I-3 : Les serviteurs de la nuit
« Bon, et, sinon, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? »
Ishtar gratifia la papienne d'un nouveau regard décontenancé. Véra avait visiblement le don de briser la moindre envolée lyrique.
« Je veux dire, c'est bien, on a mangé, on a papoté, on sait au moins qui on est, mais c'est visiblement le beau milieu de la nuit. Leur Cérémonie est vers l'aube, non ? Pour moi, c'est trop tard pour dormir : si je n'ai que trois heures, je serais encore plus épuisée qu'avec une nuit blanche.
— Nous aurons tout le temps de dormir durant le jour suivant, informa Djelm.
— Jour, nuit, moi, je m'en fiche, du moment que j'ai toutes mes heures d'un coup. Du coup, vous voulez faire quoi, visiter le village ? »
Comme aucun de ses compagnons ne répondait, elle agita ses bras vert clair.
« En avant ! Qui m'aime me suive ! »
Ishtar tourna la tête vers Djelm, qui se contenta de réajuster son casque noir.
« Surtout, masquez bien votre enthousiasme, hein, les jeunes ! » insista Véra.
Sans attendre de silence supplémentaire, elle tourna les talons pour sortir de la hutte. Djelm haussa les épaules, grommela une poignée de mots indiscernables, puis se décida finalement à l'imiter. Ishtar, qui n'avait pas la moindre envie de rester seule à les attendre, suivit le mouvement.
La fraîcheur nocturne l'accueillit dans un frisson. La brise mordit son bras dénudé, s'engouffra dans les déchirures de sa combinaison. Véra, malgré son équipement léger, semblait pourtant ne pas tenir rigueur de la température nocturne. La papienne sautillait comme une puce, malgré la relative monotonie du décor.
« Alors, là, nous avons des huttes, ici des huttes, encore des huttes, et... oh ! Incroyable, une hutte. »
Djelm, bras croisés, la suivait à distance d'un pas résigné.
« Et là, des gens, coucou, les gens ! Vous vous appelez comment, déjà ?
— Ce sont des salvens, les proches serviteurs de Baal, l'informa Djelm. De ce que j'ai cru comprendre, ils ne sont pas vraiment portés sur la conversation.
— Mouais, après une bonne bouteille, n'importe qui devient porté sur la conversation. Tu n'imagines pas le nombre de secrets que j'ai appris comme ça et que je n'étais pas censée savoir.
— Si je voulais faire cracher des secrets à quelqu'un, j'aurais bien d'autres méthodes. »
Véra leva les yeux au ciel. Le scintillement rouge cruel, à travers la visière du casque, ne laissait place qu'à une seule interprétation.
« Vous avez vraiment l'air de joyeux déconneurs, tous les deux. À part vous baigner dans le sang de vos ennemis, il n'y a rien qui vous intéresse, dans la vie ? »
Elle se rapprocha de lui, jusqu'à presque toucher l'armure. D'instinct, Djelm recula d'un pas.
Ce qui m'intéresse.
Ishtar se souvenait à peine de sa mère, mais elle avait hérité d'elle un don sacré, unique. Étendre sa conscience à travers l'Univers, manipuler ses composants de l'intérieur pour imprimer au réel sa volonté, tel le metteur en scène d'un théâtre qui, par un ingénieux système de câbles et de poulies, donne vie aux décors de son imagination.
Un don, une part de son être, qui lui avait été arrachée.
« Par exemple, susurra Véra, imagine que tu sois secrètement amoureux d'Ishtar et que tu voudrais savoir ce qu'elle pense de toi. Bien sûr, comme nous sommes des amies proches, tu te doutes que je le sais, sauf qu'elle m'a peut-être dit de ne rien dire. Et là, bingo ! Tu te rappelles mes conseils avisés et l'incroyable pouvoir qu'a l'alcool pour délier les langues.
— Laissez-moi en dehors de vos histoires », protesta Ishtar.
Véra s'écarta en riant.
« Je plaisante ; de toute façon, je ne révèle jamais mes secrets. Vous pouvez me confier vos histoires d'amour sans crainte. »
La jeune femme préféra ignorer les élucubrations de la papienne. Un léger picotement descendait le long de ses doigts. Comme si...
« Oh, tiens, c'est marrant, cette esplanade, remarqua Véra. On pourrait presque l'utiliser comme terrain d'entraînement. Qui veut se battre avec moi ? Vous êtes jeunes, j'essaierai d'y aller mollo avec vous. »
Des étincelles colonisèrent ses phalanges ; Ishtar écarquilla les yeux, avant de comprendre. La Pierre... sa Pierre lui rendait son don arraché. L'éther débordant se connectait à ses pensées, obéissait à ses injonctions. Son cœur s'accéléra.
« Pas envie, toussota Djelm.
— Allez, quoi, on se fout sur la gueule un bon coup, puis on échange deux bières et on est potes. C'est comme ça que ça marche. »
Djelm ne répondit pas, la papienne soupira ;
« La vie est bien trop courte et impitoyable pour ne pas en profiter. Il faut vraiment que tu te trouves un hobby, une copine, quelque chose.
— Je n'ai pas de leçon à recevoir de quelqu'un qui se bat pour de l'argent. Tu n'as aucun idéal.
— Mon idéal, c'est la thune. Avec, tu peux tout, sans, tu peux même pas vivre. J'en ai connu, des gens, qui méprisaient l'argent, ils ont tous fini par mourir de faim. »
Les étincelles se regroupèrent, s'intensifièrent, pour donner naissance à une flamme gigantesque.
Enfin !
Cette sensation dérobée lui revenait, bien qu'un peu différente, tel l'amputé qui redécouvre la marche avec une prothèse en bois.
La langue ardente s'éleva comme pour dévorer la noirceur céleste, puis se scinda en sphères rougeoyantes. Par la grâce du Dieu Noir, elle retrouvait enfin son pouvoir ! Elle étendit les bras, emportée par un élan d'extase, remarqua à peine ses deux compagnons, soudainement silencieux, de même qu'une poignée de salvens, occupés à l'observer. L'argent de leurs armures scintillait sous les soubresauts rougeoyants. Mais elle pouvait encore concentrer davantage, écraser les champs mésiens – comme les appelaient les Zyssiens – sous le poids de sa propre volonté.
Nourries par l'éther divin, les sphères se comprimèrent ; leur couleur, d'abord écarlate, vira au jaune, mais Ishtar désirait encore davantage. Une teinte bleue, qu'elle n'avait encore jamais créée.
« Ishtar ! »
Telle un savon glissant, une sphère s'échappa hors de sa main invisible. Bien entendu, les deux autres l'imitèrent aussitôt, avec toute la vigueur et l'imprévisibilité de leur rébellion adolescente.
Ishtar réagit aussitôt, presque par réflexe, avant que la pluie ardente ne se mélange à la paille grise des huttes. Elle étendit les bras des deux côtés, une onde de choc accompagna son mouvement ; sa volonté s'étendit de nouveau à travers l'espace, intercepta les orbes menaçants, puis les projeta en hauteur.
Une triple explosion para la nuit d'un feu d'artifice coloré.
« Wow ! » s'émerveilla Véra.
Les salvens, moins expansifs, se joignirent cependant en applaudissements mesurés. Ishtar, essoufflée, le visage en sueur, subissait le contrecoup d'une intense fatigue.
« Tu es déjà familière avec l'éther, constata Djelm.
— Je l'ai été. Avant qu'on ne me vole la source de mes pouvoirs. »
Elle désigna les cicatrices de son crâne.
« Alfonsi ? » demanda l'armure.
Elle hocha la tête, Djelm toussa.
« J'ai cru comprendre, poursuivit-il, que nos Pierres restent un peu instables tant que Baal n'a pas officiellement fait de nous Ses anges. »
Il ricana.
« Pour ma part, je suis né sans pouvoirs, un cas rare parmi les strygoïs, et pas forcément enviable. Mes parents, déjà, étaient de piètres sorciers, ce qui leur a valu de gérer un monde reculé. Pour moi, ces Pierres sont une bénédiction. »
Une bénédiction.
Ishtar hocha la tête. Le terme ne pouvait être mieux choisi : ce que les hommes lui avaient pris, Dieu le lui rendait.
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