici deux semaines, à la Tour Centrale, afin de convaincre la planète au réarmement. Utilise ce temps pour préparer un discours et quelques notes ; nous referons un point avec Seyer, dès que les cas de 73B et Zagnar auront été réglés. »

Le jeune homme resta silencieux. Zagnar menaçait de réapparaître sur Shawn et 73B, à Barcad, suite à l'intronisation des nouveaux Itinérants. Mais, comme le jeune Shawnien l'avait promis, il devrait se concentrer sur le problème à plus grande échelle : la flotte d'invasion, qui menacerait la Fédération d'ici quelques années.

« Le gouvernement continue de vouloir conserver secrète l'existence d'extrazyxestres en dehors de ce système, précisa Alfonsi. Encore plus concernant la guerre galactique et les dieux ennemis. Donc, pas de mention aux Itinérants ou aux Voyageurs, on reste vague, en conservant Oriale comme prétexte. La guerre de succession n'est toujours pas terminée et, jusqu'ici, seul Zagnar apparaît comme véritablement inoffensif pour Zyx. »

Mais pas pour Shawn.

« Au besoin, vu qu'Octale semble reprendre l'ascendant, nous essaierons de négocier avec elle pour rendre sa menace un peu plus crédible. Nous en rediscuterons plus tard, lorsque Seyer sera revenu. »

Il interrompit son exposition pour remettre à chacun des appareils elliptiques gris, plus petits que la main.

« Ce sont vos holophones, ne vous en séparez sous aucun prétexte. Nous sommes toujours reliés par nos Pierres d'Origine, mais ils vous permettront d'échanger avec d'autres que moi, au besoin. Vous avez par exemple, entre autres, une ligne directe avec le Président ou Karl.

— Karl, c'est le... comment tu dis, déjà, la machine géante au cœur de la Tour Centrale ? » essaya de se rappeler Césape.

Galaniel confirma d'un geste alors que poursuivait Alfonsi.

« Bien évidemment, évitez de les déranger pour rien. Aussi, mes directives restent prioritaires. Si le Président vous demande de traquer 73B, par exemple, vous refusez. S'il vous demande la recette du gratin dauphinois, vous faites ce que vous voulez. »

Un écran holographique s'afficha sous les yeux ébahis de Césape, occupé à tester des boutons au hasard.

« Galaniel, tu leur détailleras le fonctionnement de ces appareils ; plus globalement, tu connais la cité, tu les aideras à s'acclimater. Je serai occupé par ailleurs. »

Le Shawnien opina de la tête.

« Vous disposez d'un accès au Réseau. Pour plus de sécurité, aussi, vous êtes assignés à une zone sécurisée, dans les étages supérieurs. J'ai activé le traçage par position ; si vous en sortez, l'appareil vous préviendra, et moi aussi. Si, pour une raison ou une autre, vous avez besoin d'aller au-delà, vous devrez me demander l'autorisation. Des questions ?

— J'en ai une, intervint Césape, est-ce que notre zone possède un... parc d'attractions ? C'est uniquement dans le but de s'imprégner au mieux de la culture zyssienne de sorte à pouvoir mener au mieux nos missions.

— Vous n'êtes pas venus ici pour vous amuser, vous demanderez à Seyer à son retour. Et éteins-moi ces publicités !

— Oh, dommage, on est censés faire quoi, alors ?

— Vous aurez accès à des simulateurs de combat, par exemple, j'ai cru comprendre que Galaniel était un habitué. Votre quartier dispose aussi de restaurants et de cinémas, mais ne perdez pas non plus votre temps à traîner partout sous prétexte que Seyer n'est pas là pour vous surveiller. Autre chose : si vous avez besoin de payer, vos holophones sont aussi connectés au compte bancaire d'un budget spécial du gouvernement, utilisez-le pour vos dépenses courantes. Comme toujours, restez dans la limite du raisonnable si vous ne voulez pas qu'un comptable assermenté vienne vérifier ce que vous faites.

— C'est quand même compliqué, tout ça », se plaignit Césape.


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