I-2 : Les serviteurs de la nuit

Les fragments d'une peau très pâle, striée de bleu, disparaissaient sous les amoncellements sombres de cloques boursouflées. D'anciennes cicatrices découpaient la surface irrégulière en traits aussi nombreux qu'aléatoires, et remontaient jusqu'à un crâne dégarni, à peine colonisé par quelques touffes de cheveux éparses. Sur le front trônait, décentré vers la gauche, un grand soleil pourpre, imprimé à même la chair.

« Satisfaite ? »

Il redressa des lèvres partiellement arrachées, desquelles émergeaient des canines proéminentes. Ses yeux brillaient d'un rouge intense, comme une lueur de défi.

« Je... »

Véra, un instant décontenancée, sembla chercher ses mots l'espace de quelque secondes, avant de retrouver presque aussitôt son assurance initiale.

« Je me serais presque attendue à pire. En fait, j'ai même déjà vu pire ; c'est le moment où je suis censée partager ma déception ? »

Djelm avisa un fruit rouge qu'il approcha de ses canines. Les crocs blancs se plantèrent dans la chair pour aspirer le jus de l'intérieur. Pour autant, les pupilles rouges restèrent fixées sur la papienne avec une insistance inquisitrice.

« J'ai même eu un amant, une fois, poursuivit-elle, qui s'était bouffer un bras et une partie du visage par une meute de saragouins. Et ça ne l'empêchait pas de, euh... »

Elle s'interrompit dans son élan, comme arrêtée par le bord soudain d'un précipice impromptu, avant de reprendre ses révélations.

« De... faire des bonnes blagues. Oui, voilà. Et, en plus, il savait bien cuisiner, c'est important. »

Le rictus de Djelm aurait presque pu s'apparenter à un rire étouffé, si les traits de son visage déformé ne personnifiaient tous les cauchemars de l'existence.

« J'aurais dû m'en douter, articula-t-il. Les anges noirs se devaient d'être aussi... particuliers.

— Euh, je suppose que je vais prendre ça comme un compliment, avança Véra.

— Fais comme tu veux. »

Ses yeux rouges se tournèrent vers Ishtar, restée silencieuse dans le recoin de la hutte. La jeune femme, suspendue à sa contemplation de la scène, ne remarqua que tardivement ses propres pensées. Ses doigts s'agrippaient au bandage de sa propre tête, ses yeux, ses oreilles revivaient la même scène. Les pointes métalliques effilées, le sifflement strident. La douleur.

« Voyageurs ? » demanda-t-elle.

Les bandelettes tombèrent au sol pour révéler son propre crâne. La blessure avait bénéficié, à l'instar de son bras, d'une guérison miraculeuse lors de l'arrivée à l'Antichambre. Sous un duvet naissant, sa main n'identifia que le renflement de cicatrices, ultimes témoins des méfaits d'Alfonsi.

« Pas seulement des anges blancs, grogna Djelm, mais des elfines, leurs pires représentants. »

Il toussa, éclaircit une gorge enrouée.

« Parmi les anges blancs, ce sont les plus fanatiques ; elles sont les premières à imposer les préceptes de leur idole sanglante. Elles... »

Ses poings se refermèrent sur un crissement métallique.

« Elles méritent la mort, tout autant qu'elles sont. »

Ishtar soutint l'éclat sanglant sans sourciller. Les apôtres du Diable Blanc méritaient la mort, elle en était déjà convaincue. Djelm offrit un nouveau rictus.

« Tu as le même regard que mes compagnons d'infortune. Je ne doute pas que ton sort se soit lui aussi avéré peu enviable.

— Les Voyageurs ont tué ma mère, et fait de moi leur cobaye d'expériences depuis ma naissance. »

Des cendres de son âme se relevait une nouvelle flamme, furieuse, bouillonnante.

« Ma mère était une Itinérante. J'ai décidé de suivre ses pas, d'achever sa tâche. Ces démons agissent comme bon leur semble depuis si longtemps, je ne rêve que de mettre fin, une fois pour toutes, à leurs exactions. »

Djelm s'assit sur un tabouret. Ses mains gantées de noir encerclèrent un genou relevé.

« La peste blanche ravage le Monde depuis des temps immémoriaux. Pour autant, je poursuis le même rêve. Renverser leur ordre maudit, renverser l'usurpateur qui s'affuble du nom de dieu. »

Le cœur d'Ishtar s'accéléra. Elle serait toujours reconnaissante vis-à-vis de Rneigl, de Mark, pour leur aide, mais, ici, elle se sentait véritablement à sa place, entourée de semblables qui s'abreuvaient aux mêmes idéaux.

« Ouais, euh, si vous voulez. Perso, je ferais peut-être bien de prévenir que je travaille plutôt pour de l'argent. J'espère que Mammon est généreux, parce que mes tarifs sont généralement plutôt élevés. »

Si les rictus de Djelm restaient, jusqu'ici, en partie libre d'interprétation, ses traits déformés, figés dans un mélange de fureur et d'incrédulité, ne laissèrent aucune place à l'imagination. Ses yeux se rétrécirent sur des lames aussi dures qu'acérées, une insoutenable promesse de mort.

« Je veux dire, se justifia Véra, il faut bien se nourrir et aider sa famille. Et puis, ça ne doit pas représenter grand-chose pour un dieu, non ? Si on doit risquer nos vies pour lui, il peut bien nous donner un petit coup de pouce en retour. »

Djelm se redressa dans un soupir contrarié.

« Je me fiche bien de telles considérations matérielles, quand le salut du Monde est en jeu.

— Et c'est tout à ton honneur. »

Elle intercepta le regard d'Ishtar.

« À votre honneur, corrigea-t-elle. Mais, hum, aussi louables qu'étaient vos intentions, ça me mettait un peu mal à l'aise si vous me supposiez avoir exactement les mêmes motivations, alors que je découvre un peu ce conflit.

— Si ta planète a été épargnée par la Lumière, rétorqua Djelm, c'est grâce au sacrifice des anges noirs.

— Et je leur en suis fort reconnaissante, même si je ne les connaissais pas encore hier. »

Elle hocha la tête, comme pour renforcer son approbation.

« Je veux dire, on ne se refait pas. J'ai vécu ma vie de chasses et de primes pendant quinze ans. Si vous m'offrez un contrat bien juteux, croyez-moi, je le mènerai à terme.

— Alfonsi. »

Presque par réflexe, Ishtar avait laissé le grognement lui échapper. Alors que les yeux globuleux s'écartaient encore davantage sur leur teinte azurée, la jeune femme porta une main à la tête.

« Alfonsi Mactivial, reprit-elle. Même si je rêve de lui passer l'épée en travers du corps, je me fiche bien de qui s'en chargera, du moment qu'il tombe enfin. »

Elle remarqua l'interrogation dans les yeux de Djelm, avant qu'il ne pose sa question.

« Un ange blanc ? »

Elle hocha la tête.

« Mon... bourreau. »

Elle se redressa, comme pour défier l'azur interrogatif de la papienne.

« De toute façon, je n'ai rien à offrir en échange. Tu es au mauvais endroit pour ce genre de contrat.

— Hé, on ne sait jamais ; personne n'est à l'abri d'une fortune subite, argumenta Véra.

— Tu es sans doute même au mauvais endroit tout court », grogna Djelm.

La papienne ne répondit pas ; l'être se tourna vers Ishtar, une lueur renouvelée dans le regard.

« Pour ma part, mes lances t'épauleront. À partir de maintenant, nous sommes compagnons, nous aussi, et nous possédons les même ennemis. Tant que vivront ces anges blancs, tant que perdurera cette guerre, je ne cesserai jamais de me battre. »

Ishtar ne put retenir un faible sourire. Aucune hésitation n'accompagnait sa décision, leur décision. Ces démons n'étaient pas immortels, et, lorsque chacun des mondes sous leur joug aurait été libéré, le Diable Blanc, lui-même, accompagnerait leur chute.


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